Chapitre 8

Le regard soudain lointain, l'homme rabaisse son arme.

- C'est la vérité ?

Les yeux rivés sur sol, je régule ma respiration affolée avec difficulté. Serrant ensuite les poings, je me concentre et relève lentement le nez vers mon adversaire.

De la pitié, c'est tout ce qu'il y a dans son expression.

- Oui, je réponds calmement, contrôlant avec précaution chacun de mes gestes. L'humaine qui m'accompagnait tout à l'heure me voit et n'arrive pas à m'oublier. Alors, pour respecter mon souhait de disparaître, elle s'est débrouillée pour m'amener jusqu'ici et me procurer la potion.

Le mensonge vient naturellement à mes lèvres, c'est comme si j'avais fait ça toute ma vie.

- Grâce à ça, elle m'oubliera. Et enfin, je serai une vraie invisible !

Le bras de l'homme tenant l'arme retombe tout à fait contre lui, battant sa cuisse du pistolet. Pris de court, il ne semble pas savoir comment réagir. En même temps, voir quelqu'un vouloir effacer à jamais toutes traces de sa présence sur Terre a de quoi sérieusement déstabiliser.

- Disparaître tout à fait... répète-t-il avec concentration, comme pour réfléchir à cette idée. ... Dans quel but ?

- Pour être libre, répondis-je, inspirée d'un raisonnement qui me vient naturellement. Ce n'est pas à vous que je vais apprendre ce que ça fait quand personne ne s'intéresse à vous. Je n'ai plus envie de chercher leur attention, la mienne seule me suffit. Alors oui, c'est sans retour, je le sais bien. Mais j'ai fait mon choix, je veux disparaître !

Je le jauge du regard, entrant parfaitement dans mon rôle. C'est même à se demander si c'est réellement un rôle au final...

- S'il vous plaît, comprenez-le, supplié-je à nouveau. Je ne veux plus souffrir !

L'homme semble hésiter, puis finit par soupirer un bon coup. Résigné, semble-t-il. 

Je le regarde s'approcher du flacon sans bouger, figée sur place pour mieux réprimer mon enthousiasme. Si mon interprétation est bonne, je crois bien que j'ai gagné !

- Je te comprends... sans doute trop bien, compatit-il d'une voix empreinte de regrets. Alors je ne peux que t'aider.

Il ne semble pas prêt à douter d'un de ses confrères invisibles. La tournure que prennent les événements et parfaite, c'est lui qu'on accusera ! Et la potion m'est servie sur un plateau d'argent avec ça !

Ne pas laisser percevoir mon triomphe. Accepter son aide, sans broncher.

- Merci ! fais-je, soulagée, en tendant la main vers lui.

Il me donne la potion, sans plus une hésitation.

- Je vais devoir vous effacer la mémoire, lui confié-je en serrant dans ma main la fiole en verre. Et il en va de même pour le professeur. Je crains que vous risquiez de perdre votre job...

- Je sais, approuve-t-il tandis que je débouche prudemment le produit. Mais ne t'en fais pas pour mon travail, je suis trop précieux pour eux. Nous ne somme malheureusement plus beaucoup d'invisibles à rester en vie pour assurer ce genre de fonctions...

Je retient mon geste, arrêtant le mince filet de liquide qui coule dans ma main pour dévisager l'homme.

Je rebouche la fiole sans le quitter du regard et la glisse dans ma poche, puis j'entaille ma paume avec une épingle et laisse mon sang se mélanger à la mixture. Et, avant d'approcher ma main de son visage pour lui faire inhaler, j'affronte une dernière fois son regard confiant, quoiqu'un peu désolé.

Il a de jolis yeux bleus.

- Oh croyez-moi, nous sommes nombreux, le rassuré-je tranquillement, un sourire au coin des lèvres et la main tendu en avant. Nous savons juste bien nous cacher...

* * * *

Bien que mes souvenirs soient flous, je reconnais immédiatement l'endroit. Une atmosphère marquante, une odeur aseptisée, un revêtement gris au sol qui crisse sous mes pas et des couloirs blancs si familiers que j'ai l'impression de ne jamais avoir quitté les lieux.

Ah, cette prison ne me manquait pas !

Je compte mes pas, les portes, marchant dans le service des invisibles avec, malgré-moi, la mauvaise impression de revenir chez moi.

