XX - Laisse-moi t'aider

Le marin nous a bien dit que le voyage serait long. La journée, nous déambulons sur le pont et dans la soute, Hélène, elle, a trouvé sa place dans les cuisines. Elle prend plaisir à aider les quelques marins peu sûrs d'eux à faire à manger pour tout l'équipage et les voyageurs. Comme nous n'avons pas pu payer le prix indiqué par le marin, nous devons partager la même chambre. Si seulement cela s'appelle une chambre, je dors serrée contre Hélène et nous avons laissé de la place au prince sur une couchette seule. Avec nous, d'autres personnes ronflent et certaines sentent même extrêmement fort.

Évidemment, Tristan ayant l'apparence d'Hector, lui a droit à des appartements privés et probablement bien plus luxueux que ce que nous avons là. Personne ne sait que le prince est avec nous parce que personne ne sait à quoi ressemble le prince. Andreï souhaite rester anonyme d'ailleurs, afin d'éviter tout conflit ou autre et il est préférable que cela reste comme ça, afin d'éviter que quelqu'un ne lui divulgue ce qu'il se passe à Panterm.

Cela fait maintenant quatre jours que nous naviguons et ce soir, je ne parviens pas à trouver le sommeil. J'ai à moitié le mal de mer, car l'océan est agité et la sensation de me rapprocher de Corvil m'angoisse. J'ai peur de mêler mes parents ou même mes amis à cela, je ne souhaite pas que mes pouvoirs soient vu par quiconque. J'aimerais pouvoir les contrôler davantage et que tout cela reste un secret. Tristan n'a pas tort dans un sens, il nous faut savoir ce qui se cache en moi. Je ne peux pas être comme Lucius, personne n'a les pouvoirs que lui avait, personne n'est aussi puissant que lui l'était et personne n'est aussi monstrueux que Lucius.

Je décide de prendre l'air et sortir sur le pont. Il fait froid, l'hiver est bel et bien là, le bateau est plutôt glissant, givré. Je me frotte les bras, un gros manteau sur les épaules et claque des dents tout en avançant sur le pont totalement vide. Il y a que peu d'étoiles dans le ciel et dans le noir comme cela, on n'y voit pas grand chose. Heureusement, la lune est là pour nous éclairer ne serait-ce qu'un peu.

C'est étrange, comme cela, il n'y a pas d'horizon et l'océan est presque imperceptible, totalement noir comme le néant, seulement quelques reflets sont visibles ainsi que la mousse que les vagues procurent.

Lorsque je perçois de l'agitation sur ma gauche, je tourne la tête et plisse les paupières pour voir dans la pénombre. Je crois reconnaître les cheveux roux de Hector ainsi que sa gigantesque carrure. Il se voûte, grogne et marmonne des choses. Je décide alors de m'avancer vers lui, il faut dire que depuis quatre jours, nous ne l'avons pas beaucoup croisé.

— Tristan ? Est-ce que tout va bien ?

— Laisse-moi, grogne-t-il.

Il se penche en avant, les mains sur le visage et pousse des râles étranges.

— Tu es sûr que ça va ?

Je pose ma main sur son bras cependant il se redresse brusquement et se tourne vers moi pour me repousser.

— Je t'ai dit de me laisser !

J'ouvre de grands yeux lorsque je remarque que sa peau ondule, enfin... on dirait qu'il perd son apparence. Je le sais car il n'a plus les yeux de Hector mais bel et bien cet oeil bleu et cet oeil jaune.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— J'ai besoin du manteau ! Voilà ce qui m'arrive ! Parce que j'ai été idiot de laisser la dague de Josépha à Irondell ! Je suis complètement stupide !

Il avance, dos à moi, alors je le suis.

— Calme-toi, on va trouver une solution. Sans cet Objet, tu perds tes pouvoirs ?

— Ça ne se voit pas ?

— Mais je croyais que ça amplifiait les pouvoirs...

— T'es trop curieuse.

Il appuie ses bras sur le bord du bateau et se penche en avant, là où les vagues frappent la coque.

— Tu vas retrouver ton apparence ?

— Tu poses trop de questions.

— Je suis toujours trop pour toi.

Il me jette un regard assassin puis le détourne. Il grimace à nouveau, attrape son visage et pousse un long grognement.

— Ne regarde pas, grommelle-t-il entre ses dents.

