XXVI - Le voyage
Cela fait deux jours que je marche, je traîne des pieds, un lourd poids sur la poitrine. Je me sens plus seule que jamais, je me sens fautive de beaucoup d'atrocités et à présent, pour l'avoir vu, je ne peux plus nier. C'est bel et bien moi qui ait abattu les ténèbres sur Panterm et Corvil, cela ne fait plus aucun doute.
Je ne sais pas comment contrôler mes pouvoirs et j'aimerais rejeter la faute sur Josépha et son petit manège de changer de peau, sur la mort de mes amis mais ces Ténèbres sont sortis de moi et non d'elle.
— Alors peut-être suis-je vraiment comme lui... marmonné-je pour moi-même en songeant à Lucius.
Lorsque je dis cela, je m'arrête à la frontière des Nations. En effet, comme me l'avait expliqué Ary, de l'autre côté toute la verdure a disparu. L'herbe est devenue noire, comme si elle avait cramée ou qu'elle était recouverte de charbon. Les arbres n'ont plus de feuilles, leurs branchages sont cassants, branlants. Pas de fleurs, pas d'oiseaux... tout est mort ici.
Alors quand je pose mon pied sur cette herbe qui craque sous mes semelles, je scelle mon départ de Corvil.
J'avance doucement, comme si je marchais sur des milliers de brindilles tranchantes et le soleil est probablement levé, cependant ici comme sur Corvil, de sombres nuages noirs recouvrent le ciel, à tel point que même en pleine journée, il fait nuit... Il n'est plus possible de se repérer dans le temps sans horloge. Je n'en ai pas, alors je dors seulement quand je suis fatiguée, peut-être bien que je m'endors à midi ou peut-être que je m'endors à minuit, je suis dans l'incapacité de le savoir.
Alors que j'avance, en tentant de suivre le chemin qu'Ary a tracé sur la carte, je songe à toute ma vie. Mon enfance joyeuse auprès de ma mère et mon père, dans cette grande maison. À cette époque, nous prospérions. Nous étions riches, plein de pouvoir, adulés, admirés. Au fil du temps, les récoltes sont mortes et je pense que l'endroit où je me trouve actuellement n'y est pas pour rien. J'ai du mal à comprendre pourquoi cette partie du Royaume est décharnée à ce point.
Je songe également à ma rencontre avec Kyrsten et Hugh, nous étions âgés de dix ans environ. Je me promenais sur le port comme habituellement avec ma mère pour acheter le poisson que mon père cuisinait. Cependant, je m'étais légèrement égarée, toujours trop curieuse. Deux enfants se chamaillaient pour un grand bâton un petit peu tordu. Kyrsten criait qu'elle l'avait trouvé avant lui et Hugh disait l'inverse, tous les deux tiraient sur leur bâton. Je me rappelle m'être interposée et avoir demandé pour quelle raison ils se battaient. Tous les deux se contredisaient et à la fin, nous avions choisi de trouver deux autres bâtons pour que la part soit égale. Alors nous nous étions tous les trois présentés. C'était les premiers enfants que je rencontrais qui ne se moquaient pas de la couleur de mes cheveux. Et à partir de ce jour, nous ne nous étions plus quitté, hormis lors de mon départ pour Panterm après avoir fêté mes dix huit ans.
Ils me manquent tellement... je revois encore le visage d'Hugh, en souffrance, tout ce sang... je me rappelle ses yeux figés... Je m'arrête un instant pour regarder autour de moi, c'est un désert sombre, charbonneux et brumeux en plus d'être glacial.
J'essuie mes larmes d'un revers de la manche et déplie la carte pour tenter de me repérer.
À ma gauche, des dunes, à ma droite, des arbres morts et en face, des grandes montagnes lointaines, je suis donc sur le bon chemin. Je range la carte et reprends ma marche, toujours plongée dans mes pensées.
Ma rencontre avec le prince Andreï n'était pas naturelle et je me demande encore maintenant, pourquoi son père voulait tellement qu'il se rapproche de moi. Andreï m'avait dit que certaines personnes étaient au courant de ce qui était arrivé lors de mon voyage jusqu'à Panterm, peut-être était-ce pour cette raison ou simplement à cause de ma couleur de cheveux... seuls les Êtres des Ténèbres arborent les cheveux de jais, comme Tristan, comme Josépha...
Pourquoi n'ai-je pas simplement bénéficié des pouvoirs de ma mère ? Une enchanteresse qui manie l'air... il n'y a rien de plus classe et distingué. Je n'ose imaginer ce qu'ils pensent de moi à l'heure qu'il est... s'ils sont encore vivants.
— Iom Erebil.
Je m'arrête à l'entente de ce chuchotement et me retourne. Il n'y a rien derrière moi, sauf de la brume et une terre morte.
— Chloé...
Je me retourne à nouveau, tournant littéralement sur moi-même.
Chloé... Chloé... Chloé...
Je n'entends que mon prénom, des chuchotements incessants qui proviennent de tous les coins.
— Laissez-moi tranquille !
— Iom Erebil...
Je ferme les yeux, je serre le col de mon manteau et l'ajuste sur mes épaules. Peut-être devrais-je plutôt dire que je porte le manteau magique de Tristan.
