XIX - Une lutte constante


— Tristan ! Fais-moi sortir d'ici ! Souviens-toi, nous avons été amis, même si cela n'a duré que quelques jours !

Je fais les cents pas, caressant de ma main mon menton. Andreï ne cesse de me crier dessus, de me demander de le laisser sortir de ces cachots. Jamésy reste en retrait, à l'entrée, quelques mètres plus loin. Il est silencieux et lustre son sabre. J'ignore le petit prince et ses supplications puériles. Il me connaît, il sait comment je suis et il sait que je ne céderai pas à la moindre demande.

— Tu n'es qu'un bon à rien ! Un monstre, incapable de penser avec son coeur ! Tu ne sais que penser à faire du mal, à tuer ! Tu n'es qu'un égoïste, un monstre ! UN MONSTRE !

Je m'arrête et me tourne vers lui. Ses mains entourent les barreaux rouillés, je penche la tête sur le côté.

— Et toi, petit prince, tu deviens complètement fou.

— Tu ne sais pas ce que c'est ! Tu ne sais pas ce que j'ai là-dedans... grogne-t-il en tapant son index contre sa tempe. J'ai vu tout ce que Lucius a fait et...

Il s'arrête de parler et serre les barreaux, les mâchoires également. Il baisse la tête, ferme les yeux. Puis lorsqu'il les rouvre, il lâche doucement les barreaux, relève son regard vers moi. Un regard noir, vide, le néant. Un sourire sournois se dessine sur ses lèvres gercées et il reste ainsi, les bras ballants, face à la porte de sa cellule.

— Tristan... marmonne-t-il d'une voix  plus grave et sereine, comme tu as grandi.

Je décroise les bras et relève le menton. J'ai l'impression d'entendre sa voix, d'être projeté de nouveau dix huit ans en arrière, quand je le rencontrais pour la première fois, lui, cet homme grand, fin et majestueux... Je comprends alors que si nous prononçons son prénom, il reprend possession du corps du petit prince.

— Ce roi amateur est fatiguant, beaucoup trop faible... je sens déjà que son corps est en train de lâcher.

— Je ne peux pas croire que vous puissiez posséder un être vivant.

— La magie des Ténèbres, Tristan, c'est fascinant et sa puissance va bien au delà de nos limites. Il suffit d'être inventif.

Il penche la tête et me regarde de la tête aux pieds.

— Le manteau te va mieux qu'à ce roi de pacotille, je dois l'avouer.

— Laissez Andreï hors de cette histoire ! Intervient Jamésy en brandissant son sabre.

D'un coup net, il pourrait trancher la gorge d'Andreï, le sabre étant assez fin pour passer à travers les barreaux.

— Et bien qu'attends-tu dans ce cas ? Poignarde ton ami, s'amuse Lucius.

Remarquant que Jamésy ne cille pas, il semble détecter une faille. Moi aussi, je la détecte. Ce jeune homme ne contrôle pas ses émotions et on dirait bien que quelque chose le lie au petit prince.

— Tu ne le feras pas, reprend Lucius. Tu ne peux pas, tu tiens trop à lui, je me trompe ?

— Taisez-vous ! Ordonne Jamésy le sabre toujours menaçant.

— J'ai accès à tous ses souvenirs, dès son plus jeune âge. Je pourrais, si je le voulais, tout lui supprimer. Et votre roi ne serait plus qu'un légume, incapable de se souvenir de qui il est. Tu ne serais alors... qu'un inconnu pour lui.

— Sortez de son corps, démon !

— Les démons n'existent pas, voyons, s'amuse Lucius. La magie est un cadeau. Mais les personnes comme toi en ont peur. Et celles comme Tristan, sont trop idiotes pour se rendre compte de leur potentiel. Quoi que l'on fasse, il n'y a que moi qui saurait remettre de l'ordre dans ce monde pathétique.

