Chapitre 13
Le hall de la résidence princière s'était vidé. Aucune jolie robe, aucune coiffure improbable, aucun costume ne s'exhibait plus ; Les courtisans avaient déserté l'endroit. Adélie ne réfléchit pas, elle n'avait que faire de leur présence. Les rumeurs de guerre avaient dû prendre du corps et voilà que chacun rentrait chez soi, apeuré.
Elle se pressa en direction du bureau de Gérôme. Seules quelques servantes longeaient les murs, la mine grave. Le sang lui cognait les tempes et les battements de son cœur s'amplifièrent encore. Les ignorant, elle accéléra et bifurqua pour rejoindre son amant. Lorsqu'elle s'engagea dans le dernier couloir, sa course fut brusquement stoppée par deux gardes en armure rutilante. Larges comme la galerie et hauts comme deux hommes, ils l'empêchèrent de progresser davantage.
Adélie, agacée, s'arrêta et lança un regard autour d'elle. En dehors d'eux trois, l'allée était abandonnée. Ses yeux les dardèrent, menaçants, alors qu'elle avança d'un nouveau pas.
— Faîtes place ! J'ai un message urgent pour le prince.
— Son Altesse ne reçoit personne, notifia l'un d'eux d'une voix grave et profonde.
— Et qui a donné cet ordre ? cingla-t-elle.
Les deux soldats se tournèrent l'un vers l'autre, hésitants. Ils savaient qui ils bloquaient. Et bien sûr, la directive ne venait pas de Gérôme. S'ils parlaient, ils s'attireraient les foudres de l'instigateur de tout ce remue-ménage. S'ils se taisaient, c'était la Favorite qu'ils mettaient en colère. Et tous les résidents du palais, qu'ils soient nobles ou non, connaissaient l'influence qu'elle exerçait sur le souverain.
Le second homme choisit de répondre. Il ouvrit la bouche et s'apprêtait à révéler l'identité du commandant, quand des pas résonnèrent derrière son collègue et lui. Sortant du bureau princier, Mognespéry claudiquait, lentement mais sûrement dans leur direction. Arrivant à leur hauteur, il poussa les gardes et s'insinua entre eux. Il fit face à la jeune femme et déclara :
— C'est moi. J'ai donné cet ordre. Son Altesse n'est pas en état de recevoir de la visite. Et certainement pas la vôtre.
Ses iris flamboyaient d'aversion et le mépris se dessina sur ses lèvres, avant qu'elles ne s'arquent dans un sourire narquois, aux airs vengeurs. Indignée, Adélie se dit qu'il n'avait toujours pas digéré la manière dont Gérôme l'avait congédié plus tôt.
— Aviez-vous réellement besoin d'en venir jusque-là pour prouver que vous m'êtes supérieur ?
— Vous n'êtes pas le centre du monde, Madame, rétorqua le duc. Son Altesse est souffrante.
La bouche de la comtesse s'entrouvrit et ses prunelles se rétractèrent. Gérôme, souffrant ? Arrivait-elle trop tard ? Non, c'était impossible. Pas aussi vite. La guerre n'était pas encore déclarée !
— Vous n'étiez donc pas au courant, se moqua Mognespéry. C'est son cœur qui fait des siennes. Ça vous connaît les problèmes cardiaques, non ?
La terreur s'empara de la jeune femme. C'était donc ainsi que Marnie se servait de la mort de Philibert. Si l'arrêt cardiaque d'un sexagénaire n'avait rien d'étonnant, chez un jeune homme, il en allait autrement. Les soupçons auraient tôt fait de reparaître et elle incarnerait la coupable idéale. Dès qu'elle aurait prévenu Gérôme des plans de la marquise, elle organiserait sa fuite.
— Mon mari en a fait la douloureuse expérience, oui. Si je ne peux pas voir le prince, puis-je au moins vous demander de lui remettre un message ?
— Je n'y vois pas d'inconvénient, accorda-t-il avec un révérencieux geste de la main.
Adélie fouilla sa pochette et trouva un petit carnet de cuir ainsi qu'un crayon. Elle griffonna quelques mots de bon rétablissement, arracha la page et la plia de manière à la sceller. D'une main sûre, elle tendit sa courte missive au duc, qui la saisit et la fourra dans son veston.
— Je lui remettrai à la première occasion, garantit-il. Souhaitez-vous que je vous raccompagne ?
— Merci, je sais où est la sortie.
