XI - Arkacia et ses mille et une lumières

— Terre en vue !

Je suis réveillée par ces cris de marin. Je me trouve dans la soute, sur un sac de farine Je cligne plusieurs fois des paupières puis je me lève, je secoue Theodoro qui émerge doucement et nous remontons sur le pont. C'est incroyable, il fait nuit et la Nation qui s'offre à nous au loin est illuminée de toute part. Je n'ai encore jamais vu de telles lumières, il y en a des rouges, des bleus, des jaunes, des blanches... la Nation toute entière illumine autour d'elle et se reflète sur l'eau. 

Le voyage fut long, environ deux semaines. Nous avons partagé les portions de nourriture avec les gentils marins à bord, ce sont les seuls qui font passer des clandestins de Nation en Nation, normalement nous devons prendre les navettes comme celle que j'avais pris pour quitter Corvil vers Panterm à mes dix huit printemps. Evidemment, nous les avons grassement payé avec les pièces d'or que nous avons récupéré dans les ruines de la demeure du Gouverneur Hector. 

— C'est fabuleux, souffle Theodoro, je n'ai jamais eu l'occasion de quitter Panterm et je dois dire que... ces autres Nations ont beaucoup de choses à offrir. 

— C'est Arkacia, déclare Tristan nous rejoignant tout juste. C'est une Nation très pérenne, à vrai dire, probablement l'une des plus riches également. Ils marchandent directement avec Panterm et ici se trouve la plupart des richesses du roi. 

Je hausse les sourcils et continue d'admirer la magnifique Nation qui se rapproche à chaque minute qui passe. 

— Ici, les gens sont bourgeois, hautains, il y a des cabarets, des maisons closes à foison... et pas des bordels comme on peut trouver à Panterm, reprend Tristan.

— Il y a une formidable maison close au coeur de Panterm qui... 

Nous jetons tous les deux un regard à Theodoro qui rougit et détourne le regard. 

— Qu'importe, cette Nation nous émerveillera forcément ! reprend-il en toussotant. 

C'est certain, Corvil reste ma Nation cependant, c'est une petite Nation et malheureusement, avec nos récoltes qui se meurent, nous avons perdu beaucoup d'argent, donc moins de possibilités d'entretenir la beauté de nos lieux, néanmoins nos montagnes sont fabuleuses et la mer n'est pas loin derrière celles-ci. 

Lorsque nous amarrons, nous récupérons nos baluchons et nous avançons dans le port bondé de monde. Il est tard mais on dirait qu'ici, personne ne dort. Il y a de la musique au loin, des chants, des rires, des vendeurs en tout genre et notamment beaucoup de bijoux. Les lumières sont magnifiques et probablement sont-elles alimentées par des Enchanteurs. Je ne peux m'empêcher de regarder partout autour de moi et même en l'air pour voir toutes ces lanternes entremêlées. 

J'ai toujours rêvé de voyager, certes différemment, mais j'en ai tout de même l'occasion et quelque part, mon coeur se remplit de joie. J'aimerais pouvoir me dire que je viens ici pour découvrir et partager, alors qu'en réalité, j'ai une quête à suivre et un monde à protéger de mes propres erreurs. 

— Nous devons trouver un endroit où passer la nuit et ensuite, il nous faudra absolument découvrir si un Objet Obscur a été caché ici, déclare Theodoro en se faufilant dans la foule. 

— Papy, ici tout est très cher, comment veux-tu que nous trouvions un toit sous lequel nous abriter ? grogne Tristan. 

— Si nous restons dehors, nous paraîtrons suspects et si un Objet se cache ici, ils sauront que nous sommes là pour cela. Regardez autour de vous, il n'y a pas un seul sans abri en ces lieux. 

— Certes... grommelle Tristan.

Nous marchons dans les rues éclairées et animées, Tristan s'arrête et regarde autour de lui, notamment un bâtiment sur lequel est inscrit "L'Antre des Délices". Nous nous arrêtons également et nous tournons vers lui. On dirait qu'il a beaucoup voyagé dans sa vie, il semble connaître Arkacia et ses moindres recoins. 