Il entoure les barreaux de ses mains et se rapproche. La lame touche alors son cou, tranchant très légèrement sa peau. Jamésy garde les yeux grands ouverts, les lèvres pincées. Il ne luttera pas bien longtemps. Je le sens trop faible pour tenir tête à Lucius.

— Tu pourrais m'aider, poursuit-il. Tu pourrais nous aider. Je laisse les souvenirs intactes de ton ami, tu m'aides à quitter ce taudis et à terminer ma quête et en échange, je te laisse la liberté de passer chaque soir en compagnie du roi.

— Ne l'écoute pas, grogné-je. C'est un manipulateur.

— Tristan est faible et lâche, commente Lucius. Toi... Jamésy, tu es bien plus fort que cela, sans compter que... tu es un atout précieux avec ton fabuleux sabre. Crois-moi, lorsque j'aurais regagné mon corps, tu seras épargné et aura une place spéciale dans mes protégés, le roi y aura droit aussi.

— Partons et laissons le croupir ici, interviens-je.

Je m'avance cependant le sabre est dorénavant braqué sur moi. Je m'arrête et relève le menton. Je croise le regard de Lucius qui arbore un malicieux sourire puis celui de Jamésy face à moi, son sabre chatouillant le dessous de mon menton.

— Allons, soufflé-je, tu ne peux faire confiance à un démon.

Je le vois, les mâchoires serrées. Il transpire, il supporte un dilemme qui le tiraille. Je connais cela, je l'ai vécu entre mon envie de rester allié à Chloé et celle de libérer Lucius.

— Les démons... n'existent pas, déclare-t-il.

Il lève finalement son sabre et l'abat sur moi, je recule d'un bond, la lame a le temps de déchirer ma chemise et lécher ma peau pour la découper. Je pousse un grognement tandis qu'il me donne un coup de pied dans le ventre, l'endroit exact qu'il vient d'inciser. Je tombe en arrière et me cogne contre le mur. Je suis à terre, lorsque je souhaite me redresser, son sabre me menace à nouveau, alors je m'immobilise.

— Prends les clefs, ordonne Lucius.

Tout en me menaçant, Jamésy se baisse et saisit les clefs que j'avais accrochées à ma ceinture. Il ne me lâche pas du regard et moi non plus. Je garde mes lèvres retroussées, je sens la chaleur de mon sang couler sur mon bas ventre et imbiber mes vêtements.

— Tu fais une grave erreur, grommelé-je.

— Je ne peux pas laisser Andreï enfermé ici, je ne peux pas le laisser entre les mains d'une... d'une... d'une femme comme elle. Elle est bien trop dangereuse.

— Le démon qui le possède est bien pire !

— C'est extrêmement vexant, Tristan, couine Lucius.

Je serre les mâchoires, je respire fort, le manteau me permet de contrôler ma colère et je ne veux pas détruire cet endroit, alors je dois contenir ma métamorphose, tout ce feu qui coule dans mes veines.

— Regarde-moi bien, vociféré-je à Jamésy.

Il me fixe alors, sa lame continuant de me chatouiller. Son sabre est terriblement tranchant et je sais qu'il s'en sert à la perfection. Je n'ai pas envie de m'y frotter mais ce qu'il fait est une trahison. Je crains que Chloé ne perde tout contrôle si une nouvelle personne la trahie, surtout après la mort de Theodoro, pour une personne qui n'en valait finalement pas la peine.

— La prochaine fois que je te verrai... je te tuerai, de mes mains, poursuis-je les dents serrées. Tu me supplieras de t'épargner mais je te ferai souffrir jusqu'à ce que ton cœur s'arrête de battre tant tu auras mal...

— Libère-moi et tu pourras parler à ton roi lorsque nous serons en lieux sûrs ! s'impatiente Lucius.

