Chapitre 16


Adélie regardait le ciel s'assombrir à mesure que les nuages s'amassaient et que le soleil déclinait. Voilà des heures qu'Ange aurait dû être de retour, des heures qu'ils auraient dû rejoindre Gérôme. Maintenant, la nuit tombait et l'inquiétude la gagnait. Thibault, à ses côtés, n'était pas plus confiant. Il ne disait rien, mais tout dans son comportement transpirait l'anxiété. De ses ongles rongés, il tapotait l'arme à feu à sa ceinture tout en faisant les cent pas.

— Ne devrions-nous pas partir pour le palais sans plus attendre ? s'enquit la comtesse. S'il est arrivé quelque chose à Ange, nous serions enfin fixés.

— Les sbires de la marquise nous empêcheront de voir le prince. Autant cambrioler le secrétaire et prendre possession des documents les plus compromettants.

— S'ils existent... Ô, Thibault, je ne sais pas si c'était une bonne idée. Je me sens piégée. Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, on nous accusera de contrefaçon. Gérôme n'a peut-être pas confiance en Marnie, mais Mognespéry a son oreille.

Un frisson parcourut le corps de la comtesse, qui croisa les bras et frictionna ses épaules pour l'oublier.

— J'ai un très mauvais pressentiment, continua-t-elle.

Comme pour lui donner raison, un éclair éclata et une pluie torrentielle s'abattit. Le domestique ne répondit rien et reprit sa danse agitée. Tous deux se murèrent de nouveau dans le silence et leur tourment.

Un nouveau craquement résonna et la porte grinça. Une étroite silhouette noire se découpa alors sur la vive lumière de la foudre, dégoulinante et boiteuse. L'intrus releva la tête et ses deux yeux d'ambre brillèrent dans la faible lueur de l'entrée, son visage déformé par la douleur et la colère.

Ange claudiqua, laissant derrière lui une traînée pourpre. Thibault se précipita pour lui fournir un appui et le guida jusqu'au fauteuil.

Adélie s'approcha et découvrit la blessure qui lui entaillait la cuisse. Ses iris affolés se plongèrent dans ceux de son amant et alors qu'elle dégageait la plaie, il l'écarta d'une main.

— Ce n'est rien.

— Rien ? gronda la jeune femme. Il faut recoudre, et vite !

Elle fila comme une furie en direction de la cuisine, d'où un véritable vacarme résonna. Quand elle revint, elle déposa aux pieds du Périsponnais une grande bouteille de liquide doré, un tas de linge propre et un nécessaire à couture.

D'une main sûre, elle déchira son pantalon de manière à bien visualiser les dégâts. La coupure était nette, mais profonde. Par chance, l'artère restait intacte. La comtesse soupira et imbiba d'alcool un premier tissu, puis tendit le contenant à Ange qui en prit une longue gorgée. Sitôt l'eut-il avalée qu'elle lui fourra entre les dents un second chiffon. Elle se pencha vers la blessure et la désinfecta. Adélie saisit ensuite une aiguille et le fil le plus solide qu'elle avait trouvé et les trempa dans le liquide doré.

— Inspire, ordonna-t-elle.

Le Périsponnais s'exécuta et retint un gémissement alors que le métal pénétra sa peau. En quelques minutes, la jeune femme sutura la plaie et souffla. Elle doutait que les points tiennent, mais cela valait toujours mieux que rien. Ange cracha enfin le tissu blanc et prit une nouvelle lampée d'alcool. Il avait besoin de force pour répondre à leurs questions.

— Que s'est-il passé ? demanda Thibault.

— Nous sommes tombés dans une embuscade. Une escouade carde nous attendait. Les rues vides auraient dû me mettre la puce à l'oreille...

Le remords s'ancra sur le visage du beau brun et Adélie posa une main rassurante sur son genou. Il renifla discrètement et poursuivit :

— D'Aurope et ses conseillers ont été massacrés. J'ai été contraint de feindre de la mort pour en réchapper. Nous n'avons jamais atteint le palais.

Ainsi, ils avaient échoué. La victoire de Marnie était complète. Dès que la guerre serait déclarée, le prince se verrait condamné.

— Partons avant qu'il ne soit trop tard, pressa le majordome.

— Non, cria Adélie plus fort qu'elle ne l'avait voulu. Pas sans Gérôme.

— Il est mort, se désola Ange. Ou du moins, ce n'est qu'une question de temps. Il n'est plus rien que nous puissions faire pour lui.

Les lèvres de la comtesse se pincèrent et sa respiration s'intensifia alors qu'elle se redressait. Une terrible lueur parcourut ses yeux vairons.

— C'est faux. Nous pouvons encore tuer Marnie de Callès.

Ses compagnons la dévisagèrent, inquiets. La folie était-elle en train de la gagner ? Le Périsponnais grimaça tout en se plaçant devant elle.

