Chapitre 15


Lorsque le soleil caressa de ses rayons le visage d'Adélie et qu'elle ouvrit les yeux, elle constata avec soulagement qu'Ange ne reposait plus à ses côtés. Si elle ne regrettait pas leur moment d'égarement, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir coupable. Coupable d'avoir cédé quand Gérôme faisait face à la menace d'une nouvelle tentative d'assassinat. Ce sentiment était rehaussé par l'impuissance qu'elle éprouvait : il n'y avait rien qu'elle puisse faire pour aider le Prince. L'avenir de la principauté résidait désormais entre les mains du Périsponnais. Et même s'il lui était maintenant clair que le jeune homme n'œuvrait pas en faveur de la guerre, ses motivations restaient un mystère. Mais il n'était pas encore temps de chercher une réponse à cette question. Elle devait penser à son avenir. Et ainsi, l'heure était venue de quitter officiellement le service de la Marquise de Callès.
C'est donc déterminée qu'Adélie se leva ce matin-là. Elle se prépara rapidement et choisit de vêtir une robe argentée élégante bien que sévère. Son tissu souple et ses coutures amples lui permettaient de jouir d'une large liberté de mouvement, ce qui la rassurait. Le souvenir de sa course en uniforme était encore frais et si une fuite devait se reproduire, la comtesse préférait porter une tenue confortable et adaptée.
Au rez-de-chaussée, elle retrouva Thibault occupé à mettre de l'ordre dans leurs affaires. Ses mouvements lents exprimaient tout autant la fatigue qu'il éprouvait que les deux grands cernes violets qui s'imprimaient sous ses yeux.

— Vous devriez dormir, conseilla-t-elle.
— J'aurai tout le temps pour ça quand je serai mort, sourit-il en retour. J'ai croisé Monsieur Ravel aux aurores. Nous partons avec lui ce soir et il reste beaucoup à faire.

Adélie rougit, mais il n'y avait aucune trace de jugement dans les yeux noisette de son ami.

— Très bien, soupira la comtesse. Mais avant de partir, nous devons rendre visite à Madame de Callès.

Avant que Thibault n'ait pu protester, la jeune femme ajouta :

— Elle me doit encore de l'argent et puis, il me faut lui faire comprendre que je ne suis pas sa marionnette. Qu'elle ne peut pas me manipuler et m'utiliser à sa guise. Elle doit savoir que je sais ce qu'elle a fait et que je pars.

Alors qu'elle repensait aux actes de la marquise, son regard glissa vers le couloir qui menait au bureau. En un instant, une idée folle germa au creux de son esprit. Une idée risquée et dangereuse. Une idée qui règlerait deux de ses problèmes. Lorsque sa décision fut prise, un étrange sourire s'étala sur ses lèvres et quand il comprit, le majordome la fixa, horrifié.
— Oui, confirma-t-elle calmement. Nous allons faire d'une pierre deux coups et ramener Églantine auprès de sa véritable maîtresse. Où pourrions-nous trouver une malle suffisamment grande ?

Ils déposèrent le grand coffre de bois juste devant la porte et Adélie passa une main sur son front pour éponger sa sueur. D'un pas décidé, elle contourna le cercueil de fortune et sa main saisit la poignée. Elle lança un regard rassurant à Thibault et ouvrit la porte.
Les volets clos conservaient la pièce dans l'obscurité. Une ambiance étrange s'en dégageait. La comtesse s'était attendue à ce qu'une quelconque odeur se soit déjà imprégnée, mais rien d'autre qu'une senteur douçâtre n'était encore perceptible. Elle déclencha l'interrupteur.
La première chose qu'elle remarqua ne fut pas le corps de la servante, mais le désordre qui régnait. Chaque recoin de la salle semblait avoir été fouillé, si bien que dossiers, stylos et feuillets jonchaient le sol. Les tiroirs pendaient, tirés et vidés et jusqu'à son fauteuil avait été renversé. Derrière le bureau enfin, elle perçut une main blanche et inerte. Elle s'approcha lentement et s'accroupit près du cadavre. Les traits de la jeune femme étaient comme figés dans le marbre. Ses yeux, encore ouverts, fixaient la comtesse avec effarement et sa nuque se tordait dans un angle anormal et dérangeant.
Adélie tressaillit, ferma les paupières et déglutit. La mort avait pris Églantine par surprise, lui rappelant sa propre mortalité. Elle secoua la tête et se tourna vers Thibault. Le majordome était livide. Ses iris ne pouvaient se détourner de la morte et il dut ravaler un haut-le-cœur.

— Vous n'y êtes pour rien, assura la comtesse. Elle s'est fait ça toute seule.

Le jeune homme, loin d'être convaincu, hocha malgré tout la tête.

— Allez, saisissez-lui les épaules, je m'occupe de ses pieds, dirigea Adélie.

