XXX - Reprendre sa place

Je fixe un point devant moi, l'orage continue de gronder, les éclairs ne cessent d'éclairer le ciel. Je suis attaché a une vieille poutre du port totalement dévasté de Corvil. À côté de moi, il y a Tristan, il y a aussi Hélène de l'autre côté, tous les trois nous sommes ligotés et Ary ainsi que ses gardes sont en train de déposer du bois à nos pieds, en faisant cela, ils feront brûler le port entier mais ça leur est égal. Je sais que je peux utiliser mes pouvoirs, mais je ne veux pas avoir l'air monstrueuse. Je dois trouver le moyen de prouver que je ne suis pas l'ennemie d'une façon ou d'une autre mais je renonce de le faire par la violence. Je ne suis pas Lucius.

— Allez-y, entassez vos petits bouts de bois bande d'imbéciles ! Vocifère Tristan. C'est totalement de cette façon qu'on communique avec ses confrères.

— Confrères ? Répète le garde à ses pieds. Vous êtes des monstres, nous n'avons rien à voir avec vous.

— Quel est ton don, soldat ?

— Je suis un Enchanteur, je manie l'eau à la perfection.

— Alors tu es comme nous. Tu es un Être avec des pouvoirs, c'est simplement des étiquettes qu'on s'est tous collées. Êtres des Ténèbres, Créatures de l'Ombre, Êtres de Pouvoirs... on a tous nos pouvoirs et on les utilise tous d'une façon différente.

— Et moi je les utilise au nom de la loi, au nom de la justice. Et justice il y aura. Vous brûlerez aujourd'hui.

Après avoir dit cela, le soldat nous tourne le dos. Je vois Tristan tirer sur ses liens, les dents serrées,  il ne cesse de grogner, de tirer... évidemment Ary a repris le manteau, puisqu'il l'avait acheté.

— Je ne peux y croire... souffle Hélène.

Alors je tourne la tête vers elle.

— Dès l'instant où je me suis opposée à ses décisions, Ary m'a reniée. Comme si... comme si je n'étais qu'une inconnue, une ennemie de la Nation... et voilà que nous allons être brûlés vivants...

— Nous allons nous en sortir Hélène, déclaré-je d'une voix que je veux rassurante. Croyez-moi, je ferai tout pour vous protéger.

— Et moi je vais tous les écraser ! Grommelle Tristan.

— Non ! Surtout pas ! M'exclamé-je. Si on devient aussi violents qu'eux... alors nous ne vaudrons pas plus qu'eux ou Lucius...

Tristan pousse un soupir et colle sa tête contre la poutre. Je le sens en colère, il déteste qu'on lui retire son manteau et maintenant que je sais contre quoi il lutte, je peux le comprendre.

— C'est quoi le plan ? Marmonne-t-il.

— Chacun va devoir reprendre sa place, rétorqué-je.

— Qu'est-ce que cela veut dire ?

— Je vais ramener la lumière sur Corvil avant qu'ils nous brûlent. Ils verront d'eux-mêmes que nous ne sommes pas venus tout détruire.

— Ça ne changera rien ! Bougonne Tristan.

— Il faut essayer !

— Tu as le pouvoir de briser tes liens ! Et tu comptes risquer nos vies à tous les trois ?

— Et ensuite ? Je devrais me battre contre eux ? Contre Corvil tout entier ? Alors que je suis née ici ?

— Les temps changent...

— Pour toi peut-être, mais moi... je ne veux plus jamais me laisser guider par la colère.

— Nous verrons bien, souffle-t-il.

Je ne relève pas et je pousse un profond soupir. Je ferme les yeux, je me concentre sur les battements de mon cœur. Pour le moment, ils sont réguliers. Je sais que je suis en colère contre Ary, je sais que mon père aurait tenté de comprendre, il n'aurait jamais scellé le sort de trois personnes sur un coup de tête. Ary a été utile au début, mais dorénavant, je ne le vois que comme un traitre un petit peu trop aveuglé par son pouvoir et sa position de Gouverneur.

Boum.
Boum.

Malgré mes poignets ligotés, j'écarte les mains. J'entends également les habitants de Corvil commencer à se réunir pour voir ceux qu'ils pensent comme des monstres se faire brûler sur un bûcher.