— Et comment pourrions-nous nous y prendre ? Nous sommes deux et demi contre toute sa garde carde, essaya-t-il de la raisonner en tapotant sa jambe blessée.

— Nous avons réussi à nous introduire chez elle pas plus tard que ce matin. Son manoir est loin d'être une forteresse.

Ange et Thibault échangèrent un bref regard.

— Que vous m'accompagniez ou non, j'irai, poursuivit Adélie sans leur laisser une chance d'argumenter. Jamais je ne me pardonnerai d'avoir fui alors qu'un espoir subsistait.

La bravoure dans ses yeux résonna au plus profond de son amant. Ses poings se serrèrent et il hocha la tête. Le domestique, quant à lui, soupira.

— Ainsi soit-il, céda-t-il, impuissant.

Leur départ s'organisa rapidement. Il faut dire que le plan était des plus simples : s'infiltrer chez la marquise, vider son secrétaire et l'éliminer si l'occasion se présentait. Une fois le forfait accompli, il était convenu qu'ils suivraient Ange et quitteraient Courrème, au moins le temps d'avoir des nouvelles de Gérôme.

Ils chargèrent alors la voiture des affaires de la comtesse et s'installèrent à son bord. Loin de se laisser bercer par le mouvement des roues, Adélie s'abandonna à une excitation malsaine. Jamais elle ne se serait crue avide de mettre un terme à la vie d'autrui et pourtant, en cet instant, elle espérait voir Marnie rendre son dernier souffle. Elle en avait hâte. Ainsi, lorsque le bruit des graviers s'éleva enfin, ses poils se hérissèrent sur sa peau et elle se surprit à se mordre la lèvre. Elle expira lentement pour se calmer et descendit du véhicule. Dans la cour, elle regarda ses compagnons. Ce n'était pas la frénésie qui les animait, mais la peur. Elle se détourna, refusant de céder elle aussi à la crainte. Leur mission était capitale, rien ne devait la distraire.

Ils se rassemblèrent à l'arrière de la demeure, devant l'entrée des domestiques. Aucune lumière ne s'apercevait sous la porte. Ange toqua doucement, mais personne ne répondit. Un soupir de soulagement s'échappa de ses poumons, puis il plongea la main dans sa poche et en sortit une petite trousse noire. Il attrapa alors une longue et fine baguette de métal, légèrement repliée en son bout qu'il introduisit dans la serrure. Après quelques habiles mouvements, un cliquetis leur parvint aux oreilles et le verrou céda. Lentement, le Périsponnais leur ouvrit la voie et ils pénétrèrent à pas feutrés dans le manoir endormi.

Bien qu'elle n'ait jamais accédé à la demeure par la porte de service, Adélie les devança et les guida d'un pied sûr jusqu'à l'étroit couloir qui débouchait sur le petit salon de la marquise. Lorsqu'enfin elle fut devant l'entrée, elle serra les doigts autour de la poignée et la tourna. Les deux battants s'ouvrirent sans résister.

Alors qu'ils s'infiltraient dans la pièce, une forte lumière perça et les éblouit. Marnie les attendait. Assise face à eux dans un grand canapé de velours rouge, elle fumait de la main droite et les tenait en joue de la gauche. Un rictus sardonique ornait ses lèvres.

— Je n'ai guère apprécié votre présent, se plaignit-elle. Pas plus que la menace et le vol.

Adélie soutint son regard hostile et demeura stoïque. La marquise écrasa son cigare dans le cendrier placé devant elle, se leva et s'approcha. Ange, malgré la douleur dégaina son épée et Thibault raffermit sa prise sur son arme.

— Vous croyiez réellement que je n'avais rien deviné de votre petit manège ? railla-t-elle. Allons, mon enfant, ne vous ai-je pourtant pas appris à ne jamais faire l'erreur de sous-estimer votre adversaire ?

Elle tourna autour de la comtesse et dégagea une mèche rebelle du cou de son ancienne complice à l'aide du canon de son pistolet, caressant presque sa jugulaire.

— Vous auriez dû fuir tant qu'il en était encore temps. Mais je suppose que vous êtes malade à l'idée d'abandonner ce pauvre prince de pacotille sans défense ?

Le rythme cardiaque d'Adélie s'intensifia, elle perdait pied. Elle rassembla ses forces et s'évertua à ne rien laisser paraître. Ses yeux brûlants continuaient de fixer la marquise.

— Rangez-moi ça ou j'endommage votre autre jambe, ordonna Marnie en touchant la cicatrice d'Ange. C'est donc ça, votre sauveur ? Un vulgaire héritier en mal de peuple ? Et dire que j'ai cru me voir en vous. J'ai véritablement pensé que vous aviez eu le cran de supprimer ce pauvre vieux. Son médecin m'a juré qu'il avait une santé de fer, mais il se sera trompé. Enfin, vous m'aurez quand même été utile.

