Chapitre 9.1 : L'anniversaire de Gérôme - Partie 1/3
Adélie fixa la veste noire d'Ange Ravel, déposée sur la chaise de sa coiffeuse. Pendant des jours, elle avait conservé le vêtement sans oser le rendre à son propriétaire. Et maintenant, le jeune homme s'était volatilisé. Ils n'avaient échangé ni un mot ni un regard depuis leur baiser. Sa mission s'en était compliquée à un tel point qu'elle s'était résolue à changer d'angle d'attaque. Préférant éviter l'agent périsponnais, elle s'était rabattue sur le Duc de Proncéront.
Le vieux conseiller travaillait sans arrêt. Il quittait ses appartements à l'aube pour se rendre dans son bureau et ne rentrait qu'une fois le soleil couché. Une armée de domestiques lui apportait de quoi se nourrir et s'hydrater, ainsi que des plateaux couverts de courriers et télégrammes.
Sur les conseils et avec l'aide de Thibault, elle avait recruté un petit groupe de serviteurs. Moyennant une grasse rémunération, ceux-ci lui rapportaient toutes les informations dont elle avait besoin pour surveiller le Duc. Elle savait donc qui lui écrivait et surtout qui il rencontrait. Ange s'était toujours tenu à distance du vieil homme et tout s'était donc déroulé comme prévu.
La preuve de la bonne exécution du plan de Marnie était tombée la semaine précédant l'anniversaire de Gérôme. La levée d'une taxe exceptionnelle sur les échanges avec le Périspon fut adoptée. Elle était entrée immédiatement en vigueur et les nouvelles recettes fiscales alimentaient un fonds de sécurité, disponible en cas d'urgence.
Bien entendu, certains n'avaient pas bien accueilli la nouvelle. Les marchands avaient fait savoir leur mécontentement en envoyant un émissaire au palais. Celui-ci avait été reçu par le prince, qui l'avait écouté avec attention et l'avait renvoyé chez lui, sans que son intervention ait un quelconque impact. Plusieurs bourgeois répandaient que les consommateurs payeraient cette taxe par les augmentations de prix, mais la plupart de la population y voyait l'occasion de valoriser les produits locaux et de se prémunir en cas de conflit armé. Ange s'était évaporé.
Et maintenant, elle fixait sa veste. Subrepticement, ses doigts effleurèrent ses lèvres. Le souvenir de la douceur de ce moment était encore intact. Adélie secoua la tête et se regarda une dernière fois dans le miroir. Elle ajusta sa robe crème et sortit en direction de l'escalier.
Depuis le hall, elle entendait Thibault, en pleine négociation avec un fournisseur. Elle chercha un instant son regard, mais sa conversation accaparait toute son attention. Elle ne s'était encore confiée à personne et son secret se faisait de plus en plus lourd. Elle espérait trouver bientôt le temps de se confier à son ami, qui prodiguait toujours d'excellents conseils.
Ses pas la menèrent au salon. Il avait retrouvé sa superbe. Des meubles exquis aux couleurs harmonieuses étaient gracieusement arrangés. Une tapisserie neuve d'un vert très pâle couvrait les murs, de nouveau ornés de modernes ouvres d'art. Moins élégante que celle qui avait appartenu à Philibert, mais toutefois distinguée, une horloge de bronze siégeait au dessus de la cheminée. Le parquet ciré luisait et exhalait sa senteur douce et sucrée de miel. Adélie y trouva l'un de ses valets.
— Pourriez-vous faire apprêter la voiture, s'il vous plaît Théodore ? Je souhaiterai me rendre au palais.
— Bien sûr, Madame, s'engagea-t-il en s'inclinant.
Le trajet fut plus long qu'à l'accoutumée. Les festivités en l'honneur du prince se tenaient le lendemain et tout Équerrelle était en effervescence. Des carrioles chargées circulaient péniblement entre les immeubles de briques roses. Les commerçants entreposaient leurs marchandises fraîchement livrées sur les trottoirs, poussant les piétons sur la chaussée. Quelques fonctionnaires montés sur des échelles accrochaient des décorations bigarrées, sous les rires des enfants. Des ordres criés se mêlaient aux hurlements des cochers excédés par les embouteillages.
Dans la cour du palais, les voitures des invités s'orchestraient en un ballet millimétré. Devant chaque porte, des soldats en uniforme d'apparat surveillaient les allées et venues. À l'intérieur, des domestiques en livrée courraient dans tous les sens. Leur anxiété presque palpable pesait sur tout le château. Adélie compatit et se faufila à la recherche de son amant. Comme bien souvent, elle le trouva dans son bureau dont la porte était entrouverte. Le bruit d'un porte-plume grattant le papier à une vitesse folle s'en échappait. Elle toqua.
