Chapitre 10 - Sentence
Marnie rayonnait, un sourire radieux accroché à ses lèvres depuis que la nouvelle était tombée. Robert d'Aurope avait remporté les élections avec une écrasante majorité, se succédant ainsi à lui-même à la tête du Télémène. La nécessité de la construction du barrage se concrétisait et la perspective de profits enthousiasmait la marquise.
Adélie l'observait, assise face à elle sous la magnifique et luxuriante véranda. La grande blonde fumait un cigare et ne semblait l'écouter que d'une oreille. La jeune femme décida alors d'aller à l'essentiel.
— J'ai surpris Ange Ravel accepter une dague de l'un des diplomates télémaques le soir de l'anniversaire du Prince. Il s'agissait encore du gros homme chauve, celui dont la joue droite est barrée d'une cicatrice.
— Une dague ? répéta distraitement Marnie.
— Une dague marquée d'un taureau.
La marquise leva les yeux vers elle. Son sourire s'était effacé. Les pupilles rétractées et les sourcils levés puis froncés, elle pinçait la bouche dans une mine réprobatrice. Elle écrasa brutalement son cigare dans le cendrier devant elle.
— Il est temps de renvoyer ce jeune intriguant d'où il vient ! Informez le prince de ses manigances et arrangez-vous pour que nous ne le revoyons plus.
— Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de risquer la colère de Son Altesse. D'autant plus qu'il est favorable à notre projet de barrage depuis qu'il a rencontré les élus.
— Vous pensez ? railla Marnie. Je ne vous paye pas pour penser, mais pour agir.
Adélie s'étonna du ton de sa protectrice et de sa figure énervée. Mal à l'aise, elle se redressa et prit le temps de choisir ses mots. Elle se demandait ce qui pouvait l'inquiéter à ce point, mais s'abstint de poser la question, optant plutôt pour un rappel des termes de leur accord.
— Vous m'aviez assurée que je serai seule juge des moyens à mettre en place. Vos terres seront vendues d'ici la fin de la semaine.
— Je vous demande maintenant de faire en sorte que Monsieur Ravel ne soit plus le bienvenu à la Cour de Courrême.
Comme la colère n'avait pas quitté le visage de la marquise, la jeune comtesse n'insista pas davantage. Elle aurait bien l'occasion d'en apprendre plus dans les jours à venir.
— Très bien, acquiesça-t-elle alors.
Marnie se détendit et la conversation se poursuivit sur la soirée du bal dans une ambiance plus sereine.
— J'ai remarqué que le Duc de Mognespéry vous tournait autour, avança Adélie. Vous intéresse-t-il ?
— C'est un bon ami.
— Comme Andria ?
L'espace d'un instant, ses iris d'un bleu glacé se délestèrent de toute lueur, perdus. Les commissures de ses lèvres tombèrent et ses paupières s'affaissèrent légèrement. Adélie regretta sa question, mais il était trop tard pour revenir en arrière. La marquise ferma finalement les yeux et poussa un long soupir mélancolique. Lorsqu'elle les rouvrit, ils brillaient de nouveau, emplis de détermination.
— Je ne peux pas lui offrir ce dont il a besoin. Je n'en suis pas capable. Alors je le soutiens dans ses projets, même si ça peut parfois le faire souffrir.
Silencieuse, Adélie hocha la tête, l'encourageant à se livrer davantage. Mais Marnie n'ajouta rien et un calme pesant s'installa. La jeune comtesse préféra donc prendre congé. L'ordre qu'elle venait de recevoir résonnait encore à ses oreilles, alors qu'elle s'éclipsait. Tout comme la menace à peine voilée. Elle avait eu tendance à oublier la précarité de sa situation. Si elle vivait aujourd'hui dans l'opulence, elle le devait à la marquise. Et ce que la Marquise de Callès donne, elle peut aussitôt le reprendre. Adélie n'avait d'autre choix que de découvrir quelque fait compromettant au sujet d'Ange Ravel, qu'elle pourrait alléguer devant Gérôme. Il fallait qu'elle le rencontre, lui seul détenait les informations dont elle avait besoin. Peut-être la renseignerait-il aussi sur les raisons de toute cette animosité. Mais quel prétexte invoquer ? délibérait-t-elle.