Mais je ne me retourne pas, je penche même la tête sur le côté pour essayer de voir son visage cependant il attrape sa peau, juste au niveau de l'implantation de ses cheveux roux qui soudainement deviennent noirs, plus courts et plus lisses... je fronce les sourcils puis le vois littéralement arracher son visage en gémissant, cela ne semble pas très agréable. Ses épaules s'amaigrissent, il perd en centimètres au niveau de sa taille et lorsqu'il se redresse, voilà qu'il a de nouveau son apparence de Changeur de Peaux : le jeune homme aux cheveux de jais et aux yeux vairons. Plus mince que Hector, plus petit, mais plus appréciable à regarder également.

Cette "mue" qu'il s'est retiré s'évapore dans les airs comme de la cendre, je reste bouche-bée, à le fixer tandis qu'il inspire profondément, gonflant son torse et expirant lentement. Les vêtements qu'il porte sont toujours ceux de Hector, mais bien trop grands pour lui.

— Incroyable... soufflé-je.

Alors il tourne la tête vers moi.

— Je t'avais dit de ne pas regarder !

— Ton corps est tellement... étrange. Je veux dire... il change de forme, de taille, de couleur...

— Je suis un Changeur de Peaux, Chloé, dit-il comme une évidence.

— Je sais !

Il détourne le regard pour le fixer sur un point, devant lui, là où il fait noir. La lune nous éclaire, ainsi que les lanternes accrochées aux mats mais elles ne cessent de vaciller quand le bateau tangue.

— Pourquoi tu n'es pas avec le petit prince ?

— Je n'arrivais pas à dormir...

Moi aussi je m'appuie contre le rebord et fixe l'horizon presque imperceptible.

— Ouais, ça m'arrive souvent, avoue-t-il.

— Vraiment ? On dirait que jamais rien ne t'atteint.

— Tu parles, je fais comme si tout allait bien mais ce foutu Gouverneur m'a bien amoché.

Je le regarde, interloquée. Alors il baisse la manche du long manteau trop grand, puis tire sur le col de sa chemise trop grande également pour me montrer son épaule, poignardée. On y voit encore cette affreuse plaie en longueur, recouverte de croûtes mal formées et boursouflée. Je grimace rien qu'à l'idée de la douleur que cela doit procurer.

— Il ne t'as pas raté...

— C'est la première fois que je me fais poignarder, tout ça à cause de toi.

Je lui lance mon plus mauvais regard mais il esquisse un sourire en coin.

— Tout ça pour toi... ? rectifie-t-il.

Alors je souris moi aussi, satisfaite.

— Je préfère, taquiné-je en regardant de nouveau l'horizon.

Pourtant, je sens encore son regard peser sur moi mais je demeure immobile. Cela me gène quelque peu et me met mal à l'aise sans que je ne sache vraiment pourquoi.

— Je comprends mieux pourquoi je t'ai parlé sur ce bateau la première fois, dit-il ce qui brise le silence.

J'ose à nouveau le regarder, le pauvre a une mine terrible. Ses cernes sont prononcées, ses lèvres gercées, on dirait qu'il est mourant et à la fois, je ne l'espère pas, ce qui m'étonne quelque peu.

— Pourquoi ?

— Une jeune fille aux cheveux de corbeaux, aux yeux de glace... c'est trop rare. On a beau essayer de se rassurer en se disant que n'importe qui peut arborer des cheveux sombres... moi je te dis que non, il n'y a que les Créatures de l'Ombre qui le peuvent.

Je baisse les yeux. Toute mon enfance jusqu'à mon départ pour Panterm, mes parents n'ont cessé de me répéter que j'étais tout sauf ce genre d'individu terrifiant. Je les ai cru, j'ai essuyé les critiques, les moqueries, la haine de certains, parce que je croyais mes parents, je croyais en eux. Mais je penche à croire qu'ils m'ont caché la vérité. Comment pourrais-je être cette personne, sans que l'un de mes parents le soit ? Ma venue à Corvil est peut-être finalement une bonne idée.

— Alors je suis... comme toi ? soufflé-je.

Il me toise de longues secondes sans rien dire et finalement, doucement, il écarte une mèche de cheveux qui virevolte devant mon visage. Il passe cette mèche derrière mon oreille et penche la tête sur le côté.

— Je pense que tu es plus bienveillante que moi, et comme c'est dur de dire ce genre de choses.

— Pourquoi ?

— Parce que... t'es la sorcière, t'es celle qui a volé mon manteau et m'a mis dans la plus grande des misères.

— Loin de moi cette intention.

— Je sais, Chloé.

