"Comment t'as fait ça ?"

"Te rétamer ? T'es juste nul."

"Mais non...!" L'exaspération se faisait sentir dans sa voix, je pouvais presque entendre le "du con" qu'il retenait au fond de sa gorge. "Ce coup bizarre-là !"

"Ce coup bizarre, c'est un coup spécial Night. Ton perso pourra pas refaire le même que le mien mais je peux t'en apprendre certains si tu veux. Même si bon avec ton niveau, ça va pas changer gr- Aïe !" Je me frottai le front en le dévisageant, depuis quand les pichenettes faisaient aussi mal ?

"Apprends-moi."

Les coins de ma bouche s'étirèrent tandis que je lui accordai cette faveur. Malgré son ton nonchalant et son expression agacée, je ne pouvais m'empêcher de sentir chacune de mes cellules s'agitées. Cette excitation anodine, presque enfantine, m'était si peu familière. Son regard était fixé sur l'écran. Je lui pointai tour à tour les touches qu'il devait presser. Il s'exécutait en silence avec latence, semblant dubitatif mais ne protestant guère.

"Et là si tu appuies ici…" Je posai mon index sur la borne. "Tu pourras…" Son doigt frôla le mien. Qu'est-ce que ça fait encore cette touche ?

L'air se faisait dense, difficile à respirer mais, en contraste avec ma cage thoracique qui se levait à tire-d'aile, mon regard était immobile, ne lâchant pas une seule microseconde sa cible. Il le faisait exprès, il n'y avait aucunes autres explications. Je décalai ma main de quelques centimètres.

Quelques centimètres entre ce bouton et mon doigt. Quelques centimètres entre lui et moi. Quelques centimètres entre sa peau et la mienne. Quelques centimètres entre sa chaleur et la mienne.

Quelques centimètres entre Nightmare et moi.

Seulement quelques centimètres d'air me séparaient d'une bêtise que je regretterais. Et je ne fis rien, pas parce que j'avais pris du recul sur les conséquences de mes actes. Oh non, loin de là. J'étais juste tétanisé. Le moment m'avait dépassé, envahi. Tout passait tellement vite, tout était ralenti et accéléré à la fois. Ce genre de moment, je l'avais déjà rencontré et ce n'était pas la première fois. Le moment où les odeurs prenaient le dessus, où la vue s'obstruait et s'embrumait, où les pensées fonçaient à toute vitesse, où le cœur dictait l'esprit qui avait cessé d'analyser, de fonctionner et ne faisait que constater.

Ce moment où je me rendis compte que j'aimais Nightmare.

Son odeur ne me plaisait pas tant que ça. Sa voix ne me faisait pas vaciller. Ses paroles ne faisaient que m'énerver. Sa taille m'oppressait seulement. Mais ses yeux m'ensorcelaient. Sa peau m'intriguait. Sa personne ne m'apaisait même pas un peu mais je me sentais vivant avec lui.

"Ce coup était super nul."

Je mentirai si je disais qu'il m'apaisait. Je mentirai si je disais que je savais pourquoi je l'aimais. Mais au fond de moi, mon inconscient en connaissait la raison dans les moindres détails.

"Pff, c'est toi qui sais pas jouer surtout." L'embêtai-je, un grand sourire au visage en pouffant de rire.

Je détournai enfin mon regard et le regardai jouer. Il n'était pas si mauvais mais il était bien loin d'être bon. En gros, il était nul. Un rire m'échappa à cette pensée alors qu'un Nightmare frustré essayait de se concentrer sur sa partie. Son caractère avait beau être à chier, sa détermination était admirable. Je me demande si les gens pensent la même de moi parfois ?

"Purée, Street Fighter ? J'ai toujours été à chier, comment dire que Geno et son pote se sont souvent bien foutus de ma gueule." Surgit une nouvelle voix sans même avoir été invitée.

