XXII - Ce qui t'appartient
L'annonce de ce marché passé dans le dos de mes parents ne fut pas le mieux accueilli. En réalité, mon père est sorti de la pièce en colère. Ma mère me regarde, alors que nous sommes assis autour de la table de notre salle à manger. C'est une pièce conviviale où se dressaient très souvent des repas copieux et festifs. Ary est évidemment là lui aussi, il garde ses mains croisées, sans un mot.
— Chloé... souffle ma mère. Pourquoi as-tu fait cela sans notre accord ?
— Il y a certaines choses dont je ne peux te parler, mère.
— Pourtant, il faudra que tu nous en parles, car sans le réel motif de cette erreur, ton père n'acceptera jamais.
Hélène se lève, alors l'attention se porte sur elle et vu comme Ary la regarde, il semble complètement sous le charme.
— Ary, et si nous sortions un instant voir le Gouverneur afin de tenter de calmer les choses ?
Il paraît surpris mais se lève à son tour.
— Et bien... d'accord, je vous suis très chère bien que je ne sache parler la langue des signes. Veuillez nous excuser, souffle-t-il à notre égard lorsqu'il quitte la table.
Une fois seules dans la pièce, le regard de ma mère pèse sur moi et je me sens coupable. Je ne réfléchis pas vraiment et après cela, de mauvaises choses arrivent comme par exemple, la fuite du prince. Tout cela par égoïsme. Peut-être devrais-je réfléchir, peut-être devrais-je éviter de me hâter lorsqu'une idée nait dans ma tête.
— Tout d'abord, où se trouve le prince Andreï ? Enfin, plutôt devrais-je dire... le roi ?
Je pousse un profond soupir. Ma mère est loin d'être idiote.
— Il est parti pour Panterm...
— Mais Panterm est plongé dans le noir.
— Je sais, mais il a décidé de rentrer chez lui.
— Pourquoi ne pas l'avoir empêché ?
— Parce qu'il ne souhaitait pas m'écouter... il m'en voulait.
— Pour quelle raison ?
— Je le savais mais je ne lui ai rien dit.
Je relève les yeux vers elle, pour le moment, je ne sens aucun jugement dans son regard.
— Pourquoi n'avoir rien dit ?
— Je ne pensais qu'à l'honneur de notre famille et j'ai été égoïste, le voilà maintenant parti pour une Nation en pleine destruction mais doit-on l'en empêcher ? Il reste roi, non ?
— Bien-sûr...
— Alors si tel est son choix... de toute façon, je vois bien que notre honneur ne sera jamais sauvé. Et si j'ai proposé ce marché à Ary, c'est parce que je sais que nous ne pouvons plus prospérer sur Corvil. À quoi bon vous obstiner ? Il pourrait vous garder ici, vous offrir nourriture, hospitalité...
— Ce n'est pas à toi de faire ce choix, Chloé.
— Je voulais simplement aider un ami...
Mais je ne sais même pas si je reverrai Tristan un jour et pourtant, je possède le manteau qu'il cherchait tant. À croire qu'il fallait qu'il disparaisse pour qu'ensuite, nous le retrouvions. Je vois bien que ma mère souhaite en savoir davantage mais que dire de plus ? Je ne souhaite pas leur en parler, que diraient -ils de moi ? M'aimeraient- ils toujours comme leur fille ?
Je me souviens encore comme si c'était hier de ma mère qui me répétait sans cesse quand j'étais jeune que les Créatures de l'Ombre n'avaient rien d'humain. Que suis-je alors ?
— Un ami ? Quel ami ?
— Personne...
Elle tape sa main sur la table, ce qui me fait sursauter. Alors je croise son regard furieux mais à la fois inquiet.
— Tu reviens comme par magie d'une Nation ensevelie sous les Ténèbres, avec le prince, tu fais un marché avec l'ermite de Corvil pour qu'il prenne la place de ton père, tout ça pour aider un ami et tu penses pouvoir t'en tirer comme ça ?
Je décide de me lever et fuir cette conversation, je suis lâche et une menteuse qui plus est.
— Tu restes ici ! Ordonne ma mère.
— J'ai dix huit ans maintenant, je suis libre de faire ce que bon me semble !
Je lui tourne le dos et me dirige vers la porte.
— J'ai dit, tu restes ici ! Répète-t-elle.
La porte se ferme alors sous mon nez, ainsi que l'autre porte derrière ma mère. Je reste un instant immobile, les yeux écarquillés puis me tourne vers elle. Je la vois baisser son bras, elle respire fort, les lèvres retroussées, en colère.
Elle vient juste de fermer les portes à distance et pourtant, jamais encore je ne l'avais vu faire.
— Mère... ?
Elle passe sa main dans ses cheveux et pousse un profond soupir tout en se laissant tomber sur sa chaise.
— Tu as des pouvoirs ? M'enquis-je.
Elle ne me répond pas, je m'approche d'elle, insistante à mon tour.
