Chapitre 9.2 : L'anniversaire de Gérôme - Partie 2/3

À huit heures trente le jour de l'anniversaire de Gérôme de Courrême, Équerelle était encore endormie. La cour du palais, bien que baignée des rayons d'un soleil naissant, semblait désertée. Des gardes armés jusqu'au cou surveillaient chaque entrée, demandant à voir les laissez-passer des rares visiteurs. Adélie retrouva Marnie, Andria et ses collègues à l'extérieur des portes. La marquise fonça droit sur elle. Les plis de sa robe orangée bruissaient autour de ses chevilles. Elle la serra dans ses bras et lui baisa les joues. La suivant, le scientifique s'inclina avec grâce, les mains jointes dans le dos. Son costume noir était impeccable, sa tignasse grise et sa moustache parfaitement coiffées. Seules ses épaisses lunettes venaient casser son allure distinguée, lui donnant un air de savant fou. Derrière lui, deux timides jeunes hommes croulaient sous des rouleaux de papier. La jeune comtesse apercevait quelques lignes crayonnées des plans du moteur et du barrage. Elle leur fit un respectueux signe de la tête, qu'ils lui rendirent.


— Je suis ravi de vous revoir, Madame, dit Andria de son charmant accent hylion.
— Plaisir partagé, Monsieur Ioannis. Si vous êtes prêts, nous pouvons y aller.
— Après-vous.


Le groupe passa la sécurité sans encombre, traversa la cour et entra par la grande porte. Un valet les accueillit.


— Nous sommes attendus par Son Altesse Gérôme, indiqua Adélie au jeune homme en livrée mordorée.
— Si vous voulez bien vous donner la peine.


Il déploya son bras, les conviant à s'engager dans un large couloir. Il les escorta pendant quelques minutes, puis leur fit signe d'attendre. Il toqua discrètement à la porte du bureau du prince et les annonça.


— Faîtes les entrer, ordonna Gérôme d'une voix sûre.


Le serviteur ouvrit la porte et les encouragea à se glisser dans le cabinet. Il fit une élégante révérence, puis se retira. La porte émit un léger claquement lorsqu'il la referma.

Le soleil matinal inondait cette vaste pièce. Les murs d'un blanc laiteux étaient couverts de tableaux, de cartes et d'étagères débordant de livres. Une grande table d'acajou siégeait en son centre, nimbée de sièges dorés. Le prince avait prit soin de ranger le moindre de ses effets. Sans doute en prévision de son prochain rendez-vous, pensa Adélie.


— Merci de nous recevoir, Votre Altesse, dit Marnie en se penchant vers l'avant. Et joyeux anniversaire.
— Merci, c'est toujours un plaisir, Madame de Callès. Et puis, ma très chère amie la Comtesse de Serrelie n'a de cesse de vanter les mérites de Monsieur Ioannis. Il était temps que j'ai la joie de faire sa connaissance.
— Vous m'honorez, rougit le moustachu.
— Alors, présentez-moi ce projet.


Andria hocha la tête et ses collègues déplièrent plusieurs des plans sur la grande table. Les croquis mettaient en scène un schéma complexe. Une cuve recueillait une pierre de foudre qui alimentait un mécanisme roulant autour d'une barre centrale.


— Un stator et un rotor, indiqua l'ingénieur. Le stator est constitué d'aimants et le rotor d'un ensemble de bobines reliées à un collecteur rotatif. Ce dernier permet de fixer la direction transversale de magnétisation du rotor lorsque qu'il tourne. Un tel moteur présenterait d'énormes avantages. Il est très facile à alimenter et beaucoup plus stable que les génératrices à vapeur que nous utilisons aujourd'hui. Sa taille et sa vitesse de rotation sont adaptables à volonté selon les usages. On peut même inverser son sens de rotation !


Gérôme s'abreuvait des paroles de l'inventeur, curieux et passionné. Il scrutait les plans, observant chaque détail. Il posa de nombreuses questions quant au fonctionnement du dispositif, puis finalement s'intéressa aux usages.


— C'est très intelligent, commenta-t-il. Vous dîtes que nous pourrions en réaliser de petits modèles ? Pourrions-nous par exemple remplacer les chevaux des voitures par de tels moteurs ?
— Oui, c'est l'une des premières applications à laquelle nous avons pensé. Il sera également possible de mécaniser efficacement les machines agricoles. Vraiment, tout est imaginable.
— Même la gestion d'un barrage à distance ? demanda Marnie, sur un ton qu'elle voulait innocent.
— Oui, hésita Andria, pris au dépourvu.
— Madame de Callès, gronda le prince. Je ne veux pas entendre parler de ce projet. Surtout aujourd'hui ! Je croyais avoir été clair.
— Veuillez me pardonner, Votre Altesse. Je ne faisais qu'émettre une hypothèse.
— Bref. Votre moteur m'intéresse Monsieur Ioannis. Je souhaiterai que vous équipiez ma voiture de votre prototype. L'intendant du palais prendra contact avec vous pour les détails d'ordre financier. Nous pouvons vous joindre chez Madame la Marquise, c'est bien ça ?
— Tout à fait. Merci, Votre Altesse.
— Vraiment, Monsieur, vous me remplissez d'espoir. Quelle désolation que vos talents soient si peu estimés en Hylionis. Enfin, ça me laisse la chance d'en profiter en avant-première !


Gérôme glissa un œil sur la grande horloge qui se dressait près de la porte. Adélie suivit son regard et vit qu'il était dix heures moins le quart.


