XXXIV - Un dernier espoir
— Sonnez les cloches ! hurle quelqu'un d'en bas. Sonnez les cloches !
Je rouvre les yeux, je n'entends que mon organe vital battre contre ma poitrine, tandis que le brouhaha autour me semble bien loin. Je me relève et titube jusqu'au bord, je me retiens au mur et me penche très légèrement. J'ai le vertige, chaque fois que je regarde en bas, j'ai l'impression que le sol m'attire. La gravité me rend malade. Je relève légèrement les yeux et je vois au loin, dans trois rues différentes, les Ombres Obscures s'en prendre à l'armée royale et aux Enchanteurs. En effet, deux sont sur trois Enchanteurs de Feu qui balancent leurs flammes sur elles, une autre dans une rue voisine balaye tout ce qui se trouve sur son chemin et croque chaque individu se trouvant sur sa route. La dernière Ombre se rapproche du clocher. D'ailleurs, je reconnais Andreï se précipiter vers elle, l'épée à la main. Toutes les Ombres se ressemblent, elles sont toutes identiques, sans formes certaines, elles arborent de longues griffes, un corps fort, des mâchoires puissantes, dépourvues d'œil, de nez... elles sont brumeuses, leurs rugissements sont terrifiants et l'épaisse fumée qui se déplace avec elles les rendent d'autant plus menaçantes.
Le prince tente de sauver une pauvre femme prisonnière des mâchoires de l'Ombre la plus proche, il assène un coup d'épée sur la patte du monstre qui se coupe aussitôt et du sang noir se déverse de sa plaie. La créature lâche sa proie déjà morte malheureusement, pousse un cri et se tourne vers Andreï. Le plus terrifiant, c'est que cette patte sectionnée repousse aussitôt. Un amas de brume se forme et lorsqu'elle s'estompe, son membre est de nouveau intact. Alors elle se jette sur le prince.
Ni une, ni deux, j'attrape le battant de la cloche et je le tire de toutes mes forces. Je ne pensais pas que c'était aussi lourd, mes pieds glissent sur le sol, je grimace, grogne et je lâche le battant. Je bouche aussitôt mes oreilles quand la cloche sonne à nouveau. Ce son est terriblement fort, il fait vibrer mon corps à chaque fois. Je n'ai plus personne pour m'aider en haut de ce clocher alors je dois faire vite.
Je ferme les yeux, lâche mes oreilles, et j'ouvre mes paumes vers le ciel. J'écoute les battements de mon cœur, tente de faire abstraction de ce qu'il se passe autour. Je tente de me rappeler la sérénité de l'endroit où vit Esmeralda, je tente de me convaincre que cette même sérénité doit reprendre sa place ici.
Abandonner mon humanité ? C'est impossible, même si Tristan en a fait les frais. Je dois apprendre à me canaliser. Car je ne saurai me pardonner mon geste. Néanmoins, je n'ai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort.
Alors qu'un vortex se crée tout doucement dans le ciel, je peux le ressentir, à cause du vent, de l'orage qui s'estompe... une Ombre Obscure vient me rendre visite. Elle se jette sur le clocher, ses pattes griffues sont accrochées à chaque coin et elle passe sa gueule par l'ouverture. Je me jette sur le côté, roulant sous la cloche qui continue de sonner. La créature pousse un rugissement terrible et s'accroche sur le toit. Je peux voir des tuiles tomber, des morceaux de béton se détacher.
Je me retrouve par terre, contre le mur, aplatie contre ce dernier. La créature donne deux gros coups dans la cloche qui se détache, et tombe sur le côté. La voici qui roule, en plus de fissurer le sol. J'écarquille les yeux et me pousse la droite quand elle semble se diriger vers moi. Je glisse et tombe à la renverse, par chance, tout comme Tristan quelques minutes plus tôt, je me retiens au bord. Je ne peux que savoir à présent ce qu'il a ressenti. Quand je regarde en bas, j'ouvre de grands yeux, terrifiée par le vide et le sol qui semble me happer.
J'ai envie de hurler de peur mais si je hurle, la bête saura où je me trouve. Les battements de mon cœur résonnent dans ma tête, dans mes tympans, dans tout mon corps. Je pousse sur mes bras, je serre les dents, grimace, grogne pour me donner de la force alors que la cloche a écrasé dans sa chute plusieurs innocents.
