IX - Tout feu tout flamme

— Chloé... Chloé, es-tu certaine de vouloir faire ça ? demande Theodoro dans mon dos.

— J'en suis sûre et certaine, réponds-je en fixant Tristan ou plutôt, Hector.

Ce dernier ne cille pas, bien qu'il grimace de colère. Rapidement, la grille tremble sur ses gonds, enveloppée par tout cet amas de brume, elle grince, se tort et est expulsée brusquement. Elle atterrit sur le Gouverneur juste en face qui, avec la force de propulsion, traverse le mur derrière. La grille de notre prison, elle, lui tombe dessus. De la poussière virevolte dans les couloirs et les gardes descendent aussitôt en entendant le vacarme.

Je sors de la cellule et je me tourne vers eux. De nouveau, je tends mon bras en leur direction, je serre le poing, le cou des deux gardes est entouré d'une brume épaisse qui se resserre petit à petit pour les étouffer. Ils sont incapables d'avancer, tombent à genoux, suffocants et finissent par perdre connaissance lorsque leur visage devient rouge. Alors, à cet instant, je relâche ma prise. Je ne compte pas les tuer. Je ne suis pas comme cela.

Je me concentre de nouveau sur le Changeur de Peaux qui toussote et repousse la grille brusquement. Il se tourne sur le côté, s'appuie sur ses mains et se redresse tout en faisant craquer ses épaules. Son costume de Gouverneur est poussiéreux dorénavant, ses cheveux roux emmêlés dans des débris.

— Très bien, bougonne-t-il de sa lourde voix.

Il remue des épaules, penche la tête sur le côté et grogne. Il se penche en avant, les deux mains sur le visage et il semblerait qu'il tire sa peau. Sans compter que ses cheveux roux tombent tout seuls, ils changent lentement de couleur pour devenir sombres, plus courts, sa barbe disparait, son corps s'amaigri...

Rapidement, je suis face à un homme vêtu d'un costume trop grand pour lui et lorsqu'il se redresse et se tourne vers moi, pendant que la peau qu'il a retiré part en poussière sur le sol, je reconnais enfin son visage. C'est bel et bien Tristan, son oeil bleu et son oeil jaune.

— Puisque tu veux la jouer comme ça, grogne-t-il.

Cette fois, c'est sa voix, sa véritable voix que j'entends. Mon coeur chavire, je ne sais pas si j'aurai le cran de me battre face à lui, réellement lui. C'était beaucoup plus simple face au Gouverneur Hector, face à un mort.  Tristan se libère de la veste trop grande du Gouverneur, sa chemise baille tant elle est grande, alors il en retrousse les manches.

— Battons-nous, la sorcière.

Il sort la dague de son fourreau et la tourne entre ses longs doigts. Finalement, il la jette en ma direction, si vite que j'ai uniquement le temps de la repousser d'un geste de la main. Mes pouvoirs la font se planter dans le béton sous nos pieds, le sol se fissure très légèrement et Tristan fait claquer sa langue contre son palais.

— Je vois que tu t'améliores.

— Tu n'es pas comme ça, Tristan.

— Tu ne me connais pas. Si tu ne me tues pas aujourd'hui, c'est moi qui te tuerai.

Il tend sa main, paume ouverte, la dague tremble et finit par revenir dans sa main. Je décide d'employer les grands moyens, puisqu'il ne souhaite pas m'écouter. Tristan est aveuglé par sa colère, comme moi le jour où je l'ai poussé de la tour. Je tends les bras de part et d'autre de mon corps puis doucement, je les lève vers le plafond.

Le sol tremble sous nos pieds, ma respiration s'accélère et du sol, de chaque côté, émane une épaisse brume sombre qui, lentement, prend forme. Deux chiens, deux Ombres Obscures qui prennent la forme de molosses enragés. Ils grognent comme deux animaux sauvages, leur peau noire et visqueuse laisse une traînée derrière eux et une aura sombre les englobe.

Je n'ai encore jamais fait cela, mais visiblement, je parviens à avoir le contrôle de ces deux créatures.