— Quand comptais-tu le dire à ta propre fille ?!
— Je suis ta mère ! Je suis en droit d'avoir des secrets.
— Mais ce n'est pas n'importe quel secret !
— Il n'y a rien à savoir, Chloé. Je suis une Enchanteresse, je manie l'air, simplement. Mais je ne me sers pas de mes pouvoirs, car pour moi, une vie normale est importante et encore plus lorsqu'on a un enfant. Je n'ai pas besoin de cela pour vivre.
— Pourquoi je n'ai pas ce don alors ?
— Ce n'est pas obligatoire, ton père n'a pas de pouvoirs.
Hélène non plus, pourtant son père est un Enchanteur également. Je reste néanmoins blessée qu'elle ne m'en ait jamais parlé. Je pensais que nous avions une relation basée sur la confiance à l'époque.
— Qui est cet ami ? Qu'as-tu gagné en passant ce marché ?
— Un manteau magique, enfin... un Objet Obscur comme ils appellent cela...
— Pourquoi ? Il y en a peu, d'ailleurs je crois qu'il y en a sept seulement. Un Objet pour chaque Nation.
— Vraiment ?
— Oui. Ce sont des Objets très dangereux et qui ont été enchanté par Lucius, l'Invocateur de l'Ombre.
— Ary l'avait... et mon ami en a besoin...
— Qui porte ces Objets deviennent des ennemis des sept Nations. Sans oublier que l'Objet partage une grande puissance à son possesseur.
— Oui mais c'est de ma faute s'il l'a perdu.
— Ton « ami » n'est pas humain, pas vrai ?
— Je t'en prie, tout cela doit rester entre nous.
— Chloé, nous n'allons pas pouvoir réparer toutes tes erreurs et c'est la place de Gouverneur de ton père qui est en jeu.
— Je sais...
Je n'ai pas réfléchi, et ce n'est pas correct pour mon père. Je baisse la tête et me mordille les lèvres. Ma mère pose alors sa main sur la mienne, ce qui attire de nouveau mon attention.
— Je veux que tu rendes cet objet à ton « ami », et promets-moi que jusqu'à ce qu'il soit entre les mains de son propriétaire, tu ne porteras jamais ce manteau, d'accord ?
— Oui...
— Je veux que tu me le promettes, Chloé.
— Je te le promets.
Je lui dis les yeux dans les yeux alors je devrais tenir cette promesse et ne jamais porter ce manteau qui visiblement, semble bien plus dangereux qu'il en donne l'impression. Ma mère a toujours été conciliante et à l'écoute. Je n'ai jamais eu à me plaindre de mon éducation ou de leur amour, ils m'en ont toujours énormément donné.
— Bien et lorsque tu lui auras rendu, je veux que tu restes avec nous. Je ne prendrai pas le risque de te perdre une nouvelle fois.
— Non, je ne peux pas, je dois...
— Ce n'est pas une proposition, Chloé. Avec ce qu'il se passe dehors, tout le monde pense que Lucius a pu se libérer et est de retour. S'il doit arriver quelque chose à Corvil, je veux que nous soyons tous ensemble et que nous défendions nos terres. Tu ne repartiras pas de cette Nation.
Je m'apprête à répondre, à m'y opposer mais ma mère reprend :
— À présent, vas faire tes excuses à ton père. Tu lui dois bien cela.
Je hoche la tête, me lève, récupère le manteau que j'avais posé sur un siège et sors de la pièce. Je cherche mon père et le trouve dans les cuisines, en train de pétrir de la pâte pour faire du pain. Lorsqu'il me voit entrer, il s'arrête juste un instant et reprend son travail.
Je pose le manteau, passe mes mains que je savonne sous l'eau et me poste à côté de lui pour l'aider. Nous nous jetons un regard complice, nous nous adressons un sourire.
Il n'y a que lorsque nous terminons le pain et qu'il est enfourné que je prends le temps de parler à mon père.
— Je suis vraiment désolée pour ce que j'ai fait, mais je suis persuadée que l'on peut trouver le moyen d'arranger ça afin que tu gardes ta place de Gouverneur.
Je parle à voix haute, parce que mon père est muet mais pas sourd. Je le vois dubitatif un instant puis il secoue la tête. Les signes qu'il me fait me font comprendre qu'il a accepté. Il me dit qu'il était en colère au début, mais qu'ensuite il a réfléchi et qu'à présent, il est temps que son règne prenne fin.
— Alors tu ne m'en veux pas ?
Il me sourit et passe sa main sur ma joue.
— Tu étais un si bon Gouverneur... rajouté-je.
Alors il me répond, toujours en langue des signes, que pour lui la famille est plus important et qu'un Gouverneur qui peut parler changera beaucoup de choses à Corvil.
— Il n'y a pas toujours besoin de parole pour avoir du pouvoir, père.
