Chapitre 11 - L'attaque

Un million de reflets iridescents d'un soleil naissant se réverbéraient sur le miroir et éblouissaient Adélie, alors qu'Églantine apportait de ses mains blanches la touche finale à sa tenue : un pendentif en diamant brillant comme un soleil.


— Vous voilà fin prête, Madame. J'espère que vous ne regrettez pas de m'avoir laissé la chance de vous aider ce matin.


C'était la première fois que la bonne officiait en tant que camériste, après des semaines de suppliques auprès de sa maîtresse.

La comtesse se pencha vers la glace et inspecta son reflet. Une ombre nacrée de couleur pêche couvrait ses paupières et s'accordait à merveille avec son teint frais. Sa bouche se parait d'un framboise délicieux, assorti aux rubans qui ornaient sa robe en dentelle blanche. Enfin, elle porta ses doigts à son cou et caressa avec délicatesse la pierre qui y pendait.


— Merci beaucoup, Églantine. C'est parfait. Que diriez-vous de poursuivre cette expérience les prochains jours ?


Le visage de la servante rayonna et Adélie la vit réfréner un saut de joie, avant de se courber dans une élégante révérence. Il faut dire qu'elle n'avait jusqu'alors jamais ressenti le besoin de se faire assister dans sa présentation. Mais elle devait admettre que se faire choyer ce matin lui avait été fort agréable.


— Avec plaisir, Madame ! Merci pour votre confiance, Madame.


Un sourire accroché aux lèvres, la comtesse la congédia d'un discret signe de la main. Églantine quitta la pièce avec contenance, mais le bruit de ses pieds sautillant contre le parquet résonna et arracha un éclat de rire à la maîtresse de maison.

Adélie se leva et se détailla encore une seconde. Il ne manquait rien à part un nuage de parfum savamment choisi. D'un pas léger, elle se dirigea vers son précieux coffret et en souleva le couvercle. Une main erra, indécise, au-dessus des flacons, avant de saisir l'un d'entre eux. Elle enleva le capuchon avec prudence et huma l'effluve suave d'une eau de rose relevée d'une note de gingembre. Apposant la bague de la bouteille contre l'intérieur de son poignet, elle la retourna d'un geste bref et expert. L'exquis liquide brillait en un petit cercle sous la lumière. La comtesse frotta ses poignets, puis à l'aide de son index et son majeur droit, elle récupéra un peu d'essence, qu'elle apposa derrière ses oreilles. Elle rangea soigneusement le contenant, referma la boîte et, lissant une dernière fois sa robe, sortit à son tour, ses talons frappant le parquet sous la démarche guillerette qui ne l'avait pas quittée depuis la condamnation de son père.

Sa joie irradiait alors qu'elle arriva dans le hall, où ses employés exhibaient une mine ravie et allaient bon train. Près de l'escalier, un Thibault radieux l'attendait, une missive à la main. L'insouciance et le bonheur qu'affichait Adélie lui réchauffèrent le cœur.


— Un courrier de Monsieur Helaire, Madame.
— Ah, il doit s'agir du plan d'investissement que je lui ai demandé. Merci Thibault, vous pouvez le déposer dans mon bureau, je le regarderai en détail à mon retour du palais.


La nouvelle délivra le jeune homme du dernier poids qui pesait sur sa poitrine. Il entrevoyait enfin un avenir sans la marquise de Callès. Il camoufla autant que possible son soulagement et poursuivit.


— Comme vous voudrez, Madame. Dois-je faire apprêter la voiture ?
— Oui, s'il vous plaît.


Thibault appela un jeune valet qui prit le relais et l'accompagna jusque dans l'allée, lui offrant un bras assuré sur lequel s'appuyer alors qu'elle grimpait dans le véhicule.