— Je crois qu'il est temps de laisser Son Altesse à ses occupations, suggéra-t-elle. Merci de nous avoir reçus.
— Ce fut riche en enseignements. J'espère tous vous voir ce soir pour le bal masqué.
— Nous ne manquerions ça pour rien au monde.


La marquise aida les jeunes ingénieurs à ramasser les plans. Elle tendit celui qu'elle avait eu le temps de rouler au plus jeune d'entre eux, un grand blond à l'air un peu gauche. Une fois leurs croquis soigneusement remballés, ils se retirèrent, laissant quelques minutes au souverain pour se préparer à la journée qui l'attendait.

Ils n'avaient aucun domestique pour les raccompagner jusqu'au hall. Adélie les guida donc dans les méandres des couloirs. À mi-chemin, ils tombèrent nez à nez avec la délégation télémaque. Cinq hommes, vêtus d'amples robes violacées et coiffés de hauts chapeaux tubulaires assortis, étaient accompagnés par Ange Ravel, majestueux dans un costume blanc et argent, et escortés par un jeune domestique.

Le regard ambré du Périsponnais évita celui de la comtesse et se fixa sur Marnie, glacé. La grande femme blonde le soutint et sourit.


— Messieurs, salua-t-elle avant de poursuivre sa route.


La procession reprit son cours. L'un des diplomates à l'embonpoint marqué sembla familier à Adélie. Ses iris noir, son crâne dégarni. Il se tourna vers elle. Une cicatrise rose qui lui fendait la joue droite. Elle fronça les sourcils et observa le groupe alors qu'il croisait Andria.

Soudainement, le grand ingénieur blond trébucha. Il s'étala par terre, aux pieds de l'homme balafré, derrière lequel s'était réfugié le page à l'air penaud. Ses bras déversaient les rouleaux qu'ils tenaient avant la chute. Ces derniers se déroulèrent sous les yeux médusés des Télémaques. Parmi les croquis, celui bien trop reconnaissable du barrage.

Le jeune maladroit, à quatre pattes, brassa et ramassa les feuillets aussi vite que possible. Marnie observait la scène à plusieurs mètres de là, impassible. Des murmures indignés s'échangeaient entre les étrangers. Ange, soupira, excédé. Il s'accroupit et s'empara du plan. Il se leva, piqua vers Marnie et lui tendit le rouleau avec ostentation. Planté devant elle, son menton relevé et les lèvres à demi remontées, il ne prenait même pas la peine de voiler son mépris. La marquise se montra offensée. Andria se manifesta au bout de quelques secondes et tapota deux fois de son index dans le dos du Périsponnais.


— Excusez-moi, jeune homme. Ce croquis m'appartient.


Ses sourcils se froncèrent et ses narines se dilatèrent, mais le beau brun ne dit rien. Il jeta le plan au visage de l'Hylion et reprit la direction du bureau princier, évitant Adélie de justesse. Le cortège de politiciens le suivit, scandalisé.

Andria réprimanda sévèrement son collègue dans sa langue natale. Étourdi, le pauvre homme gardait les yeux baissés et tentait de se défendre. Il haussa les épaules et désigna ses pieds. Le moustachu gronda de plus belle et le subalterne se tut. Ils regagnèrent la cour du palais sans un mot.

Équerelle s'était éveillée et maintenant, des centaines de personnes s'entassaient devant le palais. Ils chantaient et secouaient les drapeaux blanc et or de la principauté. Les gardes les empêchaient d'approcher trop près des portes. Le groupe s'éloigna de la foule.


— Adélie, merci, dit Andria. Grâce à vous, notre moteur pourra voir le jour.
— Je suis heureuse que Son Altesse y accorde autant d'intérêt. Vous n'avez pas reçu le même engouement à Tabriont ?
— Tabriont ?, il la regarda les sourcils remontés et lissa sa moustache. Je ne...
— L'important, coupa Marnie, c'est que nous ayons obtenu ce financement. Sais-tu déjà comment tu vas t'y prendre pour remplacer les chevaux ?
— Oh oui, il va falloir modifier un peu la forme et créer un système pour diriger l'engin, mais j'ai ma petite idée.


La conversation se poursuivit sur les possibilités offertes par le prince, ignorant d'évoquer les éventuelles conséquences de l'incident du couloir.


— Venez, je vous offre un café, invita la marquise.


Elle les conduisit jusqu'au Matin Sucré, où elle demanda aux employés de les installer le long de la baie vitrée. Ils prirent place et dégustèrent leur boisson accompagnée de croissants et pains et chocolat. Autour d'eux, les clientes n'avait qu'un seul sujet de conversation : la tenue qu'elles porteraient pour le bal masqué de Son Altesse. Adélie repensa à sa robe rouge avec hâte.

Lorsqu'ils eurent fini, un garçon apporta la note et Marnie fit glisser quelques pièces d'argent de sa bourse dans le plateau qu'on lui présentait. Le jeune homme les scruta et se racla la gorge.


— Vous me voyez navré, Madame, mais nous n'acceptons pas les devises étrangères, s'excusa-t-il.


Adélie jeta un œil intrigué sur la monnaie. Les épais talents semblaient provenir de contrées variées. Certaines étaient frappées de l'aigle caractéristique du Réman. D'autres figuraient un saumon à deux queues, symbole de la famille royale de Rophisie. Les autres présentaient l'effigie d'un homme au profil aquilin, soulignée d'une gravure qui confirmait leur origine : la devise des monarques de Cardie.


— Bien sûr, pardonnez-moi, dit la marquise avec embarras.


Elle sortit une autre bourse et échangea les pièces.


— Voilà, et gardez la monnaie, sourit-elle.
— Merci, Madame.

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