Lonna m'a donné quartier libre dès que nous sommes sorties du laboratoire. Nous avons toutes deux décidé que la potion serait plus en sécurité entre mes mains, et malgré ses réticences, elle a finallement accepté de s'en séparer. Son inquiétude était justifiée d'ailleurs, j'ai tout le loisir d'agir contre elle désormais. Mais avant de retrouver Ilan pour poursuivre notre plan, il me reste une chose à faire.

Chambre 24

C'est celle là, le nombre m'a toujours hanté.

Avant d'ouvrir la porte, j'hésite. Une main posée sur sa surface lisse, je me demande encore si c'est une bonne idée.

Va-t-elle accepter ma visite après ma fuite ? Ne va-t-elle pas piquer une de ses nombreuses crises en me voyant débouler comme une fleur, près de six ans après l'avoir abandonnée ?

Ou tout simplement, se souviendra-t-elle encore de moi ?

Je crois que c'est la dernière question qui me fait le plus peur.
Mais si je quitte la ville demain, je me dois de lui rendre une dernière visite !

Je pousse enfin la porte, qui s'ouvre dans ce mouvement silencieux qui m'a toujours dissuadée d'huiler celle pourrie de ma cabane pour qu'elle fasse du bruit. Ses grincements aiguës ressemblent à une douce berceuse comparés à la froideur de ce silence.

La chambre n'a pas changé depuis six ans. Elle est toujours aussi simple et délavée que dans mes souvenirs. Par contre, ses occupants ne sont plus les même.

- Bonjour ! m'interpelle un homme à l'œil bandé reposant sur un lit.

Je lui fait un rapide signe de tête, ce qui a pour conséquence de le tirer immédiatement du lit.

Je détourne vite les yeux, les joues brûlantes. J'avais oublié ce que ça faisait de voir des invisibles brisés, n'aspirant qu'à se faire voir des autres. J'avais oublié leur solitude et leur douleur, souffrant d'un mal profond mêlé à la maladie ou les blessures qui les tuent à petit feu.

De quoi alourdir un peu plus le poids pesant sur mes épaules.

- Tu m'as vu ! s'exclame-t-il de sa voix rauque, m'ordonnant par son intonation agressive de me retourner vers lui.

Ce que je fais.

- Je vois tout le monde, mon pauvre homme, dis-je patiemment. Tout le monde mérite de l'attention. Et entre invisibles, il vaut mieux se serrer les coudes.

- Je ne suis pas invisible ! s'écrie-t-il alors. N'importe quoi, pas du tout ! Des gens me voient ! Je ne suis pas invisible !!

Je serre plus fort les dents.

- Désolée pour toi, mais je crois que tu te trompes.

- Non ! NON ! TOI ! Tu me vois, toi ! Je serais toujours visible !! VISIBLE !!!

Je fronce le nez, partagée entre dégoût et pitié.

- Sans doute pas... murmuré-je pour moi-même.

Et je me détourne du lit.

- Non, attends ! crie-t-il. Reviens ! Je t'ordonne de revenir ! Je suis visible ! Je ne disparaîtrai JAMAIS !!

- Vivement qu'ils reviennent l'assommer... râle une voix amère dans mon dos, à l'accent reconnaissable entre mille.

Je tourner vivement la tête et trouve la vieille femme allongée sous ses couvertures, fatiguée par l'âge et la maladie. Mais quand elle me voit la contempler, son visage s'éclaircit.

- Bonjour mon enfant, murmure-t-elle avec affection.

Je souris en me rapprochant de son lit, les yeux soudain humides.

- Marytha...

Malgré quelque rides en plus couvrant son vieux visage, elle reste la même. Elle garde ce quelque chose de la gentille matrone qui me racontait ses histoires le soir, quand je dormais au pied du lit de ma mère.

Soudain, je me rends compte que sa bienveillance m'avait profondément manquée.

- Ma petite Jyn, fait-elle d'une voix faible, mais pas moins empreinte de chaleur. Ça fait longtemps que tu n'es pas revenue à la maison...

Le ciel semble me tomber sur les épaules. En quelques secondes, je cède à la puissance de mes émotions. Mes larmes, petites gouttes salées, dévalent mes joues, roulent le long de mon menton et viennent s'écraser sur les draps blancs de la malade.