Lorsqu'elle arriva au palais, tous constatèrent la félicité grisante qui émanait de son être. Elle ruisselait sur tous ceux qui la croisaient, si bien que même les dames de compagnie de Mademoiselle de Vallevier lui sourirent sur son passage. La figure maussade de Gérôme n'y résista pas plus. Pourtant, il avait tenu la veille un conseil des plus désagréables. Ses ministres, inquiets de la situation actuelle de la principauté, l'avaient seriné qu'il lui incombait de prendre femme et d'engendrer un héritier. Bien sûr, ils avaient proposé quelques noms, dont aucun ne lui avait plu. Il lui fallait malheureusement reconnaître qu'un fils serait le bienvenu. Une guerre était déjà sur le point d'éclater, point besoin d'y ajouter un conflit de succession.

Devant la mine égayée de la comtesse, il avait accepté de flâner dans les jardins. Enfoncés bien au-delà des sentiers de gravier, ils baguenaudaient dans les étendues les plus retirées du parc. Les faisceaux d'un soleil ardent léchaient leur peau, si bien qu'ils s'installèrent à l'ombre d'un grand saule, sur les branches duquel roucoulaient des tourterelles.

Sous la frondaison diaphane de leur tonnelle de fortune, le prince s'éblouit de la moire de la chevelure de sa maîtresse. Ces chatoiements l'hypnotisaient autant, sinon plus, que les mots amènes qui s'écoulaient de ses lèvres. Elle s'en aperçut et sourit.


— Tu ne m'écoutes pas.
— Je suis désolé. J'ai la tête ailleurs.
— Ne t'excuse pas, explique-moi plutôt pourquoi.
— C'est la faute de ces vieux boucs de Flodarc, Proncéront et Mognespéry.
— Laisse-moi deviner, ils veulent te marier ?
— Oui.


Adélie se perdit dans son regard comme dans une forêt profonde. Sa peine la touchait comme rien d'autre auparavant. D'une main rassurante, elle caressa sa joue.


— Ils ne cherchent rien d'autre que le bien de la principauté.
— Je sais. Mais cela n'est pas moins douloureux.
— Ça n'a pas à l'être. Je n'ai jamais escompté d'union et ai toujours su qu'une autre porterait tes enfants.
— Jamais ? reprit-il, taquin.
— Peut-être en rêve, mentit Adélie pour lui faire plaisir. Mais ce n'était que fantaisie. Tant que tu n'épouses pas Mademoiselle de Vallevier, tout ira bien.
— Aucune chance !


Ils s'esclaffèrent à s'en rouler par terre et, l'un dans les bras de l'autre, allongés contre le sol de mousse fraîche, ils ahanaient encore lorsque leurs yeux se rencontrèrent. Le temps sembla s'arrêter. Seul subsistait le parfum floral de la peau d'Adélie, la gourmandise de sa bouche rose. Tremblant, Gérôme l'attira à lui et elle accueillit son fougueux baiser avec avidité. Ses lèvres, puis son corps entier s'ouvrirent, l'invitant au déchaînement de leur passion. Mus par le désir, leurs corps s'unirent puis, ils tombèrent, repus, dans une douce torpeur.

Quand ils s'aperçurent que le soleil avait inébranlablement poursuivi sa course, ils se décidèrent à regagner le palais. Main dans la main, ils retrouvèrent les sentiers de gravier et bientôt la foule des courtisans fut en vue. La comtesse avait pensé que la chaleur de l'après-midi aurait fait fuir les dames, toujours soucieuses de leur teint d'albâtre, mais il n'en était rien. Leurs ombrelles colorées dansaient au rythme de leurs pas le long des allées. Quelques messieurs discutaient çà et là, contribuant à la joyeuse rumeur qui régnait dans le jardin.

Adélie souriait, rien n'aurait pu gâcher la liesse de cette merveilleuse après-midi. Rien, sauf ce soudain éclair ambré qui l'aveugla. En une fraction de seconde, la joie l'avait quittée. Sa main ne tenait plus celle de son amant et elle se tenait paralysée, tandis qu'Ange se dirigeait droit vers eux d'un pas volontaire. Elle chercha le regard de Gérôme, mais ne trouva qu'effarement et embarras. Elle inspira douloureusement, s'attendant au pire, lorsqu'un appel retentit.