Il s'approcha, je reculai. Maintenant derrière Nightmare, je saisis l'occasion pour mettre ma main sur son épaule pour faciliter ma vue sur l'écran alors que je me penchai par-dessus celle-ci. Mon attention dévia un instant seulement, un instant suffisamment long pour me faire culpabiliser d'avoir regardé cet endroit. Ses cheveux n'étaient pas aussi longs dans mes souvenirs. Je me demande s'il a l'intention de les couper. Je n'avais pu m'empêcher de remarquer la tache claire dans son dos, qui essayait tant bien que mal de se cacher sous son pull. Mais je n'ai pas besoin de développer la facilité avec laquelle je pouvais l'entrevoir, moi qui étais si proche. Ou serait-ce nécessaire ? J'avoue en avoir envie mais… Non… Je… Non.

Je sentais sa chaleur près de moi. Ou peut-être était-ce ma propre chaleur ? Après tout, nous n'étions pas si proches physiquement. Dites-moi que je ne rougissais pas, je vous en prie… Il était cependant difficile de combler davantage la distance entre nous. Nos vêtements frottaient les uns contre les autres mais je ne pouvais pas sentir un quelconque contact solide contre ma peau.

"You lose !" Sortit de la machine avec beaucoup trop d'entrain dans le contexte donné.

"En fait, je crois pas être si nul que ça." Commenta l'observateur, semblant sincèrement étonné du niveau de Nightmare. Son expression m'arracha un sourire.

"Bah joue dans ce cas, on verra bien." Je me penchai en avant, insérant un jeton et le privant par conséquent de la moindre hésitation.

Je me replaçai dans ma position précédente, abusant de la satisfaction que ce simple rapprochement me procurait. J'encourageai Nightmare, les lèvres tirées vers le haut et les sourcils froncés. Le géant était concentré, toute son attention sûrement tournée vers une seule tâche : utiliser ce qu'il venait d'apprendre afin de ne pas se ridiculiser.

Et suite à mon apprentissage de maître, c'est avec bonheur que je constatais que par-dessus son épaule était affiché…

"Blanka wins !"

Évidemment, il ne fallait pas s'attendre à grand-chose. Je me penchai, insérant un autre jeton.

"Blanka wins !"

J'insérai de nouveau un jeton.

"Blanka wins !"

Et encore un.

"Blanka wins !"

Je l'encourageais. J'insérai mon dernier jeton.

"Allez Nightmare, t'y es presque ! C'est la honte si tu perds encore contre Error quoi."

"On remarque vite les préférences, ami merdique." Commenta Error avant que je ne lui fasse un doigt d'honneur.

"C'est juste logique." Répondis-je tout en gardant mon attention sur les lumières vives, les deux personnages se croisant et se rapprochant encore et encore. "Si tu places un bon coup, tu l'as." Le souffle coupé, j'attendais que le suspens retombe. Et c'est quand j'entendis le fameux…

"Blanka wins !" Que mon sourire s'affaissa.

Nightmare était vraiment nul à ce jeu.

J'essayai de regarder son visage. Sur la pointe des pieds et mes deux mains sur ses épaules, je glissai ma tête à sa gauche. Était-il déçu ? J'espérais que non, j'aurais aimé que les deux d'entre nous en gardent un bon souvenir. J'allais me sentir mal si ça l'avait déprimé. Mais au moment où j'allais voir un bout de son expression faciale, autre chose attira mon attention.

"Round 1 !"

"Il me restait enc-core un jeton." Énonça simplement Error, prit d'un spasme pendant qu'il regardait l'écran.

Il y avait encore une chance pour que Nightmare ne soit pas si nul que ça. Seulement une infime chance. Une chance inespérée, je dois l’avouer.

Je regardai Nightmare mettre en pratique les coups spéciaux appris, mes deux mains reposant sur ses épaules. Elles étaient moins solides qu’elles en avaient l’air. Il était tendu. Quoique ? Mes pupilles fixaient l’écran d’un air absent. Je resserrai ma prise, mes efforts pour que cette action semble anodine résolurent en un succès. Tout compte fait, il était plus détendu que ce que je pensais. Si j’appuyai dessus, est-ce qu’il allait tomber ? J’avais envie d’essayer pour des raisons inconnues, sûrement par pure curiosité. Ou alors parce que…

"Quoi !? J’y crois pas !"

