*Chapitre 6 : Alice*

Quel est cet endroit, cette surface, ce lac immense et miroir du ciel ? Je n'avais jamais vu quelque chose d'aussi beau auparavant. J'espérais que c'était un mirage, une hallucination de mon esprit. Mais il est bien réel. Quelque part entre nous, il est là, tangible. J'entends encore ma voix résonner dans cette immensité et mon pied, créant des ondulations sur l'eau vers l'infini. Qui es-tu bon sang, qui es-tu ?

J'atteins ma chambre après avoir marché vers l'internat par automatisme. Le soleil s'est couché. Toujours par habitude, je me dirige vers la salle de bain et prend une douche. Quand nous étions rentrés, Natalie m'avait dit qu'elle m'apporterait des nouvelles, pas qu'elle me l'apporterait littéralement. Je suppose que c'était le meilleur moyen de me prouver qu'elle allait bien. Elle ne semblait pas blessée ni choquée. Pourtant. Pourtant il y a ce poids au niveau de mes poumons qui m'empêche presque de respirer. Tu étais libre n'est-ce pas ? J'ai vu ton sourire, l'amitié que tu leur portais à la sortie du lycée. C'est à cause de moi que tout est brisé. Tu n'avais rien demandé. Tu étais si heureuse. Pourquoi ai-je rêvé de toi ? Cette situation est de ma faute. Tout est ma faute ! Tu ne pourras plus sortir, comme ce fut le cas pour moi.

L'étau autour de ma gorge se resserre. Mes poumons brûlent. Vite de l'eau froide. Je change sa température, qui me glace le sang en quelques secondes. Mais elle ne change rien à ma respiration. Je sors de la douche et ouvre la porte de la salle de bain, prend une goulée d'air frais mais rien n'y fait. Je sers une serviette autour de mon corps pour me réchauffer et m'allonger sur le dos en plein milieu du lit. Les exercices de respiration des différents sports de combat me reviennent alors que je fixe le plafond. Inspiration, expiration. Encore. J'entends la voix du professeur nous indiquer les respirations et me concentrer dessus. Ce n'est qu'au bout de plusieurs minutes que j'arrive à me calmer. Je m'habille de mon pyjama avant d'ouvrir la fenêtre. Il me faut encore de l'air, de la fraîcheur. Je m'adosse à la fenêtre quelques instants avant que quelqu'un frappe à la porte. Qui est-ce à cette heure du soir ? Sûrement pas un élève, sachant comme je suis détestée. J'ouvre doucement la porte, sur mes gardes. Natalie attend derrière, droite comme un i. Elle a une tablette numérique entre ses mains. J'ouvre en grand la porte et elle entre pour déclarer :

« Comme promis je viens te donner des nouvelles de Cassandre.

Je me fige. Cassandre ? C'est donc son nom ? C'est si peu commun. Et beau. Il me rappelle les cours de langue antique que j'avais commencée mais que j'avais dû arrêter. C'était le nom d'une princesse il me semble. Es-tu une princesse toi aussi ? Une princesse des étoiles ?

Je referme la porte derrière moi, sans un mot. J'espère qu'elle n'a pas remarqué mon trouble.

— D'abord, comme tu as pu le remarquer, nous ne l'avons pas blessée.

— Physiquement, certes.

La violence était peut-être moindre mais pas le choc psychique. Qui aimerait se faire courser de la sorte sans aucune raison ?

— Insinues-tu que nous lui ayons fait subir une quelconque torture psychologique ?

— Pas forcément. Peut-être qu'elle est choquée de ce qui lui est arrivé. Ce n'est pas tous les jours que des inconnus poursuivent une civile comme elle.

— Tu es donc si proche d'elle pour connaître son état émotionnel ?

Un rictus moqueur se dessine sur son visage. Elle se joue de moi ? Peut-être qu'elle a compris notre proximité étrange lorsque nous nous sommes vues dans le gymnase. Ça m'énerve. Elle remarque toujours tout. Je tourne la tête de frustration.