— Votre Altesse !


Un jeune garçon en livrée mordorée déboula, coupant la route au Périsponnais. Le blondinet chevrotait, une angoisse retenue s'imprimait sur son visage. Le prince ne cacha en rien son soulagement, ce qui troubla d'autant plus le serviteur déjà alarmé.


— Messires vos Conseillers vous réclament pour une affaire urgente, Votre Altesse.


Le souverain lui emboîta le pas sans attendre, ne prenant qu'une seconde pour glisser une discrète excuse à sa compagne et évitant avec précaution le regard de son ami.

Le page écarté de son chemin, Ange s'avança jusqu'à la comtesse. Il arborait un air charmeur que l'attitude glacée d'Adélie refréna immédiatement. Ses traits se durcirent et son sourire se figea. Dans son regard, une première lueur d'étonnement laissa la place à la méfiance.


— Que faites-vous ici ? l'attaqua-t-elle. Son Altesse vous a expressément demandé de vous éloigner de la Cour.


Le ton acerbe et menaçant de la jeune femme le désarçonna davantage. Il ouvrit la bouche dans l'intention de protester, mais craignant qu'il ne déblatère ses habituelles enjôleries, elle ordonna.


— Repartez d'où vous venez. Vous n'êtes pas le bienvenu.


Deux océans gelés le dardaient et, même la présence de la jolie tache brune ne parvenait pas à les réchauffer. Derrière le visage crispé d'Adélie, il devinait ses dents serrées de rage. Mais la colère ne pardonnait en rien les mots qu'elle prononçait et il trouva que le temps était venu de mettre fin à cette mascarade.


— Il suffit, gronda-t-il. Je ne vais pas laisser une gueuse me parler de la sorte. Vous partagez peut-être la couche du prince, mais n'oubliez pas qui vous êtes ! Vous finirez comme toutes les autres avant vous, beauté fanée laissée à même le caniveau. Profitez de votre situation tant que vous le pouvez. Je n'ai que faire que vous soutiriez à Gérôme une ou deux belles pierres, cingla-t-il en pointant le diamant à son cou, mais vous jouez à un jeu qui vous dépasse. Je ne tolèrerai pas plus longtemps que vous le manipuliez sans vergogne, vous et votre scélérate rombière.


Adélie se raidit, ses ongles endolorissaient sa peau alors qu'elle serrait les poings. Son sang ne fit qu'un tour, mais elle se retint de lui cracher au visage et déploya toute la force qui lui restait pour ignorer les insultes et intérioriser son courroux. Il était hors de question qu'elle se livre à de telles bassesses dans ce lieu bondé. Déjà, elle sentait les regards de la foule peser sur elle. Bientôt, les murmures et autres chuchotements résonneraient. Ses iris se firent pétrifiants et l'admonestèrent.


— Et qui êtes-vous, pour vous arroger cette prérogative ?


Ange la dévisagea. L'ire ne désemplissait pas ses yeux et ses traits étaient toujours contractés. Il pouvait presque sentir la fureur sourdre d'elle. Telle un ouragan, elle se préparait à fondre, à l'emporter sur son passage. Il capitula et soupira, sa propre colère évanouie. Un rire ironique s'échappa de sa gorge. Réalisait-il enfin qu'après tout ce temps, il demeurait un mystère ?


— Vous avez raison, vous ne savez rien de moi. Comment puis-je exiger que vous accordiez quelque foi à mes dires ? Permettez-moi ?