— Finalement... peut-être pouvons-nous trouver le moyen de nous faire un petit peu d'argent. 

Je fronce les sourcils et Theodoro croise les bras. 

— Et comment jeune homme ? s'enquit l'Enchanteur.

— En jouant aux jeux d'argent, Papy, rétorque-t-il. 

Il montre ensuite du doigt  l'Antre des Délices. 

— Vous voyez cette maison ? 

Nous hochons la tête. 

— Dedans, c'est le paradis : l'alcool, la nourriture, les belles femmes, la luxure et... les jeux d'argent, c'est le meilleur d'Arkacia, avec un peu de chance, nos adversaires seront ivres morts et nous pourrons gagner. 

— Je ne sais pas jouer aux jeux d'argent... balbutié-je. 

— Moi non plus, poursuit Theodoro. 

— Vous apprendrez.

Il ouvre la porte du domaine, alors nous y entrons sans grande joie. A l'intérieur, le lieu est éclairé par des lustres scintillants, c'est spacieux, il y a plusieurs tables rondes, des musiciens se représentent sur une scènette, des gens qui jouent à des jeux, d'autres qui boivent et mangent et d'autres encore, qui reluquent les jeunes serveuses et autres femmes dénudées qui se baladent entre les clients. 

— Voilà une superbe nuit qui s'annonce ! s'esclaffe Tristan. 

— Pourquoi ? Pour l'argent ou pour les filles ? grogné-je. 

Il me jette un regard en coin et se penche vers moi pour parler près de mon oreille tout en passant son bras sur mes épaules. 

— Ne sois pas trop jalouse, la sorcière, notre histoire fut brève, passons à autre chose. 

Je repousse son bras et le fusille du regard. Fort heureusement, cette altercation n'ira pas plus loin puisqu'une très jolie femme vient à notre rencontre. Elle est blonde, ses cheveux sont infiniment longs, elle porte des bijoux dorés, arbore un corps sculpté et généreux. Son décolleté est aussi profond qu'un gouffre, sans oublier sa jupe fendue remontant jusqu'au haut de sa cuisse luisante et sans aucun poils. 

La dernière fois que je me suis retrouvée la peau nue de poils, c'était avant mon départ pour Panterm il y a déjà plusieurs longs mois. 

— A quels délices souhaitez-vous goûter beaux étrangers ? 

— ...Et belle... belle étrangère, grogné-je amèrement, je suis une femme. 

Elle me jette un regard et m'adresse un magnifique sourire. 

— A quel délice souhaites-tu goûter ? me demande-t-elle en glissant sa main sur mon bras. 

— Aux jeux d'argent, rétorque Tristan remarquant ma gêne. 

Alors elle se concentre sur lui, toujours en souriant, provocante et visiblement très émoustillée. 

— Bien-sûr, suivez-moi bande de gourmands. 

Nous la suivons dans la pièce, nous passons alors à côté d'un homme qui frappe ses poings sur la table, faisant trembler les pièces d'or qui s'y trouvent pendant que son adversaire, visiblement gagnant, les récupère. Puis devant un homme en train d'embrasser le cou d'une femme dont la poitrine est visible, la main sous sa jupe, celle-ci gémit. Mais où Tristan nous a-t-il emmené ? 

Nous nous asseyons à une table, là où se trouve un couple de quinquagénaire, une femme aux cheveux grisonnants et un homme chauve. La femme qui nous sert se penche vers nous, la main droite sur mon épaule et la main gauche sur le bras de Tristan. 

— Si vous gagnez trois manches, nous vous offrons l'hébergement en plus de l'argent que vous récolterez. Bonne chance à vous, les étrangers. 

Puis elle part et nous laisse seuls avec ces deux inconnus qui brassent des dès. 