Lorsque je parviens à remonter, je m'accroche au rebord du mur, lève ma jambe et pousse de toutes mes forces. Je me retourne sur le dos, essoufflée et soulagée d'être enfin de nouveau en sécurité. Mais cela ne dure qu'un temps, la créature monte elle aussi. Le sol déjà bien fendu craque sous son poids, je me redresse doucement mais tout s'effondre sous mes pieds. Je ne peux que pousser un cri de frayeur, je heurte l'échelle, puis mon manteau s'accroche dans une barre de ferraille ce qui me retient dans ma chute, et ce, de façon extrêmement brutale. Mon souffle se coupe un instant tandis que l'Ombre Obscure s'écrase sur le sol un petit peu plus bas. Elle semble rester immobile pour le moment. Je relève la tête, je vois que mon manteau ne tiendra pas longtemps, un gravât tombe des ruines au dessus de moi et vient s'écraser quelque mètres plus bas sur le monstre endormi.
— Chloé !
Je baisse la tête et j'aperçois Andreï, le pauvre est couvert de crasse, en sueur et les cheveux ébouriffés.
— Tenez bon ! Je vais chercher de l'aide !
Mon manteau craque un petit peu, alors je glisse légèrement. Je me mords les lèvres pour ne pas crier. Cependant, à la seconde secousse, mon manteau lâche et je tombe. Je hurle de peur mais on amortie ma chute. Tout un tas d'herbe, de feuilles, de brindilles... je suis à plat ventre et relève la tête, je reconnais alors Theodoro, les mains vers moi. J'entrouvre la bouche cependant le souffle glacial derrière moi me fait me retourner doucement.
L'Ombre Obscure au dessus de moi pousse un rugissement terrifiant. Je me mets à hurler moi aussi, instinctivement et notamment car c'est à cet instant que je peux la faire disparaître. Cela fonctionne puisqu'elle s'élance dans les airs puis est aspirée dans ma bouche. Toute la brume y rentre, je jette ma tête en arrière, sans pouvoir m'arrêter de crier. Cette douleur est puissante, intense et pénètre absolument tout mon corps.
Je ferme la bouche ensuite, essoufflée et désorientée. Theodoro et Andreï m'aident à me relever.
— Vous êtes en vie... soufflé-je à l'égard du père d'Hélène.
— Attention ! Crie Andrei.
Au dessus de nous, ce qu'il restait du clocher s'effondre. Nous courons à l'extérieur et la puissance de l'effondrement nous pousse en avant, nous nous affalons dans la poussière. Je m'appuie sur mes mains pour me relever, je suis épuisée mais rien n'est terminé. Lorsque je me redresse, je vois Andreï frapper de plein fouet par une Ombre Obscure, il se cogne contre les ruines et s'étale sur le sol. Je me relève aussitôt et je peux voir Théodoro faire apparaître un mur de lierres juste devant l'Ombre afin de l'empêcher de se jeter sur le prince. Alors elle frappe ce mur magique de ses pattes griffues tout en poussant des rugissements.
— Je retiens ce monstre et vous... faites revenir la lumière ! s'exclame Théodoro.
Lorsqu'il parle, l'Ombre se tourne vers lui et pousse un terrible rugissement. Je croise le regard de l'Enchanteur et je hoche la tête. Je m'éloigne de lui et je titube à travers les cadavres et les gravats. Les cris des combattants sont terribles, je peux voir les Enchanteurs user toute leur énergie pour venir à bout de ces monstres. Je crois même apercevoir Darius se battre lui aussi, avec son feu mais je n'ai pas le temps de terminer ma vengeance. Je ne sais même pas comment il a survécu à sa chute.
Je tombe à genoux devant les marches de la grande place, là où se déroulaient les marchés avant. Je ferme les yeux, j'inspire, puis j'expire et je lève la tête vers le ciel noir et brumeux, je lève mes paumes vers ce dernier. J'écoute les battements de mon coeur, je tente de ressentir toute l'énergie en moi. Le vent se lève, le vortex se crée, emportant avec lui tous les débris dans son tourbillon. Je serre les dents, je referme les yeux. Plus le vortex grandit et plus je souffre, je ne comprends pas pourquoi mais je ne dois pas m'arrêter.
— Iom Erebil.
— NON ! hurlé-je.
— Neyom el iarevuort ej.
Je tente d'ignorer ces paroles, ces chuchotements au creux de mon oreille que je peux entendre malgré le bruit environnant. Comme s'il était là, près de mon oreille, à murmurer. Je m'arc-boute, je donne toute mon énergie au ciel, pour que ces nuages soient chassés, pour que la lumière revienne, pour que ces Ombres monstrueuses disparaissent.
— El ecnonorp...
Je grimace, je sens toute cette vague d'énergie m'envahir, elle passe par mes pieds, remonte dans mes jambes, puis dans mon ventre, dans mes organes, mes bras, mes mains, mon cou, ma tête... C'est si puissant, si terrifiant à la fois.