Lorsque la voiture s'immobilisa devant sa maison, elle n'imaginait toujours aucun argument à avancer pour proposer un rendez-vous au Périsponnais. Son inattendue confession lui revint à l'esprit et ses entrailles se contractèrent. Non. Tout subterfuge, sauf celui-là.
La porte s'ouvrit et le bras aimable du cocher s'offrit à elle. Avec un sourire, elle s'y appuya et prit garde à la marche en descendant. Elle remonta l'allée et grimpa l'escalier en vitesse. Dans le hall, elle trouva un Thibault à la mine gênée.
— Que vous arrive-t-il, mon ami ? s'enquit Adélie.
— Monsieur Helaire est survenu peu de temps après votre départ. Nous l'avons informé de votre absence et lui avons proposé de prendre un rendez-vous, mais il a préféré vous attendre dans votre bureau. Il n'a pas souhaité révéler le motif de sa visite inopinée. Nous lui avons servi à boire.
— Merci, Thibault.
L'avocat n'étant pas un homme patient, la jeune femme se demanda quelle raison urgente l'avait poussé à s'attarder aussi longtemps. Elle tendit ses gants et son chapeau à son majordome avant de prendre la direction du bureau. Son cœur pulsait plus rapidement qu'il ne l'aurait dû.
La porte était entrouverte et aucun son ne provenait du cabinet. Adélie frappa pour annoncer sa présence et pénétra aussitôt dans la pièce. Henri Helaire se leva et la salua d'une révérence distinguée. Il souriait. La jeune femme expira et ses palpitations reprirent leur rythme habituel.
— Monsieur Helaire, vous me voyez navrée de vous avoir fait attendre si longtemps.
— Ce n'est rien. Nous n'avions pas rendez-vous.
— Souhaitez-vous que je vous en serve un autre ? proposa-t-elle en désignant le verre presque vide posé devant lui.
— Merci, mais ça ne serait pas sérieux.
— Très bien, concéda-t-elle.
Elle se dirigea tout de même vers le bar, attrapa un ballon et se servit une belle rasade d'un liquide ambré. Portant le verre à sa bouche, elle en huma le parfum avant d'en déguster une gorgée. Son arôme boisé aux notes de caramel lui chatouilla les papilles alors que l'alcool lui brûlait agréablement la langue. Elle s'installa enfin face à l'avocat, qui avait sorti un monticule de documents et une enveloppe cachetée.
— Que me vaut votre visite ?
— Il s'agit d'une bonne nouvelle, rassurez-vous. Vous vous rappelez, je vous avais prévenue de la lenteur de la justice courrêmoise ?
— Je ne m'en souviens que trop bien, oui.
— C'était sans compter sur vos relations. Il m'a suffit de citer un nom pour accélérer le processus.
Les yeux d'Adélie s'écarquillèrent de surprise, puis s'affaissèrent. Aucun doute ne subsistait quant au nom évoqué par Helaire. Une vague douleur se répandit dans sa poitrine. Depuis des jours, elle souffrait à chaque fois qu'elle pensait à Gérôme. C'était sa punition pour avoir écouté Ange. Puis, elle se rappela de sourire. Toutefois, elle ne s'exécuta pas sans une pointe de déception. Qu'était-il advenu de l'indépendance de la Justice ?
— Pour l'accélérer à quel point ? interrogea-t-elle avec contenance.
En guise de réponse, il lui tendit l'enveloppe. Tamponnée par le tribunal, elle lui était adressée. La comtesse s'empara de son coupe-papier, retourna la lettre et l'ouvrit d'une main sûre. Elle en saisit le contenu et le déplia. Son sourire s'élargissait à mesure que sa lecture avançait.
