XXIV - Sous le saule pleureur

Je suis Tristan dans les jardins jusqu'à ce que nous rejoignons Corvil. Là, je lui présente le port totalement vide à cette heure-ci. Lui, garde ses mains enfoncées dans les poches de son manteau magique tout en m'écoutant déblatérer sur mes souvenirs d'enfance quand j'allais acheter le poisson frais au port avec ma mère.

Je lui fais visiter le parc, un endroit où mes amis et moi nous retrouvions chaque jeudi et chaque dimanche de chaque semaine. C'était notre rituel.

— Nous nous retrouvions juste ici, sous ce saule pleureur, expliqué-je en me postant sous celui-ci.

Juste face au petit lac du parc.

— C'est même ici que Hugh, mon meilleur ami, m'avait déclaré sa flamme alors que nous n'avions que dix ans.

Tristan hausse les sourcils.

— Ah oui ? Et qu'est-ce que ça a donné ?

— J'étais bien trop jeune pour cela, et je le considérais comme mon frère, c'était inimaginable. Nous avons fait le pacte de rester toujours amis et ce pacte a perdurer.

— Hm, je vois.

Il avance, regarde l'arbre, le lac et le reflet de la Lune sur celui-ci. Il fait froid, de la condensation sort de notre bouche lorsque nous respirons. Je ferme correctement mon manteau et croise les bras pour protéger mes mains du froid.

— Ça se sent qu'ici, c'est chez toi, déclare Tristan.

— Toi, où es-tu né ?

Il ne retire pas les mains de ses poches et humecte ses lèvres tout en fixant un point devant lui.

— J'ai beaucoup voyagé, en fait je ne reste jamais à la même place. J'avoue que Panterm est la Nation où je suis resté le plus longtemps. Les bidonvilles là-bas sont chaleureux et je m'y étais fait quelques « amis ». Mais je suis né à Storem, plus à l'est d'ici.

— Je vois, c'est une petite Nation semble-t-il.

— En effet, la plus petite. C'est une Nation entre deux montagnes, dans une vallée. Mais c'est plutôt bien là-bas, dans mes souvenirs en tout cas.

Je hoche la tête et regarde moi aussi ce lac sur lequel la lune se reflète. Il n'y a que peu d'étoiles, car ici, il fait froid et les nuages sont chargés.

— Tu comptes ne jamais me dire ce qu'il s'est passé sur ce bateau ? Tenté-je.

Je sais que c'est toujours risqué de poser ce genre de question à Tristan mais je ne peux m'effacer ces images de la tête. On aurait littéralement dit qu'il brûlait.

— Tu as tout compris, grommelle-t-il.

— Nous ne devrions avoir aucun secret l'un pour l'autre.

— Pourquoi ?

Il tourne la tête vers moi et me regarde de la tête aux pieds.

— Parce qu'on entreprend un voyage ensemble, c'est toujours mieux de savoir tout de la personne avec qui nous voyageons, non ?

— Est-ce que je te demande tous tes secrets ?

— Je n'en ai aucun, moi.

Il pousse un profond soupir et passe sa main dans ses cheveux.

— Je pense avoir suffisamment prouvé que tu pouvais me faire confiance. Je t'ai sauvé à maintes reprises, j'ai tué quelqu'un pour protéger ton petit secret et te permettre un mariage avec le prince... et selon toi, je ne suis toujours pas digne de confiance ?

Il me fixe, attendant une réponse. Cependant j'opine négativement de la tête et hausse les épaules. Je sais que je devrais lui vouer une confiance aveugle, notamment à cause de ce que je ressens, cependant je n'y parviens pas, car il cache encore trop de choses.

— Lucius a ensorcelé ce manteau, tu le savais ? reprends-je.

— Bien-sûr.

— On dit qu'il n'y a que sept Objets Obscurs, comment as-tu dégoté celui-ci ?

Le visage de Tristan est fermé, ses lèvres retroussées. Mes questions ne lui plaisent pas. Voyant qu'il demeure muet, je mime l'indifférence et lui tourne le dos.

— Très bien, j'ai la carte, je sais où retrouver l'invocatrice de...

— Non attends, me retient-il quand je commence à partir.

Alors je daigne me remettre face à lui.

— C'est Lucius qui m'a offert ce manteau...

Je hausse les sourcils, alors il l'a connu ? En personne qui plus est.

— Je devais avoir... huit ou neuf ans... c'était la guerre, sur les sept Nations. Un vrai chaos, c'était... terrifiant mais j'étais trop jeune pour prendre part au combat avec les autres Changeurs de Peaux.

— Tu étais de son côté...

— Évidemment !

Ses yeux croisent les miens.

— J'avais huit ans, je n'étais qu'un gamin, rejeté avec tous les autres de mon espèce. Et Lucius était là, à nous donner tout l'amour duquel on nous privait. Qu'aurais-tu fait ? Tu as ton peuple et j'ai le mien.