— Ce manteau peut m'aider... ce manteau peut m'aider... me répété-je.
— Iom Erebil.
Je comprends alors instantanément. Ce n'est pas une langue étrangère. Je rouvre les yeux. C'est une voix miroir. Parce qu'elle doit probablement venir de loin... très loin.
Iom Erebil.
Libère Moi.
— Iom Erebil...
— Non ! M'exclamé-je en regardant autour de moi comme si je cherchais quelqu'un. Vous entendez ? JAMAIS ! Jamais... je ne vous libérerai...
J'inspire profondément et finalement, ces chuchotements commencent à s'atténuer jusqu'à disparaître, ce qui me soulage grandement. Je sais que ça ne durera qu'un temps mais peut-être que mon message est passé. Alors je reprends mon ascension, et cela durera des jours et des jours, seules, à affronter la neige, le froid, la solitude.
C'est éprouvant mais à la fois nécessaire, peut-être qu'après cela, je ne serai plus jamais la même. En fait, je l'espère. Et j'espère pouvoir réparer mes erreurs, j'espère que tout pourra recommencer sur de bonnes bases. Mais je suis également ce genre de personne qui espère trop et oublie la réalité.
Ary avait raison, ce voyage est long et au bout d'une semaine de marche, je n'ai plus rien à manger, au bout de deux semaines, je n'ai plus rien à boire. Je continue cependant cette ascension mais je suis de plus en plus épuisée. C'est un voyage et un combat contre moi-même car mon esprit ne cesse de me ressasser le passé et mes erreurs.
Un beau jour, alors que j'avance, les lèvres gercées, le nez rouge à cause du froid - bien que ce manteau soit incroyable. Avec, la température glaciale ne m'atteint pas. Néanmoins je suis déshydratée, affamée. Mes yeux sont lourds, mes jambes sont douloureuses.
Je ne vois plus grand chose par ce froid et je me laisse tomber sur des pierres coupantes. Je reste allongée, la joue posée sur le sol et je ferme les yeux.
Je rêve d'un endroit étrange, on dirait que je survole l'océan et qu'une île lointaine et rongée par les Ténèbres s'y trouve. Cette île ne présente aucune verdure, le sable est devenu noir, et la mer qui s'y échoue ressemble à du sang. Un orage constant gronde au dessus de cette île et les éclaires frappent les arbres encore debout pour fendre leurs troncs.
— Iom Erebil...
Je rouvre les yeux et inspire par le nez à l'entente de cette voix. Je déglutis difficilement tant ma gorge est sèche et finalement, je crois être arrivée. En effet, je me trouve dans la crevasse de deux montagnes mais face à mon regard, je vois un lieu sans ténèbres, un lieu lumineux où le soleil est levé et où la neige recouvre le sol et les sommets.
Je m'appuie sur mes bras, me pousse pour me relever et je titube vers cet endroit qui me semble idyllique contrairement à ce que j'ai traversé durant de longues semaines. Je ne sais pas si c'est le manteau mais je me suis rarement reposée, cependant je le sens à présent, je suis à bout de forces.
Je m'arrête à la frontière et regarde mes pieds. Je suis sur de l'herbe noire et carbonisée, et en faisant seulement un pas en avant, mes bottes s'enfoncent dans de la neige qui se tasse sous mes pas. Je souris légèrement et déambule dans cet endroit fabuleux. Ici, j'entends la grande cascade, j'entends quelques oiseaux qui sont restés malgré l'hiver. Au loin, j'aperçois même un renard, son pelage roux fait contraste sur le blanc. Lorsqu'il me voit, il me fixe un instant puis s'enfuit pour disparaître derrière des sapins. Et je vois enfin ce trou béant, gigantesque qui donne dans une réserve, deux cascades coulent en continue et s'échouent au fond de ce trou. Je ferme les yeux un instant et apprécie ce son mélodieux et serein.
Je reprends ensuite ma marche à la découverte de ces lieux, en espérant trouver comment accéder à la demeure de cette fameuse Esmeralda. Elle doit bénéficier d'un grand pouvoir pour vivre au milieu des ténèbres dans un endroit lumineux à ce point. Je laisse glisser ma main sur l'écorce d'un sapin cependant je marche sur quelque chose qui craque. Le cliquetis d'un mécanisme me fait m'immobiliser et aussitôt, une corde se resserre autour de ma cheville, aussi fort qu'un garrot et je me retrouve la tête en bas, pendue à plus de trois mètres du sol. Mon sac et toutes mes affaires tombent par terre, je pousse un juron et tente de me redresser pour couper cette corde qui me scie la cheville. Je force sur mon ventre pour tenter d'attraper ma jambe mais j'échoue à plusieurs reprises.
Je reste un instant là tête en bas, les bras qui pendent, afin de reprendre mon souffle et me calmer.
— Tous les Êtres des Ténèbres qui entrent en ces lieux ne ressortent jamais, entends-je.
Je tente de voir d'où cette voix féminine et grave provient. Tout est à l'envers et il n'est pas facile de se repérer de cette façon. Cette voix poursuit :
— Tous, sans exception.
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