— L'audience aura lieu dans trois jours, déclara Adélie après avoir reposé la missive.
— Parfait ! s'exclama l'avocat. Dans cette affaire, la charge de la preuve vous revient. Je vous ai donc apporté les documents que j'ai en ma possession. Vous trouverez dans ce dossier, continua-t-il en lui glissant une serviette en cuir, le contrat de mariage ratifié par le comte et votre père, ainsi qu'une partie de la correspondance qui a précédé sa signature et qui m'a semblé particulièrement pertinente. Il vous restera à préparer la lettre dans laquelle apparaît le refus de paiement et le témoignage de Son Altesse en ce qui concerne la dissimulation de biens.
— Merci. Quelle sentence puis-je réclamer ?
— Je sais que vous voulez le voir derrière les barreaux. Exiger trente ans de réclusion me semble raisonnable au vu des circonstances aggravantes. Cependant, il est probable que le juge préfère condamner votre père à verser la somme due, ainsi que des intérêts conséquents. S'il se retrouve dans l'incapacité de payer, ce qui est certainement le cas, surtout depuis la taxe sur le commerce avec le Périspon, il sera envoyé au bagne. Il y restera jusqu'à ce que la dette soit soldée.
— Dans ce second cas, le juge saisirait tous ses biens, n'est-ce pas ? questionna la jeune femme d'une voix hésitante.
— Tout à fait. Cela ne vous convient pas ?
— Je souhaite que ma mère conserve sa maison.
La bouche d'Helaire s'arqua dans une lippe jubilatoire. Il avait prévu qu'elle changerait d'avis à ce sujet. Il ouvrit la serviette et désigna un document.
— Je m'étais douté de ce revirement, triompha-t-il. J'ai préparé quelque chose au cas où la question se poserait. Il s'agit d'un contrat d'usufruit pour le logement. Les murs vous appartiendront, mais votre mère pourra continuer d'y résider tant qu'elle le souhaitera. Lorsqu'elle quittera les lieux ou après sa mort, vous retrouverez tous vos droits sur la maison et pourrez en disposer comme bon vous semble.
— Cette solution me paraît idéale. Me conseillez-vous de demander le solde et les intérêts, pour précipiter l'application de ce jugement ?
— Si votre père est capable de payer, il ne sera jamais emprisonné. Prendriez-vous ce risque ?
— Non, je préfère l'éviter. Et si nous parlions maintenant de vos honoraires ?
L'avocat se lécha inconsciemment la lèvre supérieure, puis se lissa la moustache d'un geste assuré.
— Je prend habituellement un pourcentage de la somme accordée par le tribunal. Dans cette affaire, nous n'attendons aucun paiement. Toutefois, je reste persuadé que le juge astreindra votre père à s'acquitter de cette dette, en monnaie ou en travaux forcés. Je pense que dix pour cent de la condamnation seraient corrects. Et dans le cas d'une sentence de prison, je vous propose vingt pour cent du montant initial de la dot.
— Cela me semble honnête. Je vous remercie pour votre diligence.
— Avec plaisir, Madame.
Alors qu'il s'apprêtait à s'excuser et prendre congé, Adélie ne pouvait se sortir de la tête les mots de Marnie. Si elle voulait sécuriser sa situation et son train de vie, il était plus que temps qu'elle fasse preuve de responsabilité.
— Dîtes-moi, Monsieur Helaire. Je souhaiterai commencer à développer mon indépendance financière et j'aurai besoin de quelques conseils.
— C'est une excellente initiative, acclama l'avocat, épaté. Avez-vous déjà quelques idées de valeurs qui vous intéresseraient ?
— Je pensais à la société minière de Cômée. Avec la perspective d'une guerre, j'imagine que l'action est basse ?