Je ne réponds rien. Il a raison, si j'avais été à sa place, j'aurais défendu mon peuple, je me serais ralliée à leur cause, cela ne fait aucun doute.

— Ce jour-là, Lucius a été emprisonné, le roi - le père de ton petit prince, a parfaitement réussi son plan et je dois admettre qu'il a eu un plan sans failles et incroyablement bien ficelé. Je ne l'ai jamais revu mais j'ai toujours gardé ce manteau. Parce qu'il m'a aidé à me contrôler, il m'a permis de ne jamais épuiser mon énergie... j'en ai besoin, c'est tout.

— En quoi dois-tu te contrôler ?

— Je n'ai pas envie d'en parler.

— Pourquoi ? J'ai vu dans l'état dans lequel tu étais. Alors était-ce Darius qui t'as ensorcelé ou...

— J'ai certains pouvoirs enfouis au fond de moi, m'interrompt-il.

Je le toise sans un mot, à travers l'obscurité. Quel genre de pouvoirs ? Du feu ?

— Le manteau m'aide à canaliser cette partie de moi. Seul Lucius était au courant, et mes parents, accessoirement.

— Et où sont-ils ? Tes parents...

— Ils sont morts.

— Je suis désolée...

— C'était il y a longtemps, grogne-t-il.

Il s'assoit finalement dans l'herbe fraîche, face au lac. J'hésite un instant mais je le rejoins et m'assois à côté de lui, je tends mes jambes, je souille probablement ma belle robe rouge... mais qu'importe. Je suis heureuse qu'il se soit livré, même si ce n'est presque rien, même si j'ai encore plein de questions en tête. Il semble avoir fait un énorme effort à me dire tout cela.

Je le sens plutôt attristé, lui qui semble constamment dans le sarcasme, comme si rien ne l'étreignait. Je le regarde et je vois dans ses yeux, un regard absent et rempli de toutes sortes d'émotions malheureuses.

Je suis sûrement prise d'un élan d'empathie mais je pose ma main sur son épaule. Ce contact lui fait tourner la tête vers moi.

— Je ne t'ai pas demandé l'autorisation pour ça mais... je voulais te remercier.

Je marque une pause afin de jauger sa réaction. Visiblement, il se laisse faire.

— Merci de m'avoir aidée même si tu voulais me tuer au début. Et merci de t'être confié à moi.

— Je ne suis pas quelqu'un de bien, souffle-t-il. Mais... t'es différente.

Je souris légèrement.

— En quoi suis-je différente ?

— Beaucoup de choses, la sorcière.

Je plisse les paupières l'air inquisitrice.

— Tu es... plutôt jolie pour une sorcière. Tu es assez agaçante mais... ça me plaît, disons que j'aime bien qu'on me tienne tête.

Il y a une certaine attirance inexpliquée. Une attirance qui m'énerve parce que je préférerais le détester plutôt que l'inverse. Notamment parce qu'une partie de moi pense également à Andreï.

— Tu n'es pas trop laid pour un Changeur de Peaux non plus.

Il secoue la tête et détourne le regard un sourire en coin.

— Donc finalement, tu es gentil avec moi, parce qu'au fond de toi, très très loin enfouis avec ton humanité... tu m'aimes.

Il ouvre de grands yeux et me jette un regard.

— Toi, t'es bien trop confiante !

Il me pousse, je fais de même, alors il s'attaque à moi, ses mains s'agrippent à ma taille, me chatouillent et je ne peux m'empêcher de crier et rigoler. Je finis rapidement allongée dans l'herbe glaciale, sous le saule pleureur qui nous entoure de ses branches et ses feuilles. Et Tristan, appuyé sur moi de tout son poids.

Il finit par arrêter lorsque je le supplie et s'appuie sur ses bras pour se redresser. J'attrape cependant sa nuque pour l'arrêter.

— Reste près de moi... murmuré-je.

Nous nous regardons dans le plus grand des silences, où seul le clapotis de l'eau du lac résonne.

— J'ai froid...

Et lui a le corps brûlant. Il me fixe littéralement, je n'ai pas lâché sa nuque et lui, tout doucement, se recolle contre moi, nos jambes entremêlées. Il frôle alors mes lèvres, hésitant mais je ferme les yeux et me laisse faire, mon cœur malmenant ma poitrine. Je n'attends que cela.

Finalement il m'embrasse, ses lèvres goûtent les miennes et moi les siennes. C'est mon premier baiser. Un long baiser, doux et brûlant. Intense et excitant.

Cependant ça ne dure pas bien longtemps, il se redresse soudainement et tend l'oreille.

— Qu'est-ce qu'il y a ? interrogé-je.

J'aurais aimé un nouveau baiser, des caresses et plus encore mais il semble interpellé par quelque chose. Il se redresse totalement alors je m'assois à mon tour, l'impression de sentir encore ses lèvres contre les miennes.

— Il se passe quelque chose, déclare-t-il.

