Chapitre 8.1 : Ange Ravel - Partie 1/2


Le retour des beaux jours, habituellement signe de joie et renouveau, fut marqué par la résurgence d'Ange Ravel à la Cour. Le mystérieux jeune homme était arrivé les bras chargés de périodiques télémaques, la mine morose. À la vue des gros titres, l'inquiétude se répandit dans le palais comme une traînée de poudre. Alors que les élections en Télémène approchaient à grands pas, les journaux encensaient le Président, grand favori à sa succession et en faveur de la guerre, autant qu'ils tournaient sa principale concurrente en ridicule. Bien entendu, la presse subventionnée était à la solde de l'actuel dirigeant, mais elle constituait aussi la seule source d'information des citoyens, qui s'appuyaient sur ses mensonges et inexactitudes pour prendre leurs décisions. La perspective d'un conflit armé se profilait donc de plus en plus nettement, chacun guettant l'événement qui mettrait le feu aux poudres.

Malgré ce contexte compliqué, Adélie n'oubliait pas sa mission. Ainsi, la réapparition d'Ange Ravel la ramena à ses obligations. Elle n'avait rien pu découvrir sur le beau périsponnais pendant son absence. Il ne s'embarrassait d'aucun personnel et n'avait jamais été confronté à la justice. Tout ce qu'elle avait pu apprendre résidait dans quelques anecdotes de jeunesse, la plus impressionnante étant celle de la chute en forêt qui s'était conclue en festin de viande de cerf. Il lui était alors évident que si elle voulait en savoir plus à son sujet, elle devrait s'y prendre d'une manière plus conventionnelle : se rapprocher de lui et apprendre à le connaître. C'est ainsi qu'elle profita d'une belle après-midi ensoleillée pour proposer la reprise des jeux en extérieur. La suggestion ravit Gérôme et ses amis, qui avaient grand besoin de se changer les idées.

Le parc du palais princier d'Équerelle était une vaste étendue de verdure sauvage, où des massifs de fleurs timides aux allures champêtres croissaient sous de grands arbres bourgeonnant. Une pelouse moelleuse accueillaient les pas des jeunes gens, les invitant à folâtrer et profiter d'un printemps naissant.

Duncan Dulsham, un des suivants du prince aux cheveux blonds vénitiens et aux dents longues - aussi bien littéralement que figurativement, offrit de faire découvrir à l'assemblée un sport typique du Réman, dont il était originaire.

Deux joueurs, munis de raquettes de bois au tamis tressé s'opposaient. Chacun placé d'un côté du terrain, séparés par un filet de cordes, ils devaient se renvoyer une balle de caoutchouc. Un point était marqué lorsque l'adversaire manquait une balle, la retournait en dehors des limites du terrain ou dans le filet.

Rapidement, les hommes se prirent au jeu et organisèrent un tournoi informel, sous les regards admiratifs des dames qui bavardaient et pouffaient. Adélie ne prenait pas part à leurs commérages. Elle n'était intéressée ni par la teneur des propos, ni par celles qui les tenaient. Elle en était même certainement la cible, la plupart des femmes de la Cour jalousant son statut d'unique maîtresse du prince. Il avait délaissé toutes les autres depuis qu'elle était entrée dans son lit. Maintenant, toutes ou presque rêvaient d'être à sa place. Pauvres sottes.

Les parties s'enchaînaient et les participants restants étaient de moins en moins nombreux. Gérôme, devant lequel beaucoup s'étaient inclinés plus ou moins volontairement, prit une courte pause. Adélie lui apporta une petite gourde.


— Bravo, Votre Altesse, le félicita-t-elle. Bientôt, votre coup de raquette les aura tous terrassés.
— Ah, espérons que tu aies raison. Ange a l'air bien coriace.
— Il pliera le genou, comme les autres, rit-t-elle en s'éloignant.


Ces quelques mots échangés avec le prince ravivèrent l'envie de ses compagnes. Elles lui lançaient des regards méchants et ricanaient derrière leur éventails bigarrés. Adélie soupira et leva les yeux au ciel avec ostentation.