Helaire s'étonna de cette proposition. De ses yeux gris, il observa attentivement son visage. Un air grave figeait ses traits, illustrait le sérieux de son propos. Précieuse comme elle lui apparaissait, il s'était attendu à ce qu'elle lui parle tissus, fragrances ou autres joailleries. Elle se dévoilait beaucoup plus ambitieuse et avertie qu'il ne l'aurait pensé.
— Tout à fait, confirma-t-il sans cacher son admiration. Ceci dit, je vous encourage à diversifier votre portefeuille. Ainsi, vous ne vous retrouverez jamais le bec dans l'eau. Le transport maritime et ferroviaire a de beaux jours devant lui, ainsi que la construction et la sidérurgie. Ce sont des secteurs dont une guerre éventuelle n'arrêtera pas la croissance.
— Parfait, pourriez-vous me proposer un plan d'investissement ?
— Bien entendu.
— Merci, nous nous revoyons donc dans trois jours. Bonne journée !
— Bonne journée à vous également.
Il se leva et saisit sa canne au pommeau d'ivoire, dont le bois frappait le parquet au rythme de ses pas.
Après son départ, Adélie parcourut calmement le dossier une dernière fois. Sereine, elle referma le porte-documents et s'enfonça dans son fauteuil. D'une main distraite et le regard dans le vague, elle porta son verre à ses lèvres et replongea dans ses pensées. Si cette affaire arrivait à sa conclusion, elle ne savait toujours pas comment elle s'y prendre pour convoquer Ange Ravel.
L'horloge tinta six fois, la tirant de sa rêverie. Elle soupira et vida son verre d'un trait. L'heure de se rendre au palais avait sonné. Sa chaise grinça contre le parquet et elle se dressa, découragée et imprégnée d'appréhension. La nuit du bal avait tout chambardé et ses visites à Gérôme étaient devenues un supplice. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à les éviter. Pourvu qu'il ne s'aperçoive de rien, suppliait-elle à chaque fois, rongée par la culpabilité.
La voiture cahotait, remontant les rues bardées de briques roses jusqu'au cœur de la cité. Bientôt, Adélie aperçut la grande coupole d'or, chatoyante sous les faisceaux d'un soleil déjà érubescent. Puis, ils atteignirent la cour et le cocher stoppa les chevaux qui s'ébrouèrent. La comtesse n'attendit pas qu'on vienne lui ouvrir la porte pour descendre. D'un signe de tête, elle remercia son conducteur, puis traversa l'esplanade jusqu'au perron. Elle pénétra dans le hall où un jeune serviteur la reconnut et l'escorta jusqu'au bureau princier.
Un faible son de papier manipulé s'échappait de la porte entrouverte du cabinet. Le page toqua, annonça la visite d'Adélie et l'invita à entrer. La porte émis un cliquetis alors qu'elle se refermait derrière le garçon en livrée mordorée.
Gérôme semblait préoccupé, la tête fléchie et le regard rivé sur une feuille déposée devant lui. La jeune femme s'approcha, posa une main sur son épaule et se pencha pour l'embrasser. Discrètement, elle profita de l'occasion pour jeter un œil sur l'objet qui obnubilait le prince. Il s'agissait d'un télégramme daté du jour, émis par Ange Ravel depuis Oricallie. Elle fronça les sourcils. Pour quelle raison s'était-il rué vers la capitale télémaque ? Alors qu'elle tentait de trouver la réponse dans le message, son amant écarta le document pour se changer les idées et laissa sa curiosité inassouvie.
À la réflexion, ce départ la soulageait. Bien sûr, elle ne pourrait pas en apprendre davantage sur la colère de Marnie. Mais elle n'aurait pas à faire face au Périsponnais et son amie serait satisfaite pour un temps. Pour un temps seulement. Le souvenir des traits de la marquise déformés par la hargne persistait et, Adélie gagea qu'elle ne se contenterait pas d'un éloignement de quelques semaines. Avec chance, la localisation d'Ange lui fournit un angle d'attaque pour répondre de manière plus durable à l'ordre qu'elle avait reçu. Aussi, elle reporta son attention sur le prince.