Marytha me regarde avec attendrissement, portant une main ridé contre ma joue pour la caresser du pouce.

- Mon enfant... qu'est-ce que tu as grandit ! Ça ne me rajeunit pas tout ça !

Je souris entre mes larmes.

Satisfaite, elle rit faiblement avant d'être arrêtée par une quinte de toux, puis lève à nouveau les yeux sur moi.

- Tu m'as manquée, ma petite, chuchote-t-elle avec amour.

Je frissonne.

- Moi aussi tu m'as manqué...

J'étouffe un nouveau sanglot.

Je l'ai quittée, je les ai tous quittés. Pour quoi ? Un peu plus de liberté, c'est ça ?

C'était si égoïste !

Mais malgré mon abandon, et après toutes ces années, elle est encore là pour me réconforter. Je redeviens une fillette de dix ans devant cette grand-mère d'adoption.

- Excuse-moi, je murmure tristement, je n'aurais pas dû partir comme ça. Oh, je suis tellement désolée d'avoir fuit !

- Tu n'as pas à t'excuser, ma belle, refuse-t-elle gentiment. Tu as bien fait de partir. Une fillette en bonne santé n'avait pas sa place dans un hôpital.

Les larmes brouillent tout à fait ma vision.

- Mais, Ytha, je n'ai ma place nul part... je suis invisible, personne ne m'acceptera jamais !

Comme une devise, ces mots ne me quittent jamais. Ils sont plus réels que tout ce qu'on pourra jamais me dire.

- Je sais que tu te trompes, mon enfant, me sermonne-t-elle pourtant bienveillamment. Ce n'est pas parce que quelques idiots ne t'acceptent pas que tu n'as pas le droit d'être aimée par les autres ! Tu es une fille fantastique, ma petite Jyn. Pleine de douceur, de beauté, de gentillesse et d'intelligence. Le monde a besoin de toi !

Je ne tiens plus debout. Agenouillée contre le lit de la vieille femme, je la laisse me caresser les cheveux en sanglotant. 

Je ne suis rien de ce qu'elle décrit, rien qu'une ratée dont tout le monde a bien compris qu'il fallait se foutre !

C'est tout !

- Ma chérie, chuchote-t-elle, ne laisse pas les autres te dicter ce que tu es. Ne les laisse pas pourrir mon enfant juste pour des broutilles...

- Non, ils n'ont pas ce pouvoir ! fais-je avec courage en reprenant mon souffle. Je vaux mieux que ça ! Tu sais, ce n'est pas moi que déteste... je déteste tous les autres ! Ils sont cruels, vicieux, égoïstes, hypocrites... Je n'ai pas ma place parmi eux, Ytha !

Si mes sanglots démentissent ma détermination, la vieille femme se garde de me le faire remarquer.

- ... mais  au fond, le monde est quand même beau.

Elle sourit.

- Tu as bien grandit, constate-t-elle doucement.

Et sa fierté fait mon plus grand réconfort.

- Je vais partir, déclaré-je alors. Et cette fois, pour de vrai. Je suis libre maintenant.

- Alors pars, mon enfant.

Je souris à mon tour, réconfortée par les rayons de ce doux soleil qu'est la vieille femme.

- Tu t'occuperas de maman, Ytha, me rassuré-je. Je sais qu'avec toi, elle sera en sécurité.

Mais son visage se décompose lentement à ces mots, et ça me coupe la respiration.

- Ma chérie...

- Tu ne veux pas ? Oh, dis moi qu'elle n'est pas devenue folle... 

Le faible sourire traversant son visage mélancolique tente de me réconforter. Sauf que des larmes menacent encore de m'échapper, toute tendue que je suis dans l'attente de sa terrible réponse.

- C'est de ma faute, c'est ça ? sangloté-je. C'est parce que je l'ai abandonnée ?

Mon cœur se serre furieusement. Tout ce que j'ai fait pour Lonna, c'était pour ma mère. Je ne supporterai pas qu'elle soit devenue folle entre temps !

Je pleure encore sur des hypothèses cruelles, mais jamais je ne pouvais m'attendre à ce qu'Ytha me dit alors. 

Et c'est pire que tout.

- Non, rien n'est de ta faute, Jyn... fait-elle doucement. Mais ta mère nous a quitté il y a deux ans.

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