Jamésy range son sabre et ouvre la cellule du roi corrompu. Lucius sort fièrement de sa cellule, remuant les épaules frêles du petit prince. Il sourit de toutes ses dents, fait craquer sa nuque puis s'avance vers moi pendant que je me redresse contre le mur. Je lève la tête vers lui, j'ai seulement le temps de voir sa chaussure se rapprocher vivement de mon visage. Sa semelle frappe mon menton, je me mords la langue et m'affale sur le côté. Je crache sur le sol, du sang, je crois bien que l'une de mes dents s'est cassée. Je toussote, le goût âpre sur ma langue me donnant la nausée.

Il appuie ensuite sa semelle froide et sale sur ma joue, écrasant mon visage sur le sol. Je grimace et pousse un râle, il appuie si fort que je commence à sentir son poids, ma tête est compressée, la douleur me bloque la mâchoire.

— Jamésy, fais moi le plaisir de récupérer mon manteau.

Jamésy me dévêtit du manteau à la hâte, me tordant les bras pour me l'enlever, évidemment, il ne manque pas de me prendre la dague au passage. Je grogne à chaque mouvement douloureux, pendant que Lucius continue d'appuyer sa chaussure sur ma joue. Lorsqu'il se penche en avant, son poids est encore plus lourd, je ferme les yeux aussi fort que je le peux, j'ai l'impression d'étouffer, qu'à tout moment, mon crâne va exploser.

— Permets-moi de récupérer une partie de mon pouvoir, Tristan. Je suis déçu que notre histoire se termine de la sorte. Mais j'aimerais te laisser un souvenir, afin que tu ne fasses pas les mauvais choix à l'avenir.

La pression sur ma joue s'amoindrit finalement, je peux alors recommencer à respirer.

— Souviens-toi que je te laisse la vie sauve aujourd'hui, cela te permettra peut-être de te souvenir d'où tu viens. Contrairement à ton amie, je ne tue pas ceux qui me trahissent une fois. J'aime laisser des secondes chances.

Il retire finalement sa chaussure, puis je l'entends quitter les lieux avec Jamésy. Je reste un instant sur le sol, je bave tant il m'a écrasé le visage. Je finis par me relever en m'aidant du mur. Je fais craquer ma mâchoire et je titube jusqu'aux escaliers afin de remonter à la surface et prévenir Chloé.

Jamésy avait le collier, et moi la dague et le manteau. Lucius vient de récupérer trois Objets Obscurs. Il ne lui en manque plus qu'un et il pourra retrouver sa liberté.

Je pousse la porte d'entrée de la demeure des Aguilar, je pousse une servante qui souhaite vérifier si tout va bien. Je monte les escaliers, en laissant traîner ma main sur le mur, marquant la tapisserie de mon sang. Je déambule dans le couloir puis je pousse la porte de la chambre de Chloé.

Elle était en train de brosser ses longs cheveux noirs avant que je n'entre. Elle a laissé tomber son manteau pour nous laisser entrevoir sa jolie silhouette dans ce corset qui recouvre sa chemise blanche. Elle se retourne brusquement, la brosse à la main puis fronce les sourcils. Ses yeux sont rouges, on dirait bien qu'elle a pleuré durant de longues minutes.

Elle lâche sa brosse et s'avance vers moi en voyant le sang que je perds.

— Par les Septs Nations, que t'es-t-il arrivé ?

Je pose ma main sur son épaule, elle me soutient pour que je reste debout. Je croise son beau regard bleu. Son visage me paraît angélique le temps d'un instant. Bien plus que lorsqu'elle a tué ces hommes en forêt.

— Lucius s'est échappé.

Son visage se décompose.

— Et il a les trois Objets Obscurs...

Nous ne devons plus tarder, nous devons retrouver cette broche, ce dernier Objet Obscur pour avoir un moyen de freiner l'ascension de l'Invocateur de l'Ombre.

— Chloé, si nous ne retrouvons pas le dernier Objet...

— Lucius sera libre, déclare-t-elle.

Et Lucius dans son enveloppe corporelle, libre, nous plongera tous dans les Ténèbres.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top