— Qu'est-ce qui te tracasse ainsi ? s'enquit-elle.
Il leva ses yeux verts vers elle, scintillant comme deux émeraudes. Maintenir le regard doux de son amant la lancinait. Elle endura et sourit avec tendresse, cachant de son mieux son affliction dans l'espoir de lui épargner les affres de ses tromperies.
— De nouvelles échauffourées ont éclaté en Cômée. Nos rapports avec le Télémène n'ont jamais été aussi difficiles. Ange est actuellement à Oricallie, faisant tout son possible pour calmer la situation, mais d'Aurope s'y complaît. La guerre nous pend au nez. Je me demande même si ce vieux renard n'a pas fomenté lui-même toute cette affaire dans le but de s'emparer durablement du pouvoir, voire de restaurer un empire. Quoiqu'il en soit, Ange affirme qu'il n'attend que la construction du barrage pour lancer l'offensive.
Voilà une nouvelle qui fâcherait Marnie. Adélie fronça les sourcils et se posa à nouveau la question de la loyauté d'Ange. Il ne lui avait jamais avoué pourquoi il conspirait avec ce diplomate télémaque. Personnage qui ne ressemblait en rien à un diplomate la première fois qu'elle avait aperçu, d'ailleurs. On aurait plutôt dit un voleur, ou un espion. Et si ce n'était pas d'Aurope, mais Ange qui souhaitait rétablir l'empire ? Gérôme lui avait confié qu'il appartenait à la famille impériale, mais n'avait jamais fait mention d'aucun rang.
— Gérôme, je sais qu'Ange Ravel est ton plus vieil ami et que tu as une profonde confiance en lui. Mais je ne partage pas ce sentiment. Je ne t'en ai jamais parlé - parce que je ne comprends toujours pas de quoi il retourne, mais je l'ai surpris à plusieurs reprises s'entretenir discrètement avec l'un des élus télémaques. Ils complotaient et des bourses ont changé de mains. La première fois c'était lors du solstice d'hiver. Le Télémaque n'était pas invité. Et puis, il a essayé de me séduire, quand bien même il savait notre inclination mutuelle. Je me sentirais bien plus rassurée s'il s'éloignait de toi et de la principauté quelques temps.
Son amant baissa le regard et soupira. Il resta ainsi quelques instants. Lorsque ses yeux affligés se relevèrent et plongèrent de nouveau dans les siens, un élancement lui parcourut la poitrine. Oui, pour le bien de tout le monde, il fallait qu'Ange s'éloigne.
— Il y a un an, se lamenta-t-il, je lui aurais confié ma vie.
— Les temps sont différents, réconforta Adélie en lui caressant la joue. Tu es souverain. Des millions d'âmes sont sous ta responsabilité. S'il n'a rien à se reprocher, il te comprendra et vous vous retrouverez lorsque les tensions seront apaisées.
— Lorsque les tensions seront apaisées, ironisa-t-il. Mais tu as raison, continua-t-il désolé, les temps sont différents... As-tu des nouvelles plus réjouissantes à partager ?
— Oui. La date du procès de mon père est enfin fixée, déclara-t-elle avec enthousiasme.
— Formidable ! Et quand se tiendra-t-il ?
— Dans trois jours. D'ailleurs, j'aurai besoin de ton aide.
— De mon aide ? interrogea-t-il en levant un sourcil.
— Pourrais-tu écrire une lettre, précisant que tu as entendu mon père promettre de cacher ses biens au Périspon ?
— C'est que je ne l'ai pas réellement entendu... hésita-t-il.
— S'il te plait, l'amadoua-t-elle. Tu sais qu'il l'a fait.
— Je suppose. D'accord, je vais le faire.