Boum.
Boum.

— Qu'est-ce que tu fais Chloé ? Chuchote Hélène.

Je ne réponds pas. Je me concentre uniquement, je pense à ces moments, chaque fois que j'avalais ces créatures et chaque fois que les ténèbres sortaient de moi. Une puissance quittait mon corps à ce moment là et les ténèbres se rassemblaient, coupaient les lumières... au final, tout cela sortait de moi, je n'ai qu'à les aspirer à nouveau. Je ne sais pas ce que cela procurera sur mon corps mais je dois essayer.

Boum.
Boum.

— Voulez-vous voir ces Êtres des Ténèbres périr sous les flammes ?! S'exclame Ary.

Évidemment, la foule presque entière s'exclame. Pendant que l'orage gronde et que seules des torches nous éclairent.

— Qu'un Enchanteur de Feu se présente ! Il aura l'honneur d'embraser le bûcher !

Je ne regarde pas, je ne souhaite pas voir ce qu'il se passe. Je pense aux nuages noirs dans le ciel, aux lumières qui n'ont plus d'énergie pour nous éclairer. Je songe à Corvil, comme elle était avant. Le tonnerre gronde à nouveau, beaucoup plus fort cette fois. Puis je sens des fourmillements légers dans mes mains, ces fourmillements remontent dans mes poignets, mes bras, mes épaules, ma poitrine... je commence à respirer plus fort mais je tente de me contrôler.

— Non arrêtez ! Crie quelqu'un.

Et je reconnais la voix de ma mère. Alors j'ouvre les yeux instinctivement. Je la vois traverser la horde de citoyens en colère, l'Enchanteur de Feu qui avait posé sa main sur le bois l'enlève et se relève doucement pour regarder ce qu'il se passe.

— Je m'oppose à cette sanction ! Ce n'est pas ainsi que fonctionne cette Nation ! Il y a un procès avant d'annoncer la sentence. Nous ne pouvons pas tuer trois personnes sans les avoir juger avant !

Je souris légèrement puis je vois plusieurs personnes de la foule lever la tête vers le ciel, le pointer du doigt. Ary et ma mère lèvent alors la tête à leur tour, et je fais la même chose. C'est assez étonnant et mon cœur se met à battre la chamade. Un vortex s'est littéralement créé au dessus de notre bûcher et une sorte de tourbillon de brume noire descend jusqu'à moi. Et c'est cela qui provoque ces fourmillements. Cette brume rentre par chaque parcelle de ma peau, de la terre, du bois... et en plein milieu, je peux voir le ciel plein d'étoiles.

— Que fait-elle ? Allumez le bûcher ! Elle va tous nous tuer ! Ordonne Ary.

L'enchanteur de feu s'approche alors du bûcher  et pose sa main sur le bois. Rapidement, les flammes en jaillisse et nos pieds juste au dessus, nous pouvons d'ores et déjà sentir la chaleur.

— Non ! Éteignez-le ! S'exclame ma mère. Éteignez ce feu ! Vous ne faites rien dans les règles !

— Bordel ! Grogne Tristan. Je ne reste pas à rien faire ! Continue Chloé ! Je m'occupe du feu.

J'entends Hélène commencer à gémir, je sens des gouttes de sueur sur mon front, mes jambes brûlantes, mes vêtements collants à ma peau. Je croise le regard de ma mère qui se laisse tomber à genoux, le visage inondé de larmes.

— Elle n'est pas comme lui... sanglote-t-elle la voix presque camouflée par les craquements du bois sous les flammes.

Tristan grogne et tire ses liens. Je le vois relever ses jambes à la force de ses abdominaux et de ses bras puis rabattre ses pieds contre la poutre pour la faire basculer en arrière. À chaque fois, il relève ses jambes puis les rabaisse avec une force inhumaine. D'ailleurs, ses grognements sont presque bestiaux.

— Ayez pitié de nous ! Se plaint Hélène. Je vous en prie...