— Il ne fera jamais de vous sa femme, piqua Mademoiselle de Vallevier. Vous n'êtes qu'une roturière, une opportuniste, une meurtrière.


Elle aurait dû s'en douter. Les rumeurs quant à la mort de son mari n'avaient jamais cessées. L'aide providentielle de Marnie de Callès n'avait pas arrangé son cas ; la marquise elle-même étant réputée pour avoir empoisonné son mari. Aucune poursuite n'avait été engagée, mais allez faire comprendre à ces précieuses l'incroyable ascension d'une fille de marchand. Cette fois, c'en était trop. Adélie devait remettre ces mijaurées à leur place.

Elle regarda la rustre un court instant. Juste assez pour se rappeler la laideur de ses traits. Sa tête excessivement longue était encadrée par deux grandes oreilles décollées. Un nez légèrement épaté trônait en son centre, surplombant une bouche fine et pincée. Ses yeux noirs trop rapprochés la fixaient avec amertume.


— Parce que vous espériez peut-être un mariage princier, Mademoiselle ? À vingt-huit ans, n'êtes vous pas trop vieille pour de tels rêves ? Et puis, même si vous étiez plus jeune, pensez-vous vraiment que Son Altesse tolérerait un héritier avec votre faciès ?


Elle vira au pourpre, alors que ses amies peinaient à réprimer leurs rires. Ses sourcils se froncèrent et elle la foudroya du regard. Elle ne desserra ses lèvres que pour crier d'une voix stridente.


— Vous oubliez qui je suis !
— Non, Mademoiselle. Mais vous feriez bien de vous souvenir de ma position, l'avertit Adélie avant de se détourner et de s'éloigner des autres dames.


Mademoiselle de Vallevier blêmit, puis essaya de faire bonne figure alors qu'elle reporta son attention sur les hommes, qui continuaient de s'affronter raquette à la main et, qui n'avaient pas conscience du combat que la jeune comtesse venait de remporter.

Sans surprise, après des heures de lutte acharnée, il ne restait plus que deux concurrents. Gérôme et Ange se faisaient face, rouges, suants et essoufflés. La petite balle de caoutchouc rebondissait sous la main du prince, tandis que son ami faisait tournoyer sa raquette, attendant la mise en jeu.


— Et que dirais-tu de pimenter un peu les choses ? lança le rouquin.


Les iris ambrés d'Ange Ravel s'enflammèrent, comme s'il n'attendait que ces mots. Il sourit à son ami, puis jeta un coup d'œil en direction d'Adélie.


— Très bien, les bois de mon cerf contre une soirée en tête à tête avec la comtesse de Serrelie. Deux points sur trois pour rafler la mise.


L'intéressée étouffa un petit cri de surprise. Elle fixa le beau Périsponnais, ébahie. Il l'ignorait, concentré sur le prince. La foule autour d'eux murmurait, leur regard oscillant entre les deux hommes et la jeune femme.


— J'ai toujours rêvé de ce trophée, concéda Gérôme. Pari tenu !


Piquée au vif, Adélie voulut rétorquer qu'elle n'était pas un objet qu'il pouvait partager à sa guise, mais s'en abstint. Si Ange remportait la partie, elle pourrait se rapprocher de lui et lui soutirer toutes les informations dont elle avait besoin. Et quoiqu'il arrive, elle exprimerait toute sa déception à Gérôme, qui lui octroierait une faveur pour se faire pardonner. Elle gagnait sur les deux tableaux.

Les deux sportifs se tenaient l'un en face de l'autre. Le filet de cordes tendues les séparaient. Ils étaient silencieux et concentrés. Chacun voulait réellement arracher la victoire à l'autre. Afin de s'assurer que le franc-jeu était de mise, Dulsham s'autoproclama arbitre de la courte rencontre.

Gérôme lança la balle dans les airs et l'envoya d'un puissant coup de raquette du côté de son ami. Après un haut rebond, Ange se plaça et frappa le projectile, essayant de croiser sa trajectoire au maximum. Il toucha le sol derrière la ligne.