— Entrez ! invita-t-il.
— Bonjour, le salua-t-elle.
Elle s'approcha du prince d'un pas assuré. Se plaçant à sa droite, elle se pencha pour l'embrasser. Elle eut le temps d'apercevoir qu'il écrivait une lettre à son homologue télémaque.
— Comment vas-tu aujourd'hui ?
— Préoccupé, soupira le souverain.
— Le Télémène ?
— Les élections ont lieu la semaine prochaine. Robert d'Aurope sera réélu, j'en suis convaincu.
— Tu penses vraiment qu'il ira jusqu'à déclarer la guerre ?
— Je reçois une délégation diplomatique demain. Nous essayerons de trouver un compromis, éluda-t-il.
— À propos de demain, Gérôme. As-tu pensé à ce que je t'ai demandé ?
— L'entrevue avec ton ingénieur ? Je ne sais pas si je pourrai...
— Tu m'avais promis, se plaignit-elle.
— Les Télémaques arrivent à dix heures et je compte passer le reste de la journée avec eux. Je ne pourrai pas me libérer avant la soirée.
— Andria et son équipe seront là pour neuf heures.
— Très bien, consentit-il. Quel est son projet déjà ?
— Un moteur. Mais je ne te dis rien de plus, il te l'expliquera bien mieux que moi.
— Dommage, tout est plus intéressant, lorsque ça sort de ta bouche.
— Flatteur ! le réprimanda-t-elle en lui tapant gentiment l'épaule. Je suppose que tu as du travail ?
— Malheureusement.
— Je te laisse dans ce cas. Nous nous verrons demain.
Elle l'embrassa sur la joue, déclenchant un faible gémissement d'aise, alors qu'il avait déjà reporté son attention sur sa missive. Elle n'avait pas encore passé le seuil de la porte lorsqu'elle risqua.
— As-tu des nouvelles d'Ange Ravel ?
Gérôme fronça un sourcil et leva un regard interrogateur vers elle. Jusqu'à maintenant, jamais son dîner avec le Périsponnais n'avait été abordé. Le prince n'avait posé aucune question et Adélie n'avait pas jugé nécessaire de l'y encourager. Sous ses airs enfantins, Gérôme de Courrême était un homme instruit et intelligent. Il était également beaucoup trop sensible pour son bien et elle n'osait imaginer la douleur que lui infligerait leur trahison. Elle garda un air neutre alors qu'il la scrutait. Il fallait qu'elle sache.
— Non, se désola-t-il finalement. Mais il m'a promis d'être présent pour la fête.
— Je suis sûre qu'il tiendra parole.
Un sourire empli d'affection para ses lèvres avant qu'elle ne quitte le bureau. Elle évita les galeries fréquentées et fit de son mieux pour ne pas gêner les préparatifs du banquet alors qu'elle sortait du palais. Après s'être frayé un chemin à travers la cour, elle déboucha sur une place prise d'assaut par les touristes. De nombreux Courrêmois faisaient chaque année le déplacement pour fêter l'anniversaire de leur souverain. Une tradition charmante, mais qui donnait beaucoup de soucis aux dignitaires chargés de la sécurité. Leur joyeuse rumeur réjouit la jeune comtesse alors qu'elle prenait la direction de la demeure de la Marquise Callès.
C'était avec plaisir qu'Adélie retrouva la façade verte et bourgeonnante de son amie. Les gravillons immaculés craquaient sous ses bottines, alors qu'elle rejoignait le perron. Elle gravit les marches et frappa à la porte. Une jeune femme en uniforme l'invita à entrer et la guida jusque dans le salon.
Adélie ne s'était jamais attardée dans cette pièce pourtant somptueuse. Tout ici était à l'image de Marnie : jaune et lumineux. Un sol de marbre aux teintes ambrées luisait et quelques tapis vanille accueillaient ses pas. Elle s'aventura davantage et s'assit sur le velours impérial de l'une des causeuses disposées face à la cheminée, surmontée d'un tableau figurant la marquise dans une robe chartreuse. Un cendrier de quartz fumé trônait sur une table basse dorée. À ses côtés, une boite à cigares ouvragée reposait. Adélie se cala dans le sofa à l'aide d'un grand coussin et accepta le thé qu'un valet lui proposa. Elle le but par petites gorgées, admirant les arcs-en-ciel produits par le soleil au travers des lustres de cristal et dont les rayons bariolés s'étalaient sur la tapisserie champagne.
Marnie de Callès arriva promptement. Ses talons résonnaient contre le sol de pierre alors qu'elle entra dans le salon. Ses bras grands ouverts, un large sourire parait son visage.