Il lui tendit son bras. La comtesse observa autour d'elle. La rumeur des courtisans n'avait pas repris, les regards indiscrets se faisaient toujours pesants. Elle accepta l'invitation et se laissa conduire loin de la foule. Ce simple contact, la proximité de leur corps, raviva les battements de son cœur. Les yeux fermés, elle pria pour que les papillons se tiennent à l'écart. En vain... Et alors qu'ils vibrionnaient, la culpabilité refit surface. Pourquoi fallait-il qu'ils la tourmentent ainsi ?

Lorsqu'ils furent suffisamment éloignés, elle lâcha son bras à contrecœur et s'arrêta. Elle lui fit face. L'ambre de ses yeux était bien plus difficile à soutenir une fois l'énervement passé.


— Qui êtes-vous ? répéta-t-elle.


La mine grave, il semblait hésiter encore. Il était évident que le manque de confiance était réciproque. Mais lui seul pouvait changer cette situation. Alors, il inspira et se livra.


— Je suis le fils aîné d'Abéllia Loreve, elle-même fille aînée de Floris Loreve, Empereur Émérite du Télémène.


Par réflexe, Adélie émis un rire amer. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle l'avait su avant qu'il ne l'avoue. Ange Ravel incarnait le parfait héritier. Malgré son apparente vulnérabilité, elle ne pouvait pas faire confiance à un homme spolié de son héritage.


— Je ne suis peut-être qu'une gueuse vouée à être laissée dans le caniveau, mais je ne vous laisserai pas abuser de Gérôme et mettre Courrême en danger pour vos envies de couronnes.


Ce fut au tour d'Ange de rire. Mais le sien n'avait rien d'acerbe ; il accueillait, désolé, la cruauté de la situation. Le Périsponnais s'était épanché et admettre ses origines le condamnait plus que le silence.


— Je pensais que vous aviez saisi que je ne cours pas après les responsabilités.
— Alors, pourquoi tant de manigances, de rencontres secrètes et d'échanges discrets ?
— Par loyauté.
— Par loyauté, ironisa-t-elle. Envers qui ?


Il fléchit la nuque, forcé d'admettre qu'il n'avait pas incarné le plus fidèle des amis depuis qu'il lui avait été donné de croiser sa route. Contester ce fait ne ferait qu'enliser la conversation et il avait encore beaucoup à lui dire.


— Nous pouvons avoir la même discussion que le soir de l'anniversaire de Gérôme, ou nous pouvons apprendre l'un de l'autre.
— Pour que vous me racontiez d'autres mensonges ?
— Je ne vous ai jamais menti, Adélie. J'espère que vous vous en rendrez compte avant qu'il ne soit trop tard. Vous m'avez accusé collusion et je vous ai assuré n'avoir aucun désir de couronne. Mais, il n'en va pas de même pour toutes les personnes de votre entourage.
— Vous voilà encore après Madame de Callès, soupira-te-elle agacée. C'est ridicule, elle ne peut pas régner. Elle est née femme.
— La loi est différente en Cardie.
— La Cardie a déjà un roi. Dans la fleur de l'âge qui plus est.
— Et célibataire.


Adélie sourit, moqueuse, tant elle estimait l'insinuation grotesque. Mais Ange, persuadé, l'observait sans se dérider.


— Voyons, Ange. Voyez-vous la Marquise courir après un mariage ? Même vous devriez apprécier l'absurdité de vos propos. Surtout après tous les risques qu'elle a pris pour s'affranchir du précédent. Non, j'entends qu'elle est en quête de pouvoir, mais que ferait-elle d'une couronne ?
— La toute-puissance, l'ultime liberté, la perspective de changement. Et vous l'avez dit vous-même, elle n'en est pas à son coup d'essai.


Le sourire de la comtesse s'évanouit. Ses yeux se teintèrent d'une lueur inquiète. Se pouvait-il qu'il ait raison ? Ou essayait-il encore de la monter contre son amie ?