Adélie, éclata de joie et le remercia. Gérôme attrapa une feuille vierge qu'il se mit à noircir avec précaution. Il choisit ses mots de manière à mentir le moins possible, mais offrit le témoignage que sa maîtresse attendait. Il signa, roula et cacheta la missive, puis lui tendit.
— Je te souhaite d'obtenir ce que tu espères.
Il posa une main délicate sur son visage. Son pouce sillonna sa pommette, puis caressa sa joue jusqu'au menton. Avant qu'il ne puisse l'attirer à lui, elle l'embrassa avec passion. Son cœur cognait contre sa poitrine alors que les doigts du prince s'enfonçaient dans ses cheveux. Une fois leur baiser échangé, ils restèrent plusieurs minutes front contre front, dans une délicieuse étreinte. Et pour la première fois depuis longtemps, Adélie oublia Ange l'espace d'un instant.
Les trois jours suivants passèrent à une vitesse folle et déjà l'heure du procès arriva. La comtesse de Serrelie bouillait d'une impatience teintée d'anxiété, alors qu'elle inspectait une dernière fois la complétude de son dossier.
— Tout se passera à merveille, rasséréna Thibault. Monsieur Helaire sera également là pour vous épauler.
— J'ai beau le savoir, je n'arrive pas à me calmer. C'est peut-être de le revoir qui m'inquiète. Nos derniers échanges ont été plus que houleux. C'est avec honte que je dois avouer avoir levé la main sur lui. Quelle genre de fille frappe son père ?
— Quel genre de père abandonne sa fille ?
Adélie posa un regard reconnaissant sur ses yeux noisettes. Un sourire s'afficha enfin sur son visage et le majordome s'en réjouit. D'un geste timide, il se permit de glisser une mèche rebelle derrière l'oreille de la comtesse et effleura sa joue. Il aurait aimé la sentir frissonner, mais il n'en fut rien. Qui était-il pour espérer davantage ?
— Merci, Thibault.
— Allez, ne soyez pas en retard !
Il la regarda quitter la maison, respirant son parfum floral et priant pour qu'elle revienne comblée.
Le Palais de Justice d'Équerelle s'édifiait à quelques rues de la Grand-Place. Ce bâtiment à l'architecture simple dénotait des autres constructions du quartier par sa sobriété et son aspect terne. Là où tous les immeubles se couvraient de briques roses et décors ouvragés, le tribunal se tenait tel un cube gris et rien ne venait orner sa façade. Une porte de bois sombre constituait la seule issue de la bâtisse, qu'aucune fenêtre ne venait éclairer. C'est devant celle-ci qu'Adélie retrouva Henri Helaire.
— La justice est aveugle, n'est-ce pas ? lança l'avocat en guise de salut après s'être incliné.
— En tout cas, elle n'a pas peur du noir.
Ensemble, il pénétrèrent dans une entrée obscure où seules quelques ampoules grésillaient. Au centre du hall, une grande statue de bronze représentait une femme aux yeux bandés. De sa main gauche, elle tenait fermement une balance. Sa main droite se tendait, misérablement vide, vers le plafond.
Helaire s'attabla à l'austère bureau et attendit que le fonctionnaire qui officiait daigne s'adresser à lui. La comtesse s'approcha à son tour et patienta. Finalement, l'homme leva le nez vers eux et les accueillit sommairement. Son regard semblait vide et détaché. Le dévouement l'avait quitté depuis bien longtemps ; si tant est qu'il en ait un jour fait preuve.
— Henri Helaire, se présenta son compagnon. Je conseille Madame la Comtesse de Serrelie, ici présente, dans l'affaire qui l'oppose à Charles Roffre. Nous avons été convoqué pour neuf heures.
Le gratte-papier plaça une paire de lunettes sur son nez et parcourut le grand carnet situé devant lui. Son index tordu glissait le long de la page. Lorsque son mouvement s'arrêta, il annonça d'une voix monotone :
— Salle huit, rez-de-chaussée.