"Ryu wins !"

"Putain, enfin. Il était temps."

Je sautillais, prenant appui sur ses épaules.

"Tu gères, comme quoi t’es pas tant à chier que ça !" Il n’était pas tombé mais était juste avachi, sous tout mon poids. "Tu vois, quand tu t’y mets !" Je fis un pas vers l’arrière, le récompensant d’une tape amicale dans l’épaule.

Il se leva et frotta l’endroit qui paraissait être douloureux. Je n’avais même pas tapé si fort.

"Jamais je me serais arrêté sur une défaite Nightmare, sache-le. J’ai juste plus de jetons."

"Bien sûr Error, on te croit." Le taquinai-je, ma joie suite à la victoire étant des plus sincères – surtout que ce fut une bonne occasion pour assouvir ma curiosité sans avoir l’air glauque ou chelou.

"Tu dis ça, mais je sais même plus combien de parties, j'ai perdu contre toi." Nous marchâmes en direction de la sortie. "J’ai juste eu de la chance."

"Ouais, de la chance." Je sentais le regard d’Error sur moi, je le dévisageai ce à quoi il répondit en m’exposant son majeur de manière très peu gracieuse si je puis me permettre. "Bref, ma mère m’a envoyé un message tout à l’heure. Je vais devoir y aller."

"Ok, nous, on va encore rester un moment avec Killer."
.
.
.
...

Quoi ? Attendez !! Quoi !?

Error sourit de manière espiègle en haussant les sourcils, comme si je savais expliquer ce qu’il venait de se passer. Je pouvais le voir se retenir de glousser après nous avoir souhaité au revoir, s’en allant avec ses sacs à la main. Bien sûr que je pouvais le voir, et bien sûr que Nightmare aussi !

"V’là bizarre celui-là…" Marmonna l'inexpressif en haussant les épaules.

Soudainement conscient de sa taille et de sa présence, je mis ma capuche dans une veine tentative d’apaiser mon esprit et mon corps. Error, je te déteste. Pourquoi est-ce qu’il a fallu que tu partes…

"Un café ?"

"Hm ? Quoi ?" Demandais-je confus, décalant ma capuche afin de croiser son regard du coin de l’œil.

"On va se poser à un café ?" Répéta Nightmare avec plus de précisions, me regardant sans problème dans le blanc des yeux.

Un souvenir similaire remonta. Mon cœur va vite lâcher à force de passer du temps avec ce gars.

"Comme tu veux…" Parlai-je dans ma barbe.

"On va bien en trouver un ici." Il s’avança, un sac dans une main et l’autre réfugiée dans la poche de son pantalon.

M’avait-il réellement entendu ou avait-il seulement tenu pour acquis ma réponse ?

Le silence devenait pesant : en d’autres termes, j’étais gêné. Qu’est-ce que je pouvais bien lui dire ?... Pourquoi je me posais cette question ? Ce n'est pas comme si c’était important ou comme si ça allait changer quelque chose à notre relation. Pourquoi le sujet d’une conversation anodine dans un centre commercial où nous ne sommes rien que tous les deux devrait m’inquiéter ? Oui, pourquoi ?

"Heu sinon, c’était ta première fois dans une salle d’arcade ?" Paniquai-je. Ouais, j’ai paniqué. Je panique. Pourquoi je panique !?

"Ouais. Ça va, c’était pas nul." Souria Nightmare.

Voilà, ça recommence. Cette sensation, celle où l’on serrait mon cœur sans pourtant me faire mal.

"Cool." Je tirai un peu plus sur les bords de mon capuchon, une tentative ridicule pour cacher ce sourire s’élargissant que je ne pouvais retenir.