— Quelles sont vos preuves ? Vous en avez forcément pour avancer de telles accusations.
— Demandez-lui à nouveau où elle se trouvait le soir où nous avons dîné ensemble.
— Je vous l'ai déjà dit, elle avait à faire à Tabriont. Et ce n'est en rien une preuve.
— Quelle affaire ? Saviez-vous que personne n'a entendu parler de votre ami Ioannis en Rophisie ?


Elle lui adressa un regard circonspect. D'un côté, il en savait beaucoup trop sur ses relations et leurs activités, mais d'autre part, Andria avait effectivement parut surpris lorsqu'elle avait mentionné Tabriont après la présentation du moteur électrique. D'ailleurs, Marnie s'était empressé de changer de sujet. S'était-elle rendue en Cardie, comme l'incriminait Ange ? Avait-elle négocié une union royale contre sa trahison ? Ai-je participé à un complot ? s'alarma la jeune femme.


— Je ne comprends pas Ange. Si ce que vous dîtes est vrai, pourquoi ne pas avoir simplement averti Gérôme ?
— Pour sa sécurité. Madame de Callès a le bras bien plus long que ce dont vous pouvez vous douter. Elle n'hésiterait pas à le tuer si ça lui permettait d'atteindre ses objectifs plus rapidement. C'est d'ailleurs la raison de ma présence ici. Une fois ses terres vendues, la vie de Gérôme sera en danger.
— Et qu'est -ce qui vous fait dire ça ? s'enquit Adélie, troublée.
— Erik Berrine, le roi de Cardie, est un de ses cousins. Il n'est pas premier dans l'ordre de succession, mais il ferait un bon candidat si Gérôme venait à disparaitre.


La comtesse le scruta avec horreur et se morfondit devant son air sérieux. Qui devait-elle croire ? Son amie, qui l'entretenait avec bienveillance, ou le nébuleux Périsponnais, toujours prompt à séduire et flatter ?


— Vous affabulez, mon cher. Madame de Callès est généreuse et soucieuse de l'avenir de la principauté. Ses affaires en dépendent.  Et je ne connais personne qui se soucie plus de ses affaires que la Marquise. Je ne reconnais pas mon amie dans votre discours. Bien sûr, elle n'est pas philanthrope, mais elle m'a quand même sauvé la vie. Pouvez-vous en dire autant ?
— Ce n'est pas votre amie, mais votre maîtresse. Vous n'êtes qu'un pion et certainement l'artisan de la perte du prince. C'est vous qui devriez vous tenir à l'écart.
— Et vous confier la responsabilité de sa protection ?
— Oui.


Sa superbe réveilla la colère qu'elle avait enfouit. Elle le défia d'un regard fulgurant de résolution. Elle n'était plus que menace et le transperçait avec férocité. Il se rendit alors compte qu'elle était prête à l'affronter pour défendre son amant. Une part de lui s'apaisa et une autre se brisa. Ses yeux s'embuèrent et il soupira.


— Vous l'aimez.


Les sourcils d'Adélie remontèrent, ses yeux s'écarquillèrent et ses lèvres s'entrouvrirent. Elle le fixa ébahie. Où allait-il chercher pareilles billevesées ? Oui, elle tenait à Gérôme. Elle appréciait sa compagnie et éprouvait de la tendresse à son égard. De la tendresse, rien de plus. Et certainement pas de l'amour. Elle ne brûlait pas pour lui, ne se languissait pas en son absence. Elle admirait le souverain qu'il incarnait, sa droiture et son sens du devoir, mais elle ne l'aimait pas. Pas une fois les papillons n'avaient vibrionné pour lui. Et jamais ils ne le feraient.


— Je...
— Ne dites rien, la coupa-t-il.


Il posa son index droit sur les douces lèvres de la comtesse et plongea ses ambres dans ses prunelles. Elles luisaient, indéchiffrables. Ses paupières se fermèrent et il se détourna. Adélie le regarda une nouvelle fois prendre la fuite sous les charmilles, l'abandonnant pantoise et emplie de non-dits. Son ventre papillonnait.