— Merci, Monsieur, conclut Helaire avant de prendre la direction d'un grand couloir cafardeux.
Adélie lui emboîta le pas, peu rassurée. Les portes se succédaient, identiques. Seuls les numéros placardés permettaient de se repérer dans la galerie. Enfin, ils atteignirent la pièce flanquée d'un huit métallique. L'avocat l'invita à entrer et appuya sur l'interrupteur avant de se diriger vers l'une des deux tables qui se faisaient face au centre de la salle. En dehors des deux tables et quatre chaises qui meublaient le cabinet, un bureau et fauteuil trônaient au fond de la salle, prêts à accueillir le juge. La comtesse s'assit et plaça son dossier devant elle.
— Vous n'avez rien oublié, j'espère ? s'enquit le juriste.
— Tout est là, confirma la jeune femme en tapotant sur son porte-documents.
— Parfait.
Il lui expliquait une dernière fois le déroulement de l'audience lorsque la porte s'ouvrit. Un grand homme brun en costume noir passa le seuil, suivit de ses parents. Adélie allait se lever, mais Helaire plaqua une main sur son épaule. Son père n'était plus que l'ombre de lui-même. Rabougri, il s'installa à côté de son conseiller. Légèrement en retrait derrière lui, Angèle Roffre flottait dans une robe trop grande pour elle, un mouchoir à la main.
Personne ne dit mot. Quelques chuchotements s'élevaient parfois, troublant le silence inquiétant qui régnait dans salle, mais celui-ci reprenait bien vite ses droits. Adélie dardait un regard glacé en direction de son père, souriant de défi malgré son air pitoyable.
Bientôt, un petit homme vêtu d'une longue tunique rouge entra et tous se levèrent. Le juge remonta l'allée d'un pas guilleret et prit place sur le fauteuil. Il convia ensuite l'audience à se rasseoir.
— Bonjour à tous et bienvenue, proclama-t-il. Nous sommes réunis aujourd'hui pour statuer sur un conflit opposant Madame la Comtesse de Serrelie, la plaignante, à Monsieur Charles Roffre. Quelles sont les charges ?
— Nous poursuivons Monsieur Charles Roffre pour dettes impayées, Votre Honneur, répondit Helaire.
— Que plaidez-vous ? interrogea le juge en se tournant vers l'accusé.
— Non coupable, Votre Honneur, professa le vieil homme d'une voix rauque.
— Entendu. Madame, quelles preuves avez à présenter ?
Adélie déglutit, son cœur tambourinait. Elle saisit son porte-documents de cuir noir et s'approcha du magistrat.
— Votre Honneur, décrit-elle d'une voix qu'elle espérait assurée, vous trouverez au sein de ce dossier la copie de mon contrat de mariage, stipulant à 500 écus d'or le montant de la dot à être versée, le certificat de décès de mon époux et une lettre de Charles Roffre, refusant le règlement de cette somme.
L'homme attrapa la liasse de documents et les lut avec attention, alors que la comtesse regagnait sa place.
— Qu'avez-vous à répondre à ces preuves pour le moins accablantes, Monsieur Roffre ?
— Ce contrat n'est pas valide, rétorqua l'avocat brun. Madame de Serrelie a assassiné son mari, elle n'a donc aucun droit sur son héritage.
Le juge lança à un regard médusé sur la jeune femme, qui observait son père bouche bée. Comment osait-il proférer de telles accusations ici ? Espérait-il salir sa réputation, ou était-ce une tentative désespérée de justifier ses actes ? Le juge considérerait-il cet argument sans qu'une enquête soit menée ? Une enquête serait-elle diligentée ? Les palpitations de son cœur s'accélérèrent et son genoux se mit à trembler compulsivement.
— C'est ridicule, intervint Helaire. Aucune poursuite n'a jamais été engagée. Nous pouvons d'ailleurs fournir le certificat de décès précisant la cause naturelle de la mort.
— Une crise cardiaque peut être provoquée, précisa son confrère.