— Où ça ? Au bal ?!

— J'aurais dû m'en douter.

Il se relève et me tend la main, alors je la prends pour me remettre sur pieds également.

— De quoi tu parles, Tristan ?

— Ton amie Kyrsten...

— Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a ?!

Je le suis maintenant dans le parc, nous marchons rapidement et je tremble de peur plus que d'excitation dû à notre baiser à présent.

— Ce n'est plus ton amie, je sentais quelque chose d'étrange mais... elle a dû réussir à camoufler son odeur.

— Attends... quoi ? C'est un... c'est un Changeur de Peaux ?

Si un Changeur de Peaux a pris l'apparence de Kyrsten, alors cela veut dire que mon amie n'est plus de ce monde.

Nous nous mettons à courir jusqu'à la maison, je traverse les jardins dans lequel la plupart des convives courent dans tous les sens en poussant des cris de terreur. J'entre dans notre demeure et me fait bousculer par quelqu'un. Je me cogne dans le mur, mais me reprend rapidement, tout en tenant mes jupons afin de ne pas trébucher.

Je pousse brutalement les portes de la salle de bal, le peu d'invités restant se trouvent dans des coins terrifiés et mes yeux se portent aussitôt sur Hugh et Kyrsten.

Mon amie tient dans sa main une dague qui m'est familière, un Objet Obscur plus précisément. Cependant, cette dague est plantée dans le dos de Hugh, et elle ressort par son abdomen, là où est censé se trouver son estomac. Il garde la bouche ouverte, du sang qui en coule et tâche son cou ainsi que ses vêtements.

— NON ! Hurlé-je.

Les quatre lustres au plafond explosent en même temps que je crie et ne laissent plus que les bougies dans la pièce pour nous éclairer. Je me précipite vers Hugh quand elle retire sa dague de son dos et le rattrape avant qu'il ne s'effondre. Mes genoux frappent le sol, et Hugh est appuyé sur moi. Je pose mes mains sur sa plaie qui ne s'arrête plus de saigner tandis que lui, les yeux grands ouverts, peine à respirer.

— Gardes ! Arrêtez-la ! Crie Ary en pointant du doigt Kyrsten.

Les soldats se précipitent vers elle alors son premier reflex, c'est de se jeter par la fenêtre, brisant les carreaux dans son élan. Je vois que Tristan court à l'extérieur avec les gardes tandis que je garde mon ami dans mes bras.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce qu'il s'est... passé... ?

— Schhh... ça va aller, tout va bien se passer. Je suis là maintenant. Je suis là...

Ma mère s'agenouille à côté de nous, elle pose ses mains également sur la plaie, comme si nous allions pouvoir stopper l'hémorragie mais plus les secondes passent et plus le teint de Hugh vire au gris, un filet de sang sur sa joue.

— On doit le sauver, mère, pitié... sangloté-je.

— Un guérisseur ! S'exclame ma mère. Il nous faut un guérisseur !

— Vite ! Que quelqu'un aille en chercher un ! Ordonne Ary.

Je pose ma main sur le visage froid de Hugh, tandis qu'il tente de garder ses yeux ouverts. Je le sens, il lutte, il se crispe tant la douleur est forte. Il se bat.

— Je suis désolée... j'aurais dû m'en rendre compte... soufflé-je. Pardonne-moi, Hugh...

Je sanglote sans m'arrêter et colle mon front contre le sien, recroquevillée sur le sol. Je sens sa main tremblante sur mon bras, il exerce une pression très faible.

— Je... te... pardonne...

Ce sont ses derniers mots. Sa main retombe sur le sol, il se décrispe totalement et pèse alors tout son poids sur mes jambes. Je reste agenouillée, je pose ma main sur sa joue froide.

— Hugh ? Réveille toi, je t'en prie... reveille-toi ! Je t'en supplie...

Mais ses yeux restent figés, sans vie, sans aucune étincelle. Mon menton tremble, mon visage est inondé de larmes. De ma main tremblante, je lui ferme ses paupières, le cœur lourd. Je sens que ma mère souhaite me réconforter, cependant, d'un mouvement de l'épaule, je la repousse.

Je ne devrais pas, mais doucement, ma tristesse laisse place à de la colère et je sens une énergie incontrôlable monter en moi.

— Écarte-toi de moi, marmonné-je dans un sanglot.

— Chloé...?

— Écarte-toi !

Je lui jette un regard, je ne sais pas pourquoi, mais elle semble terrifiée. Elle se relève, titube légèrement et rejoint mon père qui recule à son tour. Ils me regardent comme si je n'étais pas leur fille, comme... un monstre.

Je commence à respirer de plus en plus fort, ma vue se trouble, mon corps tout entier tremble. Quand je relève la tête, Tristan rentre tout juste dans la pièce et s'immobilise en me voyant.

— Courez... souffle-t-il aux invités tout en me fixant.

C'est trop tard.
J'explose.

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