Elle tourna le dos au conseiller et aux gardes puis rebroussa chemin. D'abord inquiète pour sa propre sécurité, elle s'alarmait maintenant de la santé de son amant. Il lui avait effectivement paru mal en point ce matin. Tous deux avaient mis en cause le manque de sommeil. Jamais elle n'aurait pu soupçonner que son état se dégrade si vite. Marnie aurait-elle réussi à l'atteindre ? Et comment ? La marquise avait-elle des agents parmi les domestiques ? Évidemment ! se raisonna la comtesse. Mais leur aurait-elle confié une telle mission ? M'a-t-elle utilisée, comme Ange le redoutait ? s'horrifia Adélie.
Ignorant la douleur qui infestait son crâne, elle visualisa à nouveau sa dernière rencontre avec Madame de Callès. La seule chose qu'elle avait transmis à Gérôme, c'était le titre de propriété. Et Marnie, ainsi qu'elle-même l'avaient toutes deux tenu entre leurs mains. C'est alors que les doigts de la marquise lui réapparurent, noirs, satinés et meurtriers. Ils firent alors écho aux improbables gants d'Églantine. La conscience de son palpitant affolé depuis la veille la frappa. Puis, ce fut le tour de ses élancements, ses crampes et son malaise. Les dents serrées, elle étouffa un cri de rage et allongea sa foulée. Il fallait qu'elle se débarrasse de cette robe.
Les couloirs défilaient et le hall apparut, toujours abandonné des courtisans. Elle le quitta en descendant deux par deux les marches de l'entrée principale. Son mollet se crispa à nouveau et elle éluda la douleur en se mordant la lèvre. Il n'était pas question de se laisser submerger maintenant. D'un discret coup d'œil, elle s'assura que personne ne l'observait ni ne la suivait. Rassurée, elle se déroba et prit le chemin de l'entrée des serviteurs.
Les quartiers des domestiques se situaient de l'autre côté du monument, loin des statues dorées et des fioritures. On y accédait par une discrète voie pavée s'orientant à l'opposé des jardins. Adélie courut le long de cette route qui ressemblait davantage à un sentier, jusqu'à apercevoir une petite porte de bois, devant laquelle bavardaient trois femmes.
La voyant arriver à grands pas, les bonnes se turent et s'inclinèrent. Leurs mines gênées témoignaient de l'extraordinaire de la situation. Elles n'avaient sans doute jamais croisé de nobles en ces lieux et ne savaient ni comment réagir, ni comment l'accueillir.
— Mesdemoiselles, j'ai besoin de votre aide, implora Adélie. Je vous payerai.
Après une minute d'étonnement, elles se concertèrent, murmurant, sans pour autant lâcher l'intruse des yeux. Le risque à prendre leur apparaissait clairement, tant dans la démarche que sur le visage de la Favorite. Toutefois, l'appât du gain l'emporta.
— Qu'attendez-vous de nous ? interrogea la plus âgée.
— J'ai besoin de vous acheter l'un de vos uniformes et de vous emprunter une pile de linge.
— Et combien comptez-vous nous donner pour ce service ?
Adélie plongea la main dans sa pochette et sortit une bourse de cuir qu'elle soupesa.
— Il y a là plus de quinze écus d'or. Ils sont tous à vous si vous faites ce que je demande.
— Par ici, l'invita la bonne.
Elles traversèrent un dégagement sombre, dont l'unique fenêtre n'apportait aucune lumière et où, les odeurs des cuisines se mêlaient à celles de la blanchisserie dans un fumet étouffant, exacerbées par la chaleur moite qui y régnait. Elles poursuivirent leur périple dans les entrailles du palais et s'arrêtèrent dans une petite pièce immaculée, aveugle, mais baignée d'une forte lumière artificielle. En son centre, plusieurs bassines bouillaient, dégageant une vapeur lourde et suffocante.
La plus jeune des trois femmes se dirigea vers l'une des piles de linge qui s'entassaient le long des murs et attrapa une robe blanche aux liserés dorés, ainsi qu'un tablier. Adélie les prit et la remercia d'un signe de tête. Elle se déshabilla sous leurs yeux médusés et enfila l'uniforme chaud et humide.
— Vous pouvez la gardez, annonça-t-elle en désignant la toilette grise qui s'étalait au sol. Mais prenez garde à bien la laver avant de la porter ou de la vendre.
— Entendu, dit la plus vieille en lui échangeant des draps contre la bourse. Pouvons-nous vous demander ce que vous comptez faire ?
— Sauver la vie du prince.
Sans attendre de réponse, la comtesse s'engagea dans les étroits corridors parallèles aux couloirs qu'elle sillonnait quotidiennement. Elle rejoignit l'escalier qui la mènerait aux appartements de Gérôme et grimpa les marches, constatant avec soulagement qu'aucun des domestiques ne prêtait attention aux agissements des autres, bien trop concentrés sur leurs tâches.