La grosse blonde se plaça à nouveau face à la jeune femme et pointa son arme vers son cœur. Adélie se redressa et ne dit rien. Sa détermination finit par avoir raison du flegme de son adversaire. Les sourcils froncés, les narines gonflées et la mine rouge, Marnie haussa d'un ton.

— Il suffit ! Rendez-moi la clef.

— Non, refusa calmement la comtesse.

Les doigts boudinés de la marquise de Callès se raidirent et un coup partit. Puis un second. Secs et rapides. Fracassants. Un hurlement de douleur et le bruit sourd de la chute d'un corps résonnèrent entre les murs du salon aveugle. Puis un cri. Un cri de désespoir, un cri d'amour.

Adélie s'écroula et appuya de toutes ses forces sur la plaie qui trouait le torse de son compagnon. Mais rien ne pouvait retenir le sang qui s'écoulait inexorablement entre ses mains.

— Non, murmura-t-elle. Pitié.

Thibault essaya de parler, mais seul un son étranglé sortit de sa bouche d'où perlait déjà le liquide rouge. Les larmes roulèrent sur le visage de la comtesse et vinrent caresser le sien. Elle se pencha et posa ses lèvres sur son front dans un doux au revoir. Et, dans une ultime étreinte pleine de tendresse, sa poitrine cessa à jamais de se soulever.

— Pardon, pardon... répétait-elle comme une litanie.

La jeune femme resta de longues minutes agenouillée auprès du corps sans vie de son ami. Rien de ce qu'il se passait désormais autour d'elle n'avait d'importance. Son regard s'accrochait à ses traits si calmes, si paisibles. Il s'était doublement sacrifié pour elle et elle n'avait rien fait pour mériter cela. Ses pleurs ne tarissaient pas alors que ses doigts parcouraient les joues encore chaudes de Thibault.

— Adélie, appela doucement Ange. Il faut y aller maintenant.

Elle leva ses yeux mouillés et rouges de sanglots vers lui sans comprendre ce qu'il lui disait. Il lui montra une seconde petite tache de sang et le pistolet qu'il avait en main.

— C'est fini. Elle est partie.

La comtesse renifla, épongea son visage et attrapa l'arme de Thibault. Les bras au sol, elle poussa sur ses jambes encore tremblantes et se dressa.

— Non, ce n'est pas fini.

Elle se dirigea vers le secrétaire, saisit la clef de Marnie et déverrouilla le meuble. Le temps manquait, alors elle ne fouilla pas et se contenta de rassembler l'ensemble des documents et les fourra dans un grand sac de cuir. Elle trouverait bien plus tard un moment d'y faire le tri. Et quand enfin il ne subsista rien, elle se résigna à suivre le Périsponnais. Son cœur saignait à l'idée d'abandonner ainsi son ami, mais qu'auraient-ils pu faire d'autre ?

Les domestiques, comme leur maîtresse, avaient déserté la maison. Aussi, ils sortirent sans encombre. Adélie grimpa dans la voiture sans un regard en arrière, dévastée par la situation. Marnie était toujours vivante et Thibault n'était plus de ce monde. Gérôme n'était en rien sauvé et déjà les sirènes retentissaient dans la nuit. La guerre était déclarée. Ils avaient échoué et ils fuyaient. Sa tête tomba entre ses mains, mais plus aucune larme ne pouvait couler désormais.

Ils filèrent à travers la ville. Aux cahots des pavés succédèrent les douces secousses des chemins de terre. Vidée, Adélie contempla les lumières d'Équerelle qui disparaissaient. Bientôt, ils furent si loin de tout village que seule la lune qui brillait au-dessus d'eux éclairait leur route. C'est dans ces ténèbres qu'Ange stoppa leur course. Elle observa les environs par la fenêtre et distingua un énorme bâtiment sombre, tel un bateau hors de l'eau.

Son amant sauta à terre et elle l'entendit crier des ordres en périsponnais. Trois hommes accoururent et s'occupèrent d'emporter ses bagages à l'intérieur de l'immense forme noire, alors que le beau brun lui ouvrit la porte et l'aida à descendre.

— C'est un dirigeable, lui expliqua-t-il. Il va nous permettre de fuir par les airs.

Trop exténuée pourcomprendre toutes les implications de cette information, Adélie se laissaguider à l'intérieur. L'engin était plus étroit qu'un navire, mais restaitconfortable. En traversant un long couloir, la comtesse dut éviter de seprendre les pieds dans l'une des innombrables chaises qui s'alignaient le longd'une interminable table. Finalement, Ange l'installa dans une petite suite à l'avantde l'appareil et l'aida à s'allonger sur le lit. Elle était déjà endormielorsqu'il déposa une couverture sur ses épaules. Et c'est ainsi que, plongéedans un sommeil sans rêves, Adélie de Serrelie s'envola loin de Courrème.

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