— Ma chère amie, l'accueillit-elle en lui embrassant les deux joues avec entrain. J'ai l'impression que nous ne nous sommes pas vues depuis des mois !
— Comment s'est déroulé votre voyage ?
— On ne peut mieux. Mais racontez-moi donc les derniers potins d'Équerelle. Il a dû s'en passer des choses en mon absence !
La gironde marquise se vautra dans un canapé, puis se pencha pour saisir et préparer un cigare pendant qu'Adélie lui faisait part des quelques rumeurs qui circulaient. Elles se moquèrent notamment de Mademoiselle de Vallevier et de ses frasques. Sur un ton plus sérieux, la comtesse évoqua sa rencontre avec Ange Ravel.
— Il a piégé Son Altesse, le poussant à accepter de parier une soirée en ma compagnie. Bien sûr, il a gagné. Il m'a emmenée dîner en ville dans cet endroit magnifique, un restaurant périsponnais. Au départ, il a prétendu vouloir me séduire.
— Mais vous n'y croyiez pas.
— Non et je lui ai fait savoir. Là, il s'est mis à poser des questions sur vous. Il m'a demandé où vous étiez. Je l'ai repoussé et il a arrêté. Après, la soirée s'est déroulée dans une ambiance lourde et peu agréable. Nous avons fait quelques pas en silence, puis il m'a raccompagnée. Nous ne nous sommes pas reparlés depuis. J'ai appris qu'il avait quitté la ville. Personne n'a de ses nouvelles. Son Altesse pense qu'il sera présent demain.
Marnie tira sur son cigare et souffla une fumée odorante. Elle fixa sa protégée à travers les volutes et se frotta le menton de son index droit.
— J'imagine que vous n'avez pas appris grand chose à son sujet ?
— Vous imaginez bien. Je n'ai glané que quelques anecdotes sur ses prouesses lors de parties de chasse, de jeux de cartes ou duels amicaux. Je peux seulement vous dire qu'il est proche du prince depuis leur adolescence. Il a été instruit à la Cour de Courrême comme l'un de ses cousins.
— A-t-il tenté de rencontrer l'un des conseillers pendant mon absence ?
— Je ne peux rien dire concernant Messieurs de Flodarc et de Mognespéry, mais je sais avec certitude qu'il n'est jamais entré en contact avec le Duc de Proncéront.
— Bien. Comment va Son Altesse en ce moment ?
— Il est soucieux. Il écrivait un courrier au Président d'Aurope quand je l'ai vu ce matin. Je lui ai demandé s'il craignait la guerre et il n'a pas répondu à ma question.
— Je vois. Pourra-t-il recevoir Andria demain ?
— Nous avons rendez-vous à neuf heures. Il passera le reste de la journée avec la délégation diplomatique télémaque.
L'espace d'une fraction de seconde, les pupilles de la grande blonde se dilatèrent et ses lèvres se contractèrent. Elle se redressa, croisa ses jambes et tira sur son cigare.
— Parfait. Je pense qu'il est temps d'attaquer de front la question du barrage.
— Il pense que nous allons présenter le moteur électrique.
— Oui, oui. Nous présenterons le projet de moteur et proposerons le barrage comme exemple d'application. Il gardera l'idée en tête si les négociations n'avancent pas comme il le souhaite. Et nous aurons d'autres occasions de lui en reparler.
Elle écrasa son cigare dans le cendrier et changea d'expression. Pétulante, elle sourit.
— C'est maintenant le moment de vous révéler une surprise !
— Une surprise ? s'étonna Adélie.
— Avant mon départ pour Tabriont, j'ai commandé pour vous une nouvelle robe de bal à Geneva. Elle me l'a apportée ce matin. Vous allez voir, elle est divine. Suivez-moi !
Adélie bouillonnait d'impatience. Elles traversèrent d'un pas rapide des couloirs colorés et décorés avec goût, gravirent un bel escalier et continuèrent leur progression jusqu'à atteindre le merveilleux cabinet rose. Un soleil en fin de course déversait encore quelques rayons qui se réverbéraient sur les nombreux miroirs de la pièce. En son centre, une volumineuse robe d'un éclatant vermillon pendait gracieusement sur un portant. La lumière explosait en un million de flamboiements sur des pierreries aussi rouges que le sang.
Émerveillée, la comtesse caressa le tulle de soie et les appliques de dentelle fine, doux et soyeux. Elle fit le tour de la merveille et découvrit une longue traîne, tout ornementée. Le décolleté, très discret sur l'avant de la robe, était outrageusement profond dans le dos, s'étendant presque jusqu'à la naissance des fesses.
— J'ai hâte de voir la tête de Mademoiselle de Vallevier, plaisanta-t-elle.
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