Je me concentre de nouveau sur le ciel, les ténèbres, le tourbillon s'élargie, dans sa descente , il emporte avec lui des débris, des feuilles, des brindilles. Son vent est si puissant que la foule commence à se dissiper. Tristan, lui, parvient à briser sa poutre. Il tire sur ses liens pour les défaire et se dirige vers moi. Il transpire à grosses gouttes et Hélène et moi également. C'est insoutenable. J'ai envie de hurler.

— Non ! Occupe toi d'Helene ! M'exclamé-je.

Je le vois faire le tour mais Ary se poste devant lui et braque son épée en sa direction. Tristan n'en a que faire, il se jette sur lui, esquive son coup d'épée et abat son poing contre son visage. Ary s'écroule sur le sol, visiblement ce n'est pas un grand soldat. Le Changeur de Peaux se baisse pour éviter le coup de lame qu'un garde tente de lui asséner et alors c'est le soldat à qui nous avions parlé juste avant que le bûcher ne commence qui tente de le toucher avec ses pouvoirs à présent. De l'eau puissante jaillit de ses mains mais Tristan se rue sur lui. Il enroule son bras autour de son cou, le colle contre lui et le tourne vers les flammes.

La douleur devient insoutenable, c'est lent, douloureux, brûlant, j'entends Hélène pleurer à côté et son supplice est terrible.

— Utilise t'es pouvoirs sur ces flammes ! Hurle Tristan.

— Non !

Les autres gardes souhaitent s'approcher mais Tristan leur hurle de rester à leur place.

— Si vous vous approchez, je le tue ! Et je tue chaque personne qui s'approchera de moi ! Vous entendez ?!

Il serre un peu plus le cou de l'Enchanteur.

— Utilise tes pouvoirs !

De sa main libre, il attrape le bras du garde et le lui tord, le forçant à pointer sa paume ouverte vers nous. Il pousse un gémissement de douleur mais finit par s'exécuter. Il nous arrose littéralement d'eau et étouffe les flammes dans sa puissance. Le bois autour de nous ne fait plus que fumer bien que nous en sentons tout de même sa chaleur. Tristan se précipite vers Hélène et ma mère vers moi.

Elle détache alors mes liens, je tombe à genoux, sur le bois brûlant cependant je ne sens plus rien. Quand je lève la tête, je vois que ce vortex commence à se résorber, car je ne suis plus concentrée dessus.

— Éloigne-toi de moi... soufflé-je à ma mère.

— Chloé...

Je lui jette un regard.

— S'il te plaît, fais moi confiance...

Elle pose sa main sur sa poitrine, retrousse ses lèvres mais malgré tout, elle s'écarte de moi.  Alors j'inspire profondément, je reste agenouillée dans ces braises humides et j'écarte les bras, je ferme les yeux, j'écoute mon cœur.

Boum.
Boum.

Le vortex revient sur moi, entraînant avec lui tous les débris trop légers aux alentours puis au fur et à mesure, l'orage s'estompe, le dernier éclair fend le ciel, le dernier coup de tonnerre retentit. Puis une énergie gigantesque m'envahit. Comme sur la plage à Panterm, comme lors du bal, je me cambre en arrière, et j'aspire tous ces ténèbres dévastateurs que j'ai abattu sur cette Nation.

Ce que je ressens à cet instant n'est pas descriptible. Ce n'est pas douloureux, mais c'est très vif et j'ai l'impression de m'épuiser, comme si mon corps ne le supportait pas. Et à la fois, je ne sais même pas comment je fais cela. Je suis simplement liée à ça, liée à ce chaos que j'avais déchainé sur Corvil.

Lorsque ça se termine, je reste un instant immobile. Tous les yeux sont portés sur moi, je n'entends plus que mon souffle et le clapotis de l'eau contre le bois du ponton du port. Au loin, une lumière orangée nous fait comprendre que le jour se lève doucement à l'horizon. Puis, dans ce silence monotone, nous entendons le chant d'un oiseau. Et alors que je pensais cela impossible, tout le monde se met à applaudir, excepté Ary qui demande à ses gardes de rester immobiles. Je souris légèrement et me relève difficilement, ma mère me retient et m'aide à descendre du bûcher. Mes jambes sont douloureuses, mes vêtements en lambeaux et ma peau présente de multiples brûlures, tout comme celle d'Hélène... mais elle est en vie. Je la rejoins elle et Tristan, toujours aidée par ma mère et ce dernier me serre aussitôt dans ses bras.