— Attaquez-le, ordonné-je les dents serrées.

Les deux chiens n'attendent pas plus longtemps et se jettent sur Tristan. Il commence par se défendre en donnant un coup de sa lame sur la gueule de la première créature qui l'atteint, la seconde Ombre Obscure lui mord la cheville. Il pousse un grognement et tombe au sol brusquement. L'ombre balafrée se jette sur lui mais Tristan retient sa gueule de ses deux mains, la dague sur le sol, il ne l'a plus en main.

— Chloé ! crie Theodoro, récupère la dague et partons !

Les battements de mon coeur résonnent dans mes oreilles, Tristan lutte contre mon pouvoir, contre les monstres que je viens de créé sous ses yeux. L'un des molosses tire sur sa jambe comme s'il souhaitait lui arracher du corps tandis que la seconde, ses deux pattes griffues sur son torse, tente de croquer son visage.

Je m'avance, hésitante et je récupère rapidement la dague au sol au moment même où les mâchoires du monstre claquent sous le nez de Tristan qui le maintient comme il le peut.

— Tu vas le regretter Chloé ! grogne-t-il.

Je recule d'un pas, puis d'un autre. Le molosse le tire par la jambe, alors Tristan lâche sa prise et l'Ombre Obscure sur lui plante ses crocs noires dans son cou. Tristan hurle de douleur, je détourne aussitôt le regard et quitte la cellule pour rejoindre Theodoro qui m'attendait dans le couloir étroit des sous-sols.

— As-tu la dague ? demande-t-il à travers les cris de Tristan.

Je lui tend de ma main tremblante, Théodoro s'en saisit et m'attrape le poignet.

— Ne tardons pas, partons !

Il m'emmène avec lui, nous montons les escaliers qui nous ramènent dans la demeure du défunt Gouverneur, là où nous croisons ladite Bérénice qui laisse tomber son pain sur le sol, nous la contournons et souhaitons sortir par l'entrée avant de la bâtisse. Les deux portes claquent sous notre nez, Bérénice pousse un cri de surprise lorsque ce claquement résonne dans le hall tout entier.

— Chloé, c'est toi qui...

— Non, rétorqué-je aussitôt.

Soudain, un bruit sourd retentit au sous sol et une vive douleur tiraille ma poitrine. Je lâche la main de Theodoro, pousse un cri étouffé et me penche en avant. Je pose ma main sur ma poitrine, haletante, je ne ressens plus les deux Ombres Obscures, comme si elles venaient de disparaître totalement. Je n'ai plus aucun lien avec elles.

— Chloé ? Tout va bien ?

— Il... je crois qu'il les a tué...

— Bien vu, la sorcière.

Je me retourne aussitôt, Theodoro me tient le bras et j'écarquille les yeux en voyant Tristan s'avancer devant moi. Bérénice se plaque au mur, terrifiée visiblement et il y a de quoi. De la fumée s'échappe de chacun des pores de la peau de Tristan, sans compter que ses veines brillent. Non, que dis-je... on dirait que ses veines sont en feu, elles forment des chemins brillants et brûlant s'enchevêtrant les uns aux autres sur chaque parcelle de sa peau, à tel point que ses vêtements semblent fondre sous sa chaleur. Ses yeux ne sont plus bleus, ses deux iris sont jaunes vives et sa poitrine se soulève anormalement vite. Sa voix est différente également, plus rauque, plus... monstrueuse.

— Tristan...

— Nous devons partir, Chloé, il va nous tuer, souffle Theodoro.

Je ne rétorque rien, je suis tétanisée et à la fois subjuguée par la beauté de ces veines scintillantes, de ces yeux enflammés et de cette chaleur que nous ressentons d'ici. Theodoro tire mon bras.

— Chloé, c'est un Être de Feu, nous devons quitter cet endroit. Ces Êtres sont... surpuissants et bien trop dangereux pour les combattre.

Alors Tristan n'est pas un Changeur de Peaux, ou tout du moins, pas seulement un Changeur de Peaux. Le manteau cachait-il sa véritable nature ?