Elle atteignit enfin les abords de la chambre et sortit du réseau de galeries via une petite porte dérobée. Anxieuse, elle avança doucement, la tête basse. Découvrant qu'aucun garde ne se tenait devant la porte des appartements, elle soupira et toqua.
— Oui ?
Un pincement la saisit à la poitrine alors qu'elle entendit la voix affaiblie de son amant. Elle tourna la poignée et se glissa dans la pièce.
Alité, il semblait tellement petit. Ses cheveux, poissés de sueur, soulignaient ses traits épuisés et, la pâleur de son visage lui fit monter l'eau aux yeux. Son regard vert, perdu dans le vide ne la reconnut pas tout de suite. Mais après quelques instants, un sourire se dessina sur ses lèvres sèches.
— Adélie. Que fais-tu dans cette tenue ?
— Oh Gérôme, je suis tellement désolée. Mognespéry ne me laissait pas entrer.
— Le médecin m'a demandé de me reposer, mais n'a pas interdit les visites, s'étonna-t-il.
— Gérôme, c'est de ma faute si tu te retrouves dans cet état.
Il lâcha un petit rire qui déclencha une quinte de toux.
— Voyons, non. Le docteur dit que j'ai attrapé un virus.
— C'est du poison. Marnie de Callès en a recouvert le titre de propriété de ses terres en Cômée. Je soupçonne qu'il y en avait également sur la robe que je portais ce matin. J'ai des symptômes similaires aux tiens.
— Nous aurons simplement attrapé le même mal.
— Gérôme, écoute-moi. Ne fais confiance à personne. Tes conseillers sont à sa botte.
— Voilà que tu fabules des complots.
— Ange et moi nous sommes entretenus avec les survivants de l'attaque. Nous pensons que les assaillants n'étaient pas Télémaques. Il va organiser des pourparlers au plus vite.
— Je ne partage pas votre opinion. Mais je ne souhaite pas la guerre, comme tu le sais. Alors, je les rencontrerai.
Avant qu'elle n'ait pu insister, un tambourinement s'abattit sur la porte. Effrayée, Adélie chercha une échappatoire. D'une main tremblante, Gérôme lui indiqua un passage secret, derrière une tapisserie.
— Prends-soin de toi, chuchota-t-elle en disparaissant derrière le tissus.
L'étroit couloir semblait déboucher sur le réseau des domestiques. Mais Adélie ne s'y aventura pas immédiatement. Débout, elle garda l'entrée entrouverte et espionna la conversation qui se tenait dans la chambre du prince.
— Entrez ! invita Gérôme
Une seule personne entra. Un homme boitant, si Adélie pouvait se fier au bruit de ses pas.
— Votre Altesse, salua la voix de Mognespéry. Je constate avec plaisir que vous vous portez mieux. Le repos vous a fait du bien.
— Merci, Raymond. Quelles sont les nouvelles ?
— Je suis au regret de vous dire que nous n'avons pas pu en apprendre davantage de l'équipage du navire rescapé. Ils reconnaissent avoir vu le pavillon télémaque, mais n'ont malheureusement rien d'autre à ajouter.
— Je vais m'entretenir avec Monsieur D'Aurope dans les prochains jours.
— Souhaitez-vous que j'organise la rencontre ? Avec votre état de santé, vous n'avez certainement pas pu le faire vous-même.
— Les arrangements sont déjà en cours, merci. Ange Ravel s'occupe de tout.
Un court silence s'installa. Adélie devina la surprise qui envahit le conseiller à cet instant. Lui, qui avait tout fait pour tenir le souverain à l'écart des affaires politiques depuis des heures se voyait devancé par quelque agent périsponnais.
— Je vois, poursuivit-il néanmoins. Vous savez quand aura lieu la rencontre ?
— Rien n'est encore fixé. Mais j'imagine qu'elle se tiendra dans deux ou trois jours.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu'à attendre des nouvelles de Monsieur Ravel.
— Parfait, conclut le prince. Vous aviez autre chose à me communiquer ?
— Non, Votre Altesse.
— Dans ce cas merci, Raymond, soupira Gérôme. Vous pouvez disposer.
Atterrée, Adélie fila dans l'étroit passage, alors que la porte grinçait derrière le duc. Gérôme ne l'avait pas crue et désormais, tout ce qu'elle pouvait pour lui, c'était de s'assurer que ces pourparlers se déroulent comme prévu. Mais pour cela, elle devait écarter d'Ange le danger qui pesait maintenant sur lui.
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