— Je n'ai pas besoin de parler avec quelqu'un pour connaître la réaction qu'il risque d'avoir dans une situation de stress intense. C'est une situation de cause à effet assez logique.

— Si tu le dis. Nous avons aussi quelques interrogations à propos d'elle qui restent en suspens, tu voudrais bien nous aider ?

Après le coup de l' après-midi ? Vraiment ? J'ai envie de soupirer. Alberto traverse la porte et apparaît derrière elle sans crier gare. Je réponds comme si je ne l'avais pas remarqué :

— Je suppose.

— Très bien.

Elle allume sa tablette et s'assoit sur mon lit et m'indique de faire de même.

— Alors, nous avons appris qu'elle a rêvé tout aussi bien de toi que tu as rêvé d'elle. Or lorsque nous avons inspecté ses effets personnels, nous avons remarqué un carnet où elle notait tous ces rêves, et c'est arrivé plusieurs fois qu'elle rêve de toi.

Elle me montre quelques photos sur sa tablette. Je peux apercevoir des pages d'un cahier avec une belle écriture manuscrite, mais je n'ai pas le temps de lire en entier les longs textes. Est-ce que tout ça appartient à Cassandre ? Ça a l'air plutôt personnel. Ont-ils le droit de fouiller ainsi ? Une description apparaît plusieurs fois et me fait tiquer. Elle est souvent en début de paragraphe. "La fille aux yeux bleus irréels et aux cheveux blonds est encore là."

— Ce sont des descriptions de... Moi ?

— Je suppose, elles te ressemblent beaucoup. Lorsque le directeur a évoqué ton nom, son visage a changé.

— Qu'est-ce que mes yeux ont de si spécial ?

— Je n'en sais rien. Ils sont magnifiques, c'est vrai. Mais peut-être qu'ils ont quelque chose de différent dans le monde des rêves.

Mince j'ai pensé à voix haute. Le monde des rêves ? Elle se croit en primaire ? Les rêves ne sont qu'une création de nos cerveaux et en rien matériel comme un "univers".

— Certes...

— Enfin, là n'est pas la question. J'aimerais savoir si tu rêves aussi régulièrement d'elle. Peut-être que cela pourrait nous aider.

Alberto, qui s'est assis de l'autre côté de Natalie, baisse la tête pour se tourner vers moi. Il fait non de la tête, m'indiquant de nier. Son expression est grave. Même si cela me semble étrange, je fais semblant de réfléchir pour gagner du temps.

— Je ne sais pas... J'avoue que je me rappelle rarement de mes rêves, je n'y fais pas très attention. Je ne pense pas avoir rêvé d'elle aussi souvent qu'elle n'a rêvé de moi.

Les traits d'Alberto se relâchent.

— D'accord, merci quand même. soupire-t-elle. Je ne t'embête pas plus longtemps.

Elle se lève pour sortir. Sur le point de passer l'encadrement de la porte, elle se retourne.

— J'allais oublier. Elle a décidé de rester à l'agence pendant quelque temps. Elle suivra des cours de son âge pour la formation à partir de demain et rejoindra la classe. Bonne soirée.

Elle disparaît dans le couloir sans que je ne puisse rétorquer quoi que ce soit. Comment ça, elle a décidé de rester ? De son plein gré ? Alberto me coupe dans mes pensées en se rapprochant rapidement :

— Merci de n'avoir rien dit. Après le coup qu'elle t'a fait, on ne peut pas savoir ce qu'ils veulent faire de cette fille. J'ai encore moins confiance qu'avant.

— Comment es-tu au courant ? Je ne t'ai pas vu de toute l'après-midi.

— Lorsque j'ai voulu te chercher lorsque tu es revenue, je t'ai retrouvée quand tu te disputais avec Natalie. Je ne me suis pas interposé car je ne savais rien et je ne voulais pas envenimer la situation. J'ai compris rapidement ce qu'il s'était passé, surtout lorsqu'ils ont transporté cette fille, Cassandre c'est ça ?

— Oui.

— Je suis désolée. J'aurais dû prévoir ce genre de choses. