Chapitre 3.3 : Galop d'essai


Le dîner que tint Marnie n'était que pure formalité. Au-delà de vérifier les derniers détails de l'organisation du festival, la marquise souhaitait remercier ses collègues pour leur travail et leur investissement. Ainsi, elle ne reçut qu'un comité restreint. Adélie y rencontra Messieurs Joseph Roant, fonctionnaire responsable des chaussées et des transports, Alexandre Fonnet, chef de la police et de la sécurité, ainsi que Victor de Borbatre, mécène et coordinateur des artistes. Elle retrouva également Henri Helaire, qui s'occupait de l'aspect administratif des festivités, ce dont elle se serait bien passée.

Marnie la présenta encore une fois comme sa filleule et la chargea de prendre note des derniers échanges avant le grand jour. Elle put ainsi valider que toutes les autorisations étaient bien signées, que les riverains avaient été informés du circuit du cortège, que les artistes étaient tous assurés et que les répétitions se déroulaient parfaitement. De temps à autre, la marquise griffonnait quelques remarques dans un petit carnet bleu, faisant glisser un magnifique stylo qu'elle tenait de sa main gauche.


— Le seul problème qu'il nous reste, avança Monsieur Roant d'une voix sévère, est celui de la gestion des voitures des spectateurs. Tous les ans, nous les parquons en périphérie de la ville, mais cette année, avec les travaux d'aménagement qui ont eu lieu, je ne vois pas comment ce sera possible.


Le fonctionnaire était un vieil et gros homme bouffi. Sa mine avinée était rouge et transpirante, si bien qu'il l'essuyait continuellement avec un mouchoir douteux. Sa chemise était tant serrée que plusieurs boutons menaçaient de sauter. Adélie hésita quelques secondes avant de prendre la parole, mais se dit qu'elle n'aurait peut-être pas d'autre occasion avant la fin de soirée. Elle suggéra alors :


— Vous savez, il est certainement trop tard pour cette année, mais j'ai entendu parler d'une fabuleuse invention. Il s'agit d'un train motorisé circulant sur les routes. Ce pourrait être une alternative idéale pour permettre à de nombreuses personnes de rejoindre un point précis, sans pour autant encombrer la chaussée...
— N'y pensez pas, malheureuse ! l'interrompit-il. Vous êtes en train de me vendre de la sorcellerie. Je ne veux pas de ces fichus moteurs sur mes routes ! Vous imaginez le danger ? En cas d'accident, les dégâts seraient énormes, n'est-ce pas, Monsieur Fonnet ? Et puis, la responsabilité me reviendrait et on aurait tôt fait de m'envoyer à la retraite ! C'est tout bonnement hors de question.


Adélie était dépitée et mal à l'aise, mais fit son possible pour rester de marbre, refusant de céder à la tentation de se tortiller sur sa chaise. Elle jeta un œil sur Marnie, qui noircissait son carnet sans se préoccuper de la conversation. Monsieur Fonnet hochait la tête d'une manière ostentatoire et Monsieur Helaire la regardait du coin de l'œil, suspicieux. Elle se résolut à changer de stratégie.


— Mais qui oserait faire porter la responsabilité d'un tel accident sur vos épaules ? Après tant d'années de bons et loyaux services à la communauté ?
— Mais Laurence Carre, pardi ! Cette vipère complote pour donner mon poste à son neveu et héritier. Ah, qu'il est facile de faire carrière avec quelques pots-de-vins bien distribués !
— Je suis certaine que le prince apprécie votre travail et n'est pas pressé de vous voir prendre votre retraite. Après tout, avez-vous vu nulle part ailleurs chaussées aussi bien gérées ?
— Bien sûr que non ! Enfin, nous les ferons stationner plus loin cette année. Peut-être sur l'autre rive ? proposa-t-il.
— C'est une excellente idée, valida Marnie.


Les délibérations se poursuivirent sur les derniers préparatifs des artistes et les détails de la programmation. Adélie ne put s'empêcher d'être déçue de ne pas avoir su convaincre Joseph Roant, mais elle avait désormais le nom de celui qui décidait réellement de la gestion des transports : Laurence Carre.

Une fois le repas terminé, la marquise proposa à ses convives un digestif et un cigare. Monsieur de Borbatre, un homme long et filiforme à la beauté androgyne, demanda poliment s'ils pouvaient les prendre dans le jardin d'hiver. Passionné de botanique, il souhaitait voir de ses propres yeux la luxuriante flore des quatre coins du monde qu'elle avait, parait-il, rassemblée. Marnie acquiesça avec plaisir et ordonna à deux valets de pied de les servir sous la véranda.
Ils se rassemblèrent sur les confortables sofas entourés de végétation. Le ciel de cette claire nuit d'automne luisait au dessus de leur tête. L'apprenti naturaliste s'approcha d'une étrange plante, qui émettait une douce lumière argentée. Adélie l'observa attentivement. C'était la première fois qu'elle voyait quelque chose d'aussi fascinant.