— Le but est simple, commence le chauve, vous avez quatre dés, puis vous avez ce damier. Vous devez lancer vos quatre dés un par un, les dés doivent atteindre les cases blanches, si vous touchez les cases noires, vous perdez le nombre de points total du dés sur la case noire. 

Le jeu me paraît simple bien que hasardeux, il faut une main chanceuse pour gagner toutes les cases blanches. C'est l'homme qui nous a expliqué les règles qui commence, il souffle sur chaque dés qu'il lance, les deux premiers touchent les cases blanches, les deux derniers, les cases noires. Il se retrouve alors avec trois points au total pour commencer. C'est ensuite au tour de Tristan, il lance les dés un par un et rapidement. Evidement, chaque dés atteint sa case blanche. S'il n'a pas triché, il est sacrément doué. Nous obtenons sept points, deux dés de un, un dés de deux et un autre de trois. C'est ensuite à sa femme de jouer, celle-ci touche les quatre cases également, ils se retrouvent alors avec un total de onze points. 

Quand vient mon tour, je suis que peu sûre de moi. Premièrement, cet endroit ne m'inspire pas confiance, les gens sont bien trop familiers et l'ambiance me paraît étrange. J'ai la sensation qu'ils savent qui nous sommes. Deuxièmement, je n'ai jamais été très bonne pour les jeux de hasard et surtout, j'ai dû y jouer une fois dans ma vie...

Je lance un premier dés qui atteint une case noire, forcément... le noir m'attire et j'attire le noir, mes cheveux le sont, mes pouvoirs le sont, mon être tout entier est noir... je jette le second, toujours une case noire, puis un nouveau, il atteint une nouvelle fois la case noire, mes épaules s'affaissent et je soupire. Tristan se penche légèrement vers moi, sa main sur ma cuisse sous la table me pousse à tourner la tête vers lui. Je plonge dans ses yeux hypnotisants et il m'adresse un bref sourire en coin. 

— Tu devrais plutôt songer au blanc, tu ne crois pas ? murmure-t-il. Arrête de broyer du noir, tu verras que ça ira mieux. 

— Je n'y peux rien...

— Bien-sûr que si, c'est une question de volonté. Tu joues mais sans grande volonté, pas vrai ? 

Je hausse les épaules. 

— Fais toi confiance, la sorcière, dit-il en pressant ma cuisse.

Il me lâche puis se redresse. Je déglutis, je relève le menton puis j'inspire profondément. Je lance le dés, avec cette fois-ci, l'envie qu'il atteigne une case blanche. C'est le cas, un dés de cinq tombe sur la case blanche, ce qui nous fait récupérer cinq points, sur les sept précédents points, nous en avons perdu quatre.

Nous jouerons ainsi pour deux autres manches, les scores sont serrés, néanmoins, nous gagnons avec deux points d'avance. Nos adversaires sont plutôt bons joueurs puisqu'ils nous serrent la main et nous félicitent. Nous gagnons l'hébergement, ce qui n'est pas rien, néanmoins, nous aurons forcément besoin de pièces d'or pour nous nourrir. 

— On forme une super équipe, tapez la camarades ! s'esclaffe Tristan en levant les deux mains.

Theodoro, tout sourire, frappe dans ses mains, visiblement fier de lui tandis que je fixe le Changeur de Peaux lorsqu'il se tourne vers moi. Tristan lève les yeux au ciel et me donne une tape sur l'épaule à la place.

— Tu t'en rendras compte bien assez tôt, la sorcière. 

— Peut-être le jour où tu commenceras par m'appeler par mon prénom, tu ne crois pas ? 

— Je préfère te nommer la sorcière. 

Je croise les bras, hausse les sourcils. Je suis bien trop obnubilée par Tristan et ses insultes, alors je ne fais pas attention à Theodoro qui est embarqué au bar pour boire de l'alcool avec une jeune femme. D'ailleurs, Tristan non plus n'y fait pas attention. 