Ses doigts se fermèrent autour des chevilles glacées d'Églantine. Elle s'était imaginé un corps aussi raide que du bois, mais il était souple, comme endormi. Si bien que seule l'écœurante fraîcheur de sa peau remémorait la réalité. Ce que la comtesse n'avait par contre pas anticipé, c'était sa lourdeur. Et ce n'est qu'en soulevant les jambes de la servante qu'elle prit toute la mesure de ce qu'était un poids mort. Péniblement, elle guida Thibault jusqu'à la malle et ils déposèrent le cadavre entre les planches de bois. Adélie scella le couvercle à l'aide d'un cadenas et ils restèrent un instant à contempler la boîte, silencieux.

— Allons chercher de l'aide, proposa enfin la jeune femme.

Installée dans la voiture qui les conduisait chez Marnie, chaque cahot voyait croître l'appréhension de la comtesse. Les paumes sur les genoux, elle s'empêchait tant bien que mal de taper du pied. Plus ils approchaient, plus elle doutait. Il fallait avouer que tenter d'intimider la marquise était risqué. Était-il bien raisonnable de menacer celle qui avait déjà orchestré la guerre et une tentative de régicide ?
Thibault plaça sa main sur la sienne et appuya avec quiétude. Il avait ce don de la rasséréner et de ne rien laisser paraître, alors que lui-même était dévoré par la crainte. Elle expira et se calma. Il lui fallait être tenace et s'en tenir à sa décision. De toute façon, aurait-elle voulu faire demi-tour, il était maintenant trop tard : le coche venait de passer le portail de la somptueuse demeure de la Marquise de Callès.
Adélie accepta l'aide du cocher pour descendre et lui demanda de bien vouloir décharger la malle. Elle le paya pour la course et lui donna un supplément, le priant d'attendre leur retour. Suivie de son majordome, elle traversa la cour, grimpa l'escalier encadré d'hortensias et toqua à la porte. Une femme d'un certain âge entrebâilla la porte et la regarda d'un air sévère.
— Nous venons rendre visite à Madame de Callès, déclara Adélie. Vous pouvez annoncer la Comtesse de Serrelie.
— Madame est absente, répondit sèchement la domestique.
— Ça ne fait rien, sourit la jeune femme, nous l'attendrons.

Avec rapidité, elle glissa son pied en travers de la porte et bouscula la servante en forçant le passage. Elle entra, faisant fi des protestations de l'acariâtre, Thibault sur ses pas. Elle traversa le hall et la bibliothèque, se dirigea sans hésitation vers le jardin d'hiver et prit enfin place dans l'un des sofas, avant de héler un employé de maison.

— Nous prendrons du thé et des gâteaux au citron, commanda-t-elle sous l'œil impressionné de son ami.

Ils n'eurent toutefois pas le temps d'être servis. Marnie arriva d'un pas pressé. À son expression éberluée, il était évident qu'elle ne s'attendait pas du tout à cette visite. D'ailleurs, à regarder sa tenue, elle ne s'attendait à aucune visite. L'habituelle marquise exubérante était camouflée sous une ample et discrète robe de velours vert bouteille, presque trop grande pour elle et ses cheveux étaient remontés dans un chignon négligé qu'aucun bijou ne venait orner.

— Madame de Serrelie, c'est un plaisir de vous voir. Je ne vous attendais pas.
— Plaisir partagé, Madame de Callès. Pourrions-nous nous entretenir dans un lieu plus privé ?

La maitresse de maison lança d'abord un regard en direction de Thibault. C'était la première fois que sa protégée venait accompagnée. Finalement, toujours surprise, elle hocha la tête et les conduisit dans son petit salon. D'un mouvement de bras, elle les invita à prendre place dans l'un des divans.

— Que puis-je donc faire pour vous, Madame de Serrelie ?
— Je suis vous demander le règlement du solde de ma dernière commission.

Marnie la détailla un instant, méfiante, puis, devant l'apparente candeur de la comtesse, eut l'air soulagée. Elle se tourna vers son secrétaire et tira sa clef, la glissa dans la serrure et l'ouvrit.

— Je préfèrerais des billets de banque, précisa la comtesse d'un ton abrupt.

La marquise s'immobilisa un court instant et lui lança un rapide coup d'œil. Adélie restait stoïque, bien qu'un peu trop raide pour paraître suffisamment à l'aise. La marquise accéda à sa demande, mais resta sur ses gardes alors qu'elle rassemblait plusieurs petites liasses.
Lorsqu'elle eut fini de recompter, elle se leva et referma le secrétaire. Avant qu'elle ne puisse ranger la clef qui pendait autour de son cou, Thibault jugea bon d'intervenir.

— C'est un meuble magnifique que vous avez là !