— Qu'est-ce ? interrogea Monsieur de Borbatre.
— Une luxea officinalis. Elle provient de l'île de Cômée. C'est le seul être vivant connu à être capable de stocker l'énergie de la foudre. Elle est utilisée dans plusieurs philtres énergisants.
— Comment vous êtes-vous procuré une telle merveille ?
— Je l'ai ramenée d'un précédent voyage.
— En Cômée ? s'écria Monsieur Fonnet d'une voix pleine. N'est-ce pas une région très dangereuse ces derniers temps ?


Adélie se tourna vers Marnie. La plantureuse femme blonde adopta un air attristé avant de répondre :


— C'était une île paradisiaque avant qu'on y découvre la mine de diamants. Orageuse, certes, mais tellement dépaysante. J'y allais souvent, j'y possède quelques terres le long du fleuve, au sud de l'île. Tout près de la frontière télémaque. Je n'y ai plus mis les pieds depuis les échauffourées. Figurez-vous que j'étais même sur place lorsque la première attaque a eu lieu !
— Par la grâce de Dieu, loua Fonnet, il ne vous est rien arrivé !
— Je doute que Dieu ait quelque chose à voir avec cette histoire. Mais oui, j'ai pu rentrer saine et sauve grâce à la courageuse flotte de Son Altesse.
— Et depuis, la situation s'est-elle arrangée ? s'enquit Monsieur Helaire, qui avait été étrangement silencieux jusque là.
— Oh, non ! Avec le scrutin à venir en Télémène, déplora Marnie, le Président a tout intérêt à maintenir la tension s'il veut obtenir sa réélection. C'est malheureux à dire, mais le conflit entretient la popularité des dirigeants. Et puis, s'il peut faire main basse sur un tel gisement de pierres de foudre, il n'aura plus jamais à s'inquiéter des élections ! Bien entendu, le gros filon se trouve du côté courrêmois de la frontière, ce qu'il conteste.
— Le prince devrait faire quelque chose pour calmer la situation. N'avait-on pas parlé d'un barrage pendant un temps ? questionna l'avocat.
— Oui, effectivement, confirma la marquise. Mais Son Altesse n'est pas encore prêt à prendre ces dispositions. Cela reviendrait à les affamer et les assoiffer, alors qu'il espère encore régler ce conflit par voie diplomatique. Il a d'ailleurs d'ores et déjà convié plusieurs diplomates télémaques pour son anniversaire.


La discussion se poursuivit quelques temps, dérivant sur la politique extérieure de la principauté. Adélie écouta avec attention, mais se dit que l'essentiel avait déjà été formulé. Qu'était-il de plus important que la menace d'une guerre avec le Télémène ?
Puis, les invités prirent congé. Alors que l'hôte de la soirée raccompagnait Messieurs de Borbatre et Roant, Henri Helaire adressa la parole à Adélie pour la première fois depuis leurs retrouvailles.


— Vous vous êtes trouvée une bien dangereuse marraine, lui fit-il remarquer.
— J'avais besoin d'une solution immédiate, rappela Adélie, en sirotant son verre.


Il éclata de rire, puis se calma en buvant une gorgée d'alcool. Il fit un rond avec la fumée de son cigare avant de questionner :


— Comptez-vous toujours attaquer votre père en justice ?
— Oui, je pense, soupira la jeune femme. Mais je préfère attendre que ma sœur soit mariée.
— Sage décision, commenta-t-il. Vous savez, vous pouvez exiger des parts de sa société en guise de paiement. Ainsi que des dommages et intérêts.
— J'y réfléchirai, lui dit-elle simplement.


Henri Helaire tira une dernière fois sur son cigare et l'écrasa lourdement dans le cendrier. Il finit son verre d'une traite, claqua la langue puis expira bruyamment en se tapant les cuisses de ses deux mains.


— Dois-je en conclure que vous nous abandonnez ? gloussa la marquise, alors qu'elle revenait.
—Il se fait tard, Madame. Je ne voudrai pas m'imposer. Merci pour votre accueil, le festival du solstice s'annonce être une belle réussite cette année encore. Ne vous dérangez pas à m'accompagner, ce jeune homme fera très bien l'affaire, dit-il en désignant un jeune valet posté discrètement à quelques mètres de là. Mesdames, bonne nuit.


Ses talonnettes et sa canne résonnaient sur le parquet alors qu'il sortait de la bibliothèque. Dès qu'il fut hors de vue, Marnie ôta ses chaussures et soupira de satisfaction. Elle remonta ses jambes sur le sofa, attrapa son verre et en déglutit une belle lampée.


— Quelle soirée ! souffla-t-elle. Vous vous êtes bien débrouillée.
— Je n'ai pas réussi à convaincre Monsieur Roant, se désola Adélie.
— Cette vieille carne ?! Il est complètement réfractaire au changement. Il le craint plus que tout. Vous n'aviez pas les cartes en main pour le faire changer d'avis. Mais vous avez trouvé sa faiblesse et l'avez exploitée avec brio. Vous savez désormais qui dirige vraiment, qui décide. Monsieur Carre sera présent lors du bal de Son Altesse. Il vous reste donc deux semaines pour trouver les bons arguments.

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