— T'as réussi Chloé ! C'était... incroyable ! C'est comme si t'avais arraché les nuages du ciel !

Il se détache de moi et presse ses lèvres contre les miennes. J'ouvre de grands yeux puis il me regarde un moment. Je le regarde moi aussi, sans un mot, mon cœur bar fort et je crois que Tristan en est la cause cette fois. Ce baiser était rapide et brutal, vraiment surprenant.

— Viens Chloé, nous allons faire appel à un guérisseur...

— Non ! S'oppose Ary. Comment pouvez-vous les laisser libres ? Avons-nous vu la même chose il y a de cela plusieurs semaines ? Nous sommes restés dans les ténèbres pendant...

Tristan le frappe à nouveau en plein visage, cette fois-ci, assez fort pour qu'Ary perdre connaissance.

— Il faut que père reprenne sa place de gouverneur, soufflé-je à ma mère.

— Chloé...

— J'ai fait une erreur ! Je ne fais que cela mais... Ary n'a pas l'étoffe d'un meneur. Au contraire ! Il a failli nous tuer alors que j'étais là pour vous aider ! Il n'a suivi aucune règle, des règles que le roi avait instauré pour chaque Nation.

— Je vais me faire une joie de l'attacher, s'amuse Tristan.

Il porte Ary encore inconscient comme un sac à patate et l'attache a un poteau sur le bûcher. Puis il se tourne vers nous.

— Je n'allumerai pas le feu, rassurez-vous, grommelle-t-il comme si nous l'accusions de quelque chose.

Je me retrouve rapidement dans l'une des chambres de notre maison, là où les lumières fonctionnent à nouveau. Un guérisseur passe me voir, il ne met pas longtemps à guérir mes maux, en posant simplement ses mains sur mes blessures. En quelques heures, toutes les brûlures auront disparues et je ne ressens déjà plus aucune douleur. Hélène se repose dans une pièce à côté et je préfère respecter son intimité. Je pense qu'en peu de temps, elle a vécu beaucoup de choses difficiles.

Alors que je commence à m'endormir allongée dans ce lit, quelqu'un frappe à la porte et rentre. Je me réveille aussitôt en reconnaissant mon père. Je me redresse sur le lit et quand il se penche vers moi, je le serre de toutes mes forces. Sans le contrôler, mes larmes coulent. Parce que je me rappelle ce que j'ai vu dans ces visions. Il a perdu la parole, et je suis certaine que c'est la faute de Lucius... je n'ose imaginer sa souffrance.

Il se détache de moi et me regarde avec amour et tendresse, tout en passant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.

— Je suis tellement désolée, je n'ai jamais voulu qu'une chose pareille ne se produise. Je t'en supplie, reprends ta place de Gouverneur !

Je lis tant de compassion en lui. Il m'aime vraiment, malgré tout ce qu'il s'est passé et surtout, malgré le fait que je ne sois pas sa fille.
Il communique uniquement par langue des signes, et je le regarde attentivement lorsqu'il commence à me parler. Il me dit qu'il ne souhaite pas redevenir Gouverneur de Corvil, il reconnaît mes fautes mais ne m'en veux pas. Puis, par le biais de gestes plus lents, plus mous, il souhaite m'annoncer quelque chose. Cependant je pose ma main sur la sienne alors il relève ses yeux vers moi.

— Je sais tout... je sais que je ne suis pas votre fille. Vous m'avez retrouvé dans la forêt, et Lucius... est-ce que j'ai un lien de parenté avec lui ?

Il hausse les épaules et me dit qu'ils m'ont retrouvé là, avec Lucius près de moi mais n'ont jamais su ce qu'il s'était passé et ce qu'il comptait me faire à ce moment là. Ils m'ont probablement sauvée.

— M'a-t-il touchée ce jour là ?

Il hoche la tête. Alors Esmeralda a probablement raison. Lucius a fait quelque chose en me touchant, certainement car il avait une idée derrière la tête.

Je suppose qu'à cette époque, il savait ce qui l'attendait.
Lucius avait déjà pensé à sa libération.

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