Comme vidée, elle fit demi-tour et se fondit dans la masse des courtisans, attendant le retour du prince. Elle ne porta aucune attention aux regards et murmures de ces dames, qui critiquaient la Favorite sans ombrelle. Leurs conversations futiles n'avaient pas le moindre intérêt. Les compliments des hommes, espérant profiter de son influence sur le souverain, ne la charmèrent pas plus et elle se contenta de les accueillir avec un sourire poli.

Elle était plus que lasse quand le page qui était venu chercher Gérôme vint à sa rencontre et s'inclina avec déférence.


— Madame la Comtesse, Son Altesse vous demande.


Avec soulagement, elle s'excusa auprès d'un énième flatteur et suivit le jeune garçon.

À son grand étonnement, le serviteur ne la conduisait ni vers le bureau, ni vers les appartements du prince. Il l'escortait, trottinant à travers les corridors de service, entrailles du palais dépouillées de tout apparat. Elle pressa le pas pour suivre son rythme tandis qu'ils s'enfonçaient dans les recoins inconnus du château.

Ils débouchèrent finalement dans un grand sas décoré. Adélie y retrouva les moulures dorées et les fresques historiques. De grands tableaux illustrant des scènes guerrières encadraient une lourde porte à double battant. Le blondinet frappa sans hésiter et annonça son arrivée. Elle pénétra alors avec prudence dans la fameuse salle du Conseil.

La pièce se révéla bien plus petite que dans son imagination. Aveugle, elle baignait dans la lumière artificielle d'un immense lustre en forme de soleil. Il couvrait la majeure partie de l'épopée peinte au plafond. Ses murs étaient couverts de portraits, gravures et autres allégories. Une grande table ronde garnissait le reste de l'espace. Son plateau marqueté représentait l'Archipel d'Ocène et plusieurs figurines de bois colorées habillaient la carte ainsi formée, marquant les positions connues des flottes et armées de chaque nation. Surplombant la scène depuis l'unique assise de la salle, Gérôme trônait, taciturne. Entouré de ses conseillers, ils fixaient de leur visage grave un détail qui attira aussi son regard : un bateau doré couché sur le flan aux côtés d'une copie brune, au large de l'île de Cômée.


— Madame de Serrelie, merci d'être venue, déclara le prince. Nous venons de recevoir une terrible nouvelle et devons agir en urgence, d'où notre requête. Quatre de nos navires ont été coulés ce matin par des bâtiments affichant un pavillon télémaque. Le temps de la clémence n'est plus et nous avons décidé d'entamer la construction du barrage de Cômée. Votre marraine est propriétaire des terres où nous souhaitons implanter l'édifice. Notre confiance en vous est indéfectible. Nous vous demandons de bien vouloir acheminer discrètement et promptement cette offre d'achat.


Le Duc de Mognespéry attrapa le document que Gérôme venait de cacheter et le tendit à la comtesse. Adélie le saisit et le glissa prudemment dans sa pochette.
Ainsi, la guerre allait éclater et l'annonce tombait le jour du retour d'Ange à la Cour. Ce ne pouvait être qu'une coïncidence. Il savait. Il savait et il lui avait menti. Une vague de douleur envahit sa poitrine. Il l'avait blessée et il le regretterait.


— Vous m'honorez, Votre Altesse. Je ne vous ferai pas défaut et vous promets un retour dans les plus brefs délais.
— Je n'en attendais pas moins de vous, Madame. Hâtez-vous.


La comtesse s'inclina rapidement et quitta la salle. Bouleversée par les événements, elle aurait voulu courir dans les couloirs pour rejoindre au plus vite le manoir de la marquise. Mais elle cela aurait alarmé les passants et elle avait juré d'être discrète. Elle se modéra donc et se contenta de marcher d'un pas célère.
Elle remonta les larges allées où se pavanaient d'insouciants courtisans. Leurs plaintes à propos de la chaleur se répercutaient sur les cloisons et l'écœuraient. Des soldats, des hommes étaient morts, la guerre serait déclarée dans quelques heures, et ces oiseux discutaient de la pluie et du beau temps. Elle accéléra et atteignit enfin la cour.