— Faute ! cria Dulsham. 1-0.


Ange pesta avant de servir à son tour. Il médita une seconde, respirant profondément, puis jeta la balle au dessus de sa tête. Sa raquette s'abattit avec une telle célérité qu'il était difficile d'apercevoir la bille grise. Le prince fut pris au dépourvu et incapable de la retourner.


— Service gagnant, admira l'arbitre improvisé. 1-1. Balle décisive.


Gérôme imita son ami et rassembla ses forces. Comme lui, il asséna un violent service, mais Ange réussit à l'attraper, tendant son bras dans une acrobatie désespérée. Une balle lente, centrée, haute, offerte. Il se précipita vers le filet alors que le prince se préparait à l'achever. Un fulgurant coup de raquette propulsa la balle sur la gauche de son adversaire. Ange la saisit avec impétuosité avant même qu'elle ne touche le sol, la rabattant brutalement vers la terre. Tel un vrai boulet de canon, la boule de caoutchouc heurta l'herbe moelleuse avec un angle si aigu qu'il laissa son adversaire pantois.


— 2-1 en faveur d'Ange Ravel, conclut Dulsham.


Interdit, le prince s'approcha de son ami pour lui serrer la main au dessus du filet. Ange l'attira à lui, le tapota gentiment dans le dos et murmura quelques paroles inaudibles au creux de son oreille. Gérôme n'émit qu'un sourire en demi-teinte. Il venait de prendre conscience de ce qu'il avait fait. Lèvres pincées et menton relevé, il glissa un regard fuyant à Adélie. La jeune femme fronçait un peu trop les sourcils pour que sa colère soit crédible, mais le jeune souverain ne s'en rendit pas compte. Il avança vers elle, la tête baissée. Les bras croisés, sa maîtresse ne lui laissa pas l'occasion de de s'excuser.


— Comment as-tu osé ? Me miser, comme si j'étais ta propriété !
— J'ai agi sans réfléchir. Je saurai me faire pardonner, implora-t-il.
— Nous en reparlerons, rétorqua Adélie mettant ainsi fin à la conversation.


Intérieurement, elle savoura sa victoire. Elle conserva son expression faussement courroucée, le foudroyant encore du regard. Finalement, le jeune vaincu se détourna et prit la direction du groupe de courtisans, qui l'attendaient de l'autre côté du terrain improvisé pour le réconforter.

Ange attendit poliment que Gérôme fut loin pour l'aborder à son tour. Le beau brun s'inclina devant elle avant de lui proposer :


— Si vous le permettez, je souhaiterai vous inviter à dîner. J'ai entendu dire qu'un nouveau restaurant servant de la cuisine typiquement lysannaise venait d'ouvrir ses portes. Je serai honoré si vous acceptiez de m'y accompagner.


Adélie observa un instant le Périsponnais avant de répondre. Il ne se comportait aucunement comme quelqu'un réclamant son prix. Ses yeux ambrés brillaient, mais elle n'y décelait aucune malice. Son sourire semblait sincère. Venant de la part de n'importe quel autre homme, elle aurait cru qu'il lui faisait la cour en y mettant les formes. Mais il s'agissait d'Ange Ravel.


— Puis-je vous demander quel est le but de toute cette manœuvre ?
— Un homme ne peut-il inviter une belle femme sans que celle-ci y voit une quelconque intrigue ?
— Pas lorsqu'il s'agit de la maîtresse de son ami.
— Je dois admettre que le procédé manque d'élégance et que j'ai été obligé de piéger ce pauvre Gérôme pour arriver à mes fins. Mais soyez assurée que mes intentions sont tout à fait honorables.
— Je ne crois pas un mot de ce que vous dîtes, Monsieur Ravel, mais j'imagine que je connaîtrai le fin mot de l'histoire bien assez tôt. Venez me chercher demain à dix-neuf heures.


Elle tourna les talons, l'abandonnant aux vivats des flagorneurs, et quitta les jardins sans un regard en arrière.

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