— Pourquoi ça ? Quand on ne se connaissait pas et que tu voulais me tuer parce que j'avais volé ton manteau... je peux comprendre, mais maintenant ? On en a traversé des choses tous les deux, tu ne crois pas ? Pourquoi je devrais toujours supporter que tu m'insultes de la sorte ? 

Il s'approche d'un pas, alors je relève le menton pour soutenir son regard intimidant. Tristan dégage une chaleur incroyable, sans même me toucher je la ressens, ce qui hérisse les poils de mon corps. Je sais dorénavant d'ou provient toute cette chaleur et je n'en suis que plus fascinée encore. J'aimerais connaître la grandeur de ses pouvoirs, car je suis persuadée que je n'ai pas tout vu. 

— Tu m'as poussé du haut d'une tour, comme si je n'avais jamais compté pour toi.

— Tu m'espionnes depuis mes onze ans, grogné-je en gardant les bras croisés. 

— Oui, c'est vrai, je le faisais parce que tu étais la seule à pouvoir trouver Lucius...

— Et j'ai réussi, l'interromps-je. Et maintenant, Andreï est prisonnier de son propre corps, à cause de moi. 

— Je ne me suis pas servi de toi. 

— Josépha t'as suivi, elle a tué mes deux meilleurs amis ! Tu ne t'es peut-être pas servi de moi, Tristan, mais à cause de toi, j'ai perdu des êtres qui m'étaient proches, mais toi... toi on dirait que tout te passe au dessus, rien ne t'atteint. 

Il s'approche à nouveau, alors je recule d'un pas mais je me retrouve collée contre le mur. Il semble en colère cette fois, et vexé également. 

— Tu es sûre de ce que tu avances ? grommelle-t-il comme une menace. 

Je n'en démordrai pas. 

— Oui. 

Il hoche la tête et fait claquer sa langue contre son palais. 

— Tu veux que je te dise une chose, Chloé ? 

Il articule en disant mon prénom. 

— Je t'écoute, Tristan, rétorqué-je d'un air provocant. 

Je le vois qui inspire et retrousse ses lèvres. Des lèvres que j'ai aimé sentir contre les miennes, je dois l'admettre. 

— Tu étais la première personne qui a su me faire ressentir quelque chose depuis mes huit ans. Tu étais la première personne à qui j'avais accordé toute ma confiance, la première qui avait su me faire voir autre chose que... mon simple "maître". Tu étais la seule dans ce fichu monde, qui avait su me faire ouvrir les yeux, me faire prendre conscience que j'avais, moi aussi, ma part d'humanité malgré mes origines. 

Il se rapproche de moi, je rentre mon ventre, bloque ma respiration. Il est si proche, mais il est intouchable à la fois, car je sens son dédain dans sa voix, sa déception, sa rancoeur... 

— Mais tu vois... je m'étais trompé. J'aurais donné ma vie pour toi, et toi tu m'as piétiné, comme si je n'avais jamais rien été pour toi. 

Je sens ma gorge se nouer, ma culpabilité me ronger... 

— Tu es bien la seule personne, qui, depuis la mort de mes parents, m'a brisé le coeur et ça... ça je ne pourrai jamais l'oublier. Alors tu vois, tout me passe au dessus... je ne pense pas non, je sais juste occulter les choses qui me font du mal et je sais avancer, chose que toi, tu ne sais pas faire. 

— Je... balbutié-je les sanglots menaçant de couler. Je... je suis désolée, Tristan...

— C'est trop tard. Profite de ta soirée, Chloé.

Après avoir dit cela, il s'écarte de moi, me lance un dernier regard et disparaît dans la salle avec les autres clients éméchés. Je reste contre le mur, je relâche ma respiration et je sens que je sombre dans une culpabilité qui s'accrochera à moi pour très longtemps. Je pose ma main sur ma poitrine, je ravale mes sanglots et serre le poing. 

Ne serait-ce pas moi, le monstre de cette histoire ? 

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