Bizarrement, discuter avec lui sans que l'on s'insulte me procure un sentiment étrange mais à la fois plaisant. Je le vois d'une autre manière, peut-être moins monstrueux et plus humain. Comme si finalement, tout ce que l'on dit sur les Créatures de l'Ombre ne sont que des histoires, parce que personne ne les connaît réellement. Tout comme des êtres humains, ils ont des sentiments et un coeur qui bat dans leur poitrine. Eux aussi peuvent avoir faim, froid, peur... eux aussi peuvent être tristes...

Je crois même avoir presque envie de le prendre dans mes bras, l'envie qu'il m'enlace et me dire que je peux lui vouer toute ma confiance, aveuglément.

Mais tout change, parce que Tristan, qui avait laissé sa main contre ma joue, recule de deux pas. Il pose cette fois sa main sur sa poitrine, recule à nouveau et grimace, les veines et tendons de son cou saillant.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Rien... rien... ça va aller.

— Je vois bien que non, dis-moi ce qu'il se passe !

Je souhaite lui saisir le bras cependant, au contact de sa peau, je sens une brûlure attaquer ma paume. Je le lâche aussitôt tout en poussant un cri de surprise. Je regarde ma main devenue rouge puis Tristan qui continue de reculer pour s'éloigner de moi. Je l'entends respirer très vite, très fort.

— Tristan... qu'est-ce qu'il t'arrive ?!

— Vas-t-en.

— Non !

— Je t'ai dit de partir ! grogne-t-il en me fusillant du regard.

Il n'a plus les yeux bleus. Ses deux iris sont jaunes vives. Je suis stupéfaite, terrifiée mais à la fois, je ne souhaite pas le laisser là. Il m'a aidé. Il a tué quelqu'un pour moi.

— Laisse-moi t'aider ! Dis-moi ce qu'il se passe !

— C'est sûrement l'Enchanteur de Feu, grogne-t-il en se tournant.

— Quoi... ?

Je regarde autour de moi, comme si cet Enchanteur était dans le coin mais il n'y a que nous, les marins sont de l'autre côté. Tristan pose ses deux mains sur le bois, cependant, de la fumée commence à s'élever et le bois à flamber. Il le lâche aussitôt et titube vers la poupe du bateau.

— Chloé, laisse-moi !

— Hors de question !

Je vois cette chaleur qui émane de lui, cette fumée tant il a chaud. Il retire le manteau, détache son veston qu'il jette sur le sol, tout cela en reculant. Puis il tire sur le col de sa chemise et la déchire. Il transpire tellement qu'elle colle à sa peau.

Il me tourne finalement le dos et cours vers le haut de la poupe.

— Qu'est-ce que tu fais ?!

— t Corvil, trouve Ary, il saura t'aider à trouver l'Invocatrice de Lumière, balbutie-t-il.

Je le vois monter sur le bord, j'écarquille les yeux.

— Tristan, ne fais pas ça ! Me laisse pas !

Je cours vers lui cependant c'est trop tard, il se jette à l'eau comme pour éteindre le feu qui brûlait en lui. Je m'appuie contre le bois, sur la pointe des pieds, je regarde par dessus bord, afin de le voir mais je ne distingue rien sauf la mousse des vagues.

— TRISTAN !

Je reste immobile, à fixer l'eau comme s'il allait en ressortir comme par magie mais rien ne se passe. Mes yeux sont grands ouverts, embués de larmes et des marins m'écartent du bord et m'interrogent. Pourtant, je n'entends pas vraiment leurs voix, je suis comme sonnée, paralysée, ailleurs. Je n'ai pas compris ce qu'il s'est passé, je ne le comprends pas.

— Un homme à la mer ! hurle un marin en ramassant les vêtements sur le sol.

Finalement, je reconnais le visage d'Andreï devant moi qui tient mes bras et me secoue légèrement pour que je lui parle, Hélène est avec lui aussi.

— Chloé ! Chloé, vous m'entendez ?

— Il... il...

— Vous parlez de Tristan ?

Je hoche la tête.

— Il a sauté...

Le prince fronce les sourcils, dans l'incrompréhension mais il me prend dans ses bras. Il m'étreint très fort, ce qui me rassure. Je ferme les yeux, sa chaleur et sa bienveillance me soulagent doucement.

— Tout va bien, je suis là, me murmure-t-il.

Mais Tristan, lui, vient de nous abandonner dans notre quête.
Il vient de m'abandonner.

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