Elle sauta dans la première voiture et intima au cocher de se dépêcher. Les cahots et le bruit des fers des chevaux filant au galop sur les pavés, pourtant rassurant, ne parvinrent pas à la calmer. Finalement, le mouvement cessa et Adélie jaillit du véhicule. Elle courut dans l'allée, grimpa l'escalier et frappa à la porte avec tant d'énergie qu'elle effraya la jeune domestique qui lui ouvrit.


— Je viens apporter un message urgent à la Marquise, bredouilla-t-elle.
— Quel est ce vacarme ? questionna Marnie alors qu'elle s'engageait dans le hall. Ah, Adélie ! Eh bien ma chère, ça ne va pas ?


La comtesse se ressaisit autant qu'elle le put, abandonnant son air décomposé et tapota sa pochette.


— Son Altesse, m'a chargée de vous remettre une missive.
— Très bien, allons nous mettre à l'aise.


Elles serpentèrent dans le manoir jusqu'à atteindre l'accès au cabinet secret. La marquise dévoila l'étroit passage derrière la tenture et l'invita à entrer. Une fois les deux portes fermées, elle lui offrit un grand verre d'alcool brun.


— Tenez, vous m'avez l'air d'en avoir besoin, ma petite.


Elle remercia le visage bienveillant de son amie et le descendit d'une traite, puis se laissa tomber dans l'un des deux canapés rouges. Son hôtesse lui servit une seconde rasade et prit place en face d'elle. Sa main glissa sous la table basse et attrapa sa longue boite ouvragée. Elle l'ouvrit, saisit l'un de ses cigares, le prépara et l'alluma. Dans un claquement sec, elle rabattit le couvercle du coffret, tira une longue bouffée, puis souffla une fumée opaque et odorante. Les effluves boisés bercèrent Adélie, qui présenta enfin la lettre. La plantureuse blonde prit le document, descella le cachet et jubila.


— Excellent, exulta-t-elle.


Le triomphe et l'exaltation de la marquise choquèrent la comtesse. Bien sûr, elle engrangeait des profits, mais un tel manque d'empathie était perturbant. La jeune femme se garda de tout commentaire.

D'une impulsion des pieds, Marnie se leva et se dirigea vers son secrétaire. Elle fourra une main gauche gantée dans son décolleté et sortit la petite clé qu'elle gardait autour du cou. Dans un cliquetis métallique, elle la glissa dans la serrure et la tourna d'un geste habile. Délicatement, elle ouvrit le meuble et s'empara d'un document tamponné et d'un petit coffret de bois foncé. Elle referma le secrétaire avec attention, le verrouilla et replaça la clef entre ses seins. Reprenant place face à sa protégée, elle allongea le bras pour lui remettre les deux objets.


— Transmettez au prince que j'accepte son offre et remettez lui le titre de propriété. Comme convenu, vous trouverez dans ce coffre un acompte de votre commission. Placez-les suivant les conseils de Monsieur Helaire, il sait ce qu'il fait.


Adélie hocha la tête en silence. Ainsi, elle était au courant pour ses plans d'investissement. La comtesse glissa l'acte dans sa pochette et prit son dû avant de se lever et de prendre la direction de la sortie.


— Hâtez-vous surtout, commenta Marnie. Il ne faudrait pas faire attendre Leur Altesses.


Pétrifiée, la jeune femme s'arrêta. La marquise savait pour Ange. Pour son rang et leur relation. Refusant de se retourner, elle jeta un regard derrière elle par l'intermédiaire d'un grand miroir. Le sourire de Madame de Callès n'avait plus rien de bienveillant. Adélie déglutit et fuit le manoir en se jurant de ne plus jamais y mettre les pieds.


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