Il hoche la tête et me dit qu'il le sait. Il me dit également qu'il ne veut pas chercher à savoir pour quelle raison j'ai fait cela, tout ce qu'il souhaite c'est que ma mère et moi soyons en sécurité. C'est tout ce qui l'importe.
— Je t'aime, soufflé-je.
Nous nous enlaçons et je me sens soulagée. Apparement ils ont discuté avec Ary et ce dernier a promis de ne pas les mettre dehors. Au contraire, il a même dit préférer continuer à vivre au bord de la mer et se montrer à la population de Corvil que lorsque cela sera nécessaire. Il a dit qu'il organisera un grand bal en cet honneur. J'espère sincèrement qu'Ary est un homme de parole et de confiance. Sinon, je me ferai une joie de le détruire. Il est hors de question que quiconque touche à ma famille.
Le reste de la journée, je le passe à me promener dans Corvil. Il y a son grand parc spectaculaire où quelques animaux sont gardés en captivité pour divertir certains et nous permettre des récoltes. Il y a également le grand théâtre de Corvil, ou de superbes spectacles se déroulent. Le port est aussi une zone marchande et le poisson ici est clairement le meilleur.
Alors que je me balade le long de la berge de Corvil, dans un coin bien plus reculé, le manteau dans les bras, on m'apostrophe.
— Chloé ?!
Je me retourne et quelle est ma surprise de voir Hugh et Kyrsten mes deux meilleurs amis devant moi. Je ne peux m'empêcher de leur sauter dans les bras. Ils me serrent fort, je fais de même et les regarde tous les deux. J'aime toujours autant l'odeur de Hugh et Kyrsten reste fidèle à elle-même, garçon manqué, tout comme moi.
— Alors ça, c'est une surprise ! S'exclame Kyrsten. On te pensait à Panterm et avec ce qu'il s'y passe... on a cru ne pas pouvoir te revoir... alors on avait fait brûler des cierges, en espérant que cela puisse te protéger.
— C'est notre petite sorcière, rien n'atteint Chloé ! Intervient Hugh.
Je lui donne une frappe sur le bras tout en rigolant. Ils me rappellent tellement mon passé et surtout, ce que j'étais avant tout cela. Comme si c'était il y a des décennies alors que ce n'est pas si vieux. Mais je n'ai plus la sensation d'être la même.
Nous passons le reste de l'après-midi ensemble, je les ramène même à la maison pour qu'ils rencontrent Hélène qui semble s'être rapprochée d'Ary. Kyrsten travaille au port avec les pêcheurs et Hugh dans une librairie. Je suis étonnée qu'ils ne soient toujours pas ensemble.
Nous terminons la soirée chez Ary, au bord de la mer. Et alors que Hugh montre ses talents de musicien en jouant de la guitare, un bel instrument au manche lustré qui laisse échapper de belles notes de musique sur la plage.
Moi je suis assise sur l'une des dunes de la montagne, un petit peu à part car j'ai besoin de me retrouver un petit peu seule et de songer au long voyage qui m'attend. Je vais devoir quitter mes parents, sans leur dire et je n'ose imaginer comme ils vont s'inquiéter pour moi. Mais je n'ai pas le choix. Je dois savoir ce que je suis, et je dois savoir comment sauver Panterm. C'est à moi de réparer mes erreurs. C'est mon combat. Il m'appartient.
J'inspire profondément, mes jambes repliées, le manteau à côté de moi et je fixe le couché du soleil. La nature est sublime. Je n'ose imaginer comment doivent être les habitants de la capitale, sans un seul rayon de lumière...
— Je crois que tu détiens quelque chose qui m'appartient.
Je fronce les sourcils, me tourne légèrement et relève la tête. Quelle est ma surprise lorsque je découvre Tristan debout, devant moi. J'ouvre de grands yeux, me lève d'un bond et lui saute au cou. Je le serre si fort, que je touche à peine le sol et qu'il doit être en train d'étouffer.
— Tristan !
Je me détache de lui, mes mains sur ses épaules, toujours sur la pointe des pieds et je le regarde de longues secondes alors qu'il m'adresse un chaleureux sourire. Le pauvre a les yeux terriblement cernés, et ses vêtements sont extrêmement propres, il porte l'accoutrement d'un bourgeois. Je ne veux même pas savoir ce qu'il a fait.
— Je ne pensais pas que tu serais si heureuse de me revoir...
Je le lâche et ramasse le manteau que je lui tends fièrement.
— Ce manteau t'appartient entièrement, alors prends-le.
Je vois une étincelle dans son regard. Il prend le manteau, m'observe un instant, puis il l'enfile. Il lui va comme un gant, comme lorsque nous venions de nous rencontrer. Il ferme les yeux, inspire par le nez et expire par la bouche. Lorsqu'il les rouvre, ses cernes ont disparu et il m'adresse son séduisant sourire en coin.
— Me voilà entier.
Il marque une pause, et moi je suis noyée dans ses yeux redevenus entièrement bleus.
— Alors, qu'est-ce que j'ai raté ?
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