La marquise caressa le bois d'une main amoureuse.
Adélie se tourna brusquement vers son ami et lui fit les gros yeux. Pourquoi sapait-il tous ses efforts ?

— Merci, c'est une pièce à laquelle je tiens beaucoup.

Lorsqu'elle se rapprocha de sa protégée pour lui tendre les billets, un sourire flottait encore sur ses lèvres.

— Ce fut un plaisir de travailler avec vous.
— Merci, répondit Adélie, qui peinait à dissimuler son agacement.
— Je sais qu'il est encore tôt, mais j'aime fêter la conclusion d'une mission autour d'un verre. Je vous sers ? proposa leur hôte.
— Avec plaisir ! accepta le jeune homme avant que son amie n'ait pu décliner.

La comtesse serra les dents et adressa un coup de coude dans les côtes de son ami qui étouffa un gémissement. Mais à quoi jouait-il donc ? Ils n'étaient pas là pour brosser la marquise dans le sens du poil, ils devaient se montrer clairs et suffisamment menaçants pour gagner leur liberté et leur sécurité. S'ils s'éternisaient, elle décèlerait leur faiblesse et ils auraient perdu sur tous les fronts.
Marnie saisit trois coupes et une carafe. Elle servit ses invités, puis remplit son propre verre, avant de s'enfoncer dans le canapé.

— Alors, quels sont vos projets, désormais que vous êtes riche ?
— Je compte voyager, et devenir plus indépendante.

Adélie se maudit dès qu'elle prononça ces mots. Les pitreries de Thibault l'avaient déconcentrée. Il fallait qu'elle reprenne pied. Mais c'était déjà trop tard. La marquise avait repris de sa superbe ; elle n'était plus déstabilisée par leur visite, elle était maintenant maitresse de la situation, si bien qu'elle se permit un petit rire et un regard moqueur.

— Ne vous étiez-vous pas entichée du Prince ? taquina-t-elle. Abandonneriez-vous une si bonne position ?

Adélie se mordit les lèvres. Elle avait définitivement perdu l'avantage dans cette conversation.

— Je n'aspire pas à devenir Princesse, c'est beaucoup trop ennuyeux. Et puis, j'ai d'autres options fort intéressantes.
— Vous m'en direz tant !
— Oh, désolé !

Thibault, dans un geste maladroit fit tomber son verre, qui roula jusqu'aux pieds de leur hôte. Celle-ci se pencha pour le ramasser quand le jeune homme se précipita pour le faire à sa place. Leurs têtes s'entrechoquèrent et le jeune homme heurta l'imposante marquise, s'agrippant à son décolleté pour éviter la chute.
Adélie eut beaucoup de mal à cacher son énervement et même sa honte. Les bêtises de Thibault avaient déjà eu raison de sa concentration et de sa maîtrise de la situation. Le voilà maintenant qui se tournait complètement en ridicule. Avait-il donc oublié leur objectif ? Comment espérer intimider la marquise après cette démonstration de maladresse ? Elle lui jeta un regard noir, qu'il ignora, se confondant en excuses.

— Ce n'est rien, le coupa Marnie. Mais l'heure du dîner approche, vous devriez rentrer.
— Bien entendu, dit la comtesse. Merci de nous avoir reçus.

La jeune femme se leva et suivit la Marquise de Callès en direction de la sortie. S'appuyant sur la colère qu'elle éprouvait en cet instant pour son ami, elle rassembla ses dernières forces. Il lui restait une dernière corde à son arc et elle comptait bien en tirer profit.
Elle traversa le hall, passa la porte et alors qu'elle se tenait encore sur le perron, Adélie se retourna pour faire face à la marquise. D'un regard glaçant, elle la transperça.

— J'allais oublier, feint-elle de s'excuser. Je vous ai ramené quelque chose qui vous appartient.

La comtesse désigna la malle qui trônait au pied de sa voiture, puis elle articula aussi bien à l'attention de son ennemie qu'à celle de ses serviteurs :

— Prenez garde, elle est aussi lourde qu'une morte.

L'amusement disparut des yeux de Marnie et un reflet inédit envahit ses iris bleus. Pour la première fois depuis leur rencontre, ils luisaient de peur. De peur, mais surtout de respect.

Sans attendre la réponse de la marquise et refusant l'aide du cocher, Adélie grimpa dans la voiture, bientôt suivie de son majordome. Les roues crissèrent sur les graviers, puis rapidement les secousses familières des pavés leur succédèrent.

— Mais qu'avez-vous fait ? demanda-t-elle à Thibault, paniquée.
— Vous parlez de ça ?

Il tendit son poing droit devant lui et le desserra de manière à laisser glisser de ses doigts une longue chaîne en argent, au bout de laquelle pendait une petite clef métallique.
La comtesse plongea ses yeux vairons dans ceux de son ami, partagée entre terreur et exultation.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top