— Laissez-moi tranquille, Lucius !
Un grondement retentit puis je sens une main saisir la mienne. Je rouvre les yeux, la première chose que je vois, c'est ce gigantesque vortex, dans lequel des éclairs électrisent tout. Je tourne la tête et je suis étonnée de reconnaître Esmeralda. Elle me regarde elle aussi mais ses yeux veulent me dire de ne pas abandonner. Soudainement, nous semblons totalement connectées. Une puissante force sort de nos deux corps et balaye tout sur son passage. Nous sommes toutes deux cambrées, ma tête valse en arrière, je serre sa main dans la mienne puis cette puissance revient à nous comme un boomerang et nous sépare comme la foudre fend le tronc d'un arbre en deux.
Je me retrouve quelques mètres plus loin, sans plus aucune énergie en moi. Je me retourne difficilement sur le dos puis regarde sur la gauche. Les rayons du soleil atteignent finalement Panterm et les trois Ombres Obscures qui ravageaient la ville s'immobilisent et hurlent de douleur, elles gesticulent dans tous les sens avant que, comme pour Josépha, leur corps tout entier ne devienne de la pierre. Certains survivants se relèvent, leurs armes à la main et assistent à cet étrange spectacle. La pierre se craque doucement, en même temps, et se transforme en une faible brume qui virevolte dans les airs, laissant tomber de la cendre sur son passage comme de la neige, dans un silence glaçant.
— On a gagné... souffle un homme épuisé.
Il regarde autour de lui, les bras ballants, puis il lève son arme vers le ciel.
— On a gagné ! Répète-t-il.
Et tous les autres font la même chose, le même geste et hurle, victorieux. Je me redresse difficilement, et je rampe presque jusqu'à l'Invocatrice de Lumière.
— Esmeralda, tout va bien ? Soufflé-je.
Je l'aide à se redresser, elle baisse la tête vers sa main, alors je fais de même. Ce que je vois me tétanise. Ses veines deviennent noires, elles remontent jusqu'à son avant-bras et semblent s'arrêter tandis que ses ongles noircissent...
— Seigneur...
— Tout va bien... souffle-t-elle de sa douce voix. Nous avons sauvé Panterm...
— Majesté ! Majesté ! Entends-je.
Je me relève et me précipite vers la source de ces cris. Lorsque j'arrive, je vois le prince en pleine convulsions. Theodoro tente de le maintenir sur le sol, notamment de protéger sa tête. Je m'agenouille à côté et l'aide à mon tour. Le pauvre bave, ses yeux sont révulsés et tout son corps est pris de soubresauts. Puis tout s'arrête d'un seul coup.
— Andreï ? Appelé-je. Vous m'entendez ?
Je crois, le temps de quelques secondes, qu'il est mort mais il ouvre finalement les yeux. Ses beaux yeux noisettes. Son front est égratigné mais ce n'est rien comparé à cette balafre qui fend en deux son visage. Je me demande même ce qui lui est arrivé.
— Chloé...
Il regarde autour de lui, le soleil est bien là, Panterm n'est plus ensevelie sous les Ténèbres.
— Vous avez réussi !
Il se redresse brusquement et me serre dans ses bras. Il me serre si fort que je crois étouffer mais je l'enlace à mon tour, soulagée de le savoir en vie.
— Vous avez réussi ! C'est un exploit ! Vous venez de sauver Panterm ! Vous avez sauvé les sept Nations !
Je souris légèrement tandis qu'il se détache de moi pour plonger ses yeux dans les miens.
— Épousez-moi, déclare-t-il.
Je hausse les sourcils. Je m'attendais à tout sauf à cela.
— Vous méritez bien cela... pour accéder au trône, ma mère a été claire, je dois avoir une épouse. Ce sera vous, Chloé.
Je fronce les sourcils cette fois, cette proposition est vraiment inattendue.
— Vous m'avez sauvé la vie, à moi et à d'autres innocents. Vous avez prouvé votre valeur et en retour, je veux vous aider à sauver l'honneur de votre famille.
Je songe alors à mon père et à ma mère. Si je me marie avec le prince, alors ils ne seront plus pauvres, ils pourront de nouveau payer leur personnel, également rebâtir Corvil... c'est tout ce dont ma mère avait toujours rêvé.
— Alors ? Insiste Andrei. Voulez-vous devenir ma femme ?
C'était ce pour quoi j'étais venue à Panterm. C'était là mon but premier. Mon cœur ne bat pas pour Andrei, du moins, pas pour les mêmes raisons qu'il battait pour Tristan.
— J'accepte de devenir votre femme.
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