— Non, Théodoro, soufflé-je. Nous ne nous battrons pas.

Il lâche mon bras et je m'avance d'un pas vers Tristan. J'ai terriblement chaud en sa présence, à tel point que mes cheveux collent à mon front tant je sue. Je laisse mes bras le long de mon corps, je serre les mâchoires et je relève le menton, tentant d'affronter son regard de braise qui me désoriente.

— Je suis désolée, déclaré-je. Je suis désolée Tristan...

— C'est trop tard, grogne-t-il.

Je secoue la tête, je sens mes larmes couler sur mes joues.

— Il n'est jamais trop tard, tu n'es pas... mauvais et tu n'es pas un Être des Ténèbres, regarde-toi...

Je le vois serrer les poings, si fort qu'on dirait que sa peau craquelle tant elle chauffe.

— Tu es... rarissime et... unique.

Le prince Andreï me l'avait dit, plus aucun Être de Feu n'existe en ces terres, ils ont tous été éradiqués, par qui ? Par quoi ? Les vêtements de Tristan sont tâchés de sang suite à ses blessures mais on dirait que ce n'est que superficiel à présent. Pourquoi s'est-il caché tout ce temps ?

— Je suis désolée, tu m'entends ?

Il respire de plus en plus fort, ses mâchoires sont serrées et saillantes.

— C'est... TROP TARD ! hurle-t-il.

Il serre les dents, grimace et pousse un râle. Il tombe à genoux sur le sol, les deux mains à plat sur celui-ci, carbonisant tout ce qu'il touche.

— Chloé, partons ! couine Theodoro. Il va tout détruire !

Je m'avance doucement vers lui tandis qu'il commence à se tordre, on dirait qu'il lutte contre quelque chose de plus fort que lui, ou que moi... Je m'accroupis juste devant lui alors il relève la tête vers moi, ses yeux me transpercent littéralement.

— Ne t'approche pas !

Sa voix est dédoublée, comme si autre chose vivait en lui.

— Je te pardonne, lui murmuré-je.

Son expression change, sa respiration se calme légèrement, il fronce les sourcils.

— Alors s'il te plaît... pardonne-moi.

Le temps d'un instant, je crois revoir ses prunelles bleues, comme s'il se calmait, mais ça ne dure qu'un temps.

— Sortez ! grogne-t-il.

— Non...

— Chloé, je te dis de sortir ! Si tu veux rester en vie, écoute-moi !

Je vois dans ses yeux que je me dois de l'écouter, je veux lui faire confiance. Je me relève alors, j'attrape le bras de Bérénice et Théodoro ouvre les grandes portes. Nous sortons rapidement de la demeure et somme propulsés en avant lorsque la bâtisse toute entière explose. Je roule dans l'herbe humide sur plusieurs mètres et finis sur le dos, le souffle coupé. Je grimace, fixe le ciel jusqu'à voir des cendres virevolter dans les airs. Le silence s'abat sur la ville toute entière, nous pouvons uniquement entendre les chants du vent ou bien le clapotis de l'eau à l'arrière de la demeure détruite. Je m'assois sur l'herbe, les cendres se déposent délicatement sur mes mains nues, dans mes cheveux et le manoir face à moi est en flammes, complètement écroulé.

Theodoro toussote et se redresse à son tour pour observer ce spectacle macabre. À travers la fumée épaisse qui s'échappe du bâtiment, je reconnais la silhouette de Tristan qui titube dans l'herbe. Il est totalement nu et s'écroule sur le sol. Je me relève aussitôt et je cours en sa direction. Je retire mon manteau que je dépose sur lui pour couvrir son corps intact malgré l'explosion qui vient de détruire un bâtiment tout entier.

— Ne me touche surtout pas... balbutie-t-il.

Alors je ne le touche pas, je reste à genoux à ses côtés. Il relève finalement ses yeux vers moi, ses beaux yeux bleus, malgré son oeil droit toujours jaune. Je ne ressens plus toute sa colère. Il me paraît plus serein soudainement.

— Je te pardonne, Chloé...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top