Quelle réponse embarrassante… "cool", qui répondrait ça ? On dirait un jeune en manque d’affection qui veut justement avoir l’air cool et mystérieux.
…
Pff… L’image était marrante tellement elle en était ridicule.

Les bords de ma capuche glissèrent de mes doigts. Surpris, je regardai à mes côtés.

"T’as aucune raison de mettre ta capuche, on est à l’intérieur." Répondit celui qui était la source de mon agitation en arrangeant sa frange. Je pouvais remarquer qu'il mordillait ses lèvres qui étaient tout de même courbées en un sourire.

"Va te faire foutre !" Jurai-je, tout sourire mais aussi bouche-bée. "Tu te prends pour un prof ou quoi ?" Je le fixai alors qu’il détournait la tête, pinçant avec plus de force ses lèvres. "Ose même pas laisser un piètre son sortir de cette bouche sale, Nightmare."

Ma menace et la manière dont j’avais articulé chaque mot en avaient sûrement ajouter une couche. Ou peut-être même plusieurs couches car il ne se contenta pas de pouffer ou ricaner, oh non, il explosa de rire sans pouvoir s’arrêter. Quel connard, il en rate pas une pour se foutre de ma gueule.

"Va te faire." Me répétai-je, mais en le poussant cette fois-ci.

Je remis ma capuche ; je ne pouvais pas le laisser voir que je me retenais à mon tour de rigoler de la situation. Comment ne pas vouloir exploser de rire quand ce con était plié sur lui-même à glousser quelques pas derrière moi ? Eh bien je me posais réellement cette question étant donné que j’ai la fierté de m’être retenu avec succès.

Il pressa le pas et mit sa main sur mon épaule afin de m’arrêter dans ma marche solitaire. Il avait du mal à reprendre son souffle et se tenait la hanche. Nightmare était recroquevillé sur lui-même ce qui fit que nos visages se retrouvèrent à la même hauteur.

"Fiou… T’es passé devant le café Killer…" Par réflexe, je lui donnai un léger coup là où sa main se trouvait. "Ugh… Nique ta mère, Killer." Mais il avait beau dire ça en se pliant sur lui-même de douleur, je voyais très clairement qu’il se remettait encore de sa séance de rigolade avec son sourire narquois.

"T’avais qu’à la fermer, connard." Et je revins sur mes pas avec un rictus triomphant.

Une fois Nightmare calmé, il me rejoignit pour qu’on puisse prendre commande.

"Qu’est-ce que tu vas prendre ?" Questionna le blessé qui analysait le menu sur le mur.

"Rien, ça ira." Dis-je distraitement, fixant sa main sur sa hanche. Quelle tapette.

"C’est pas sur le menu. Tu veux quoi ?"

"Rien, je te dis."

"T’es plutôt café ou thé ?"

"Night, j-"

"Café ou thé ?" Insista-t-il.

"Non."

"Ok, va pour un chocolat chaud."

Il s’avança pour prendre commande. Je fis de même, pour l’arrêter. Mais Nightmare n’était pas du genre à se laisser faire et il me l’avait déjà prouvé par le passé. C’est pour ça que je ne fus pas si surpris lorsqu’il mit sa main sur ma bouche et me retint avec force contre lui ce qui me retira toute possibilité de fuite. Je n’avais jamais autant voulu taper quelqu’un que celui qui faisait chavirer mon cœur. Enfin, à ce moment, c'était plus de la colère et de l’impuissance que ce mec faisait ressentir à mon cœur. J’avais beau essayer de le taper malgré mes mouvements réduits, il ne bougeait pas et resserrait seulement sa prise jusqu’à me faire abandonner. Je préférai garder le peu d’énergie que j’avais pour plus important que ce bâtard.

Je croisais le regard inquiet de l’employée à la caisse. Mon tortionnaire se mit à parler, s’équipant de son plus beau sourire et ton d’affaire. À croire qu’il était poli qu’avec les cons d’inconnus…