— Voyons, un peu de sérieux. Les circonstances de ce trépas ont traumatisé ma cliente, pour quelle autre raison que par cruauté les rappelez-vous à son souvenir ?
— En l'absence de poursuites à ce jour, trancha l'homme en tunique rouge, je ne peux recevoir cet argument. Avez-vous autre chose ?
— Le contrat est un faux, cria Roffre.
Tout le monde se tourna vers lui. Il se redressa et lissa sa chevelure blanche. À ses côtés, son avocat affichait une mine déconfite.
— Lorsque que je l'ai signé, ce document n'avait pas de clause d'héritage. Elle a été ajoutée à posteriori. Mon ingrate de fille veut se venger pour cette union qui a mal tourné en m'extorquant !
— Vous devriez avoir honte, Monsieur, cracha Helaire. La Comtesse de Serrelie a bien hérité des titres, maisons et créances de son défunt époux. Elle s'en est acquitté alors que vous lui avez refusé votre aide. Dans le courrier que vous lui adressez suite au décès du comte, vous ne contestez pas l'héritage. Vous indiquez que vous avez préféré investir cet argent ailleurs. Et quel succès, railla-t-il. Et puis, j'ai ici la preuve de votre mensonge.
Il se pencha sur la table et fouilla dans ses affaires avant d'en sortir une lettre manuscrite et quelque peu froissée. Il la tendit au juge.
— Cette lettre écrite et signée par Charles Roffre insiste pour qu'une telle clause soit inscrite. Ce mariage avait pour but de lier sa famille à la noblesse, une telle clause était alors indispensable.
Le magistrat adressa un regard noir à l'accusé. Prostré, il s'enfonça dans sa chaise. Son conseiller lui adressait des murmures courroucés. Sans doute avait-il oublié cette lettre, pensa Adélie, soulagée.
— Madame, je suppose que vous souhaitez ajouter ce parjure comme circonstance aggravante.
— Tout à fait, Votre Honneur.
— Très bien, quelles sont vos réclamations ?
— Quinze ans pour le défaut de paiement, cinq ans pour parjure, cinq ans pour humiliation et cinq ans pour dissimulation de biens.
— Dissimulation de biens ? explosa son père derrière ses fines lunettes d'or.
Le juge le fit taire d'un signe de la main et haussa un sourcil en direction d'Adélie.
— Quelle est votre preuve ?
Elle s'avança, non sans fierté vers le bureau et tendit la missive que lui avait rédigée Gérôme. Le cachet princier arracha un petit hoquet au juge. Il descella la lettre et la lut en silence.
— Bien. À moins que vous ne souhaitiez mettre en doute la parole de Son Altesse le Prince de Courrême, je suis prêt à rendre un jugement.
Le vieil homme secoua la tête et adressa une insulte silencieuse à sa fille, qui le regarda stoïque.
— Charles Roffre, par la présente, je vous condamne à verser deux milles écus d'or à Madame de Serrelie. Si vous êtes dans l'incapacité de régler cette somme d'ici vingt-quatre heures, tous vos biens seront saisis et vous serez conduit au bagne de Cômée où vous servirez pendant trente-quatre ans pour solder votre dette.
Angèle Roffre fondit en larmes. Son mari tenta de la rassurer, mais rien n'y fit. Il se tourna versa sa fille et cracha, alors que son avocat le conduisait hors de la salle.
— Quand je t'ai vue pour la première fois, dépourvue de la queue que le médecin avait prédit et que cette immonde marque dans ton oeil m'est apparue, je savais que tu ne serais qu'une éternelle suite de déceptions.
Adélie le toisa, ne ressentant pas une once de culpabilité. Il avait scellé son sort le jour même de sa naissance et venait de le confirmer.
— J'aurais pu vous couvrir d'honneurs, Père, si seulement vous m'en aviez laissé la chance.
Et ce furent les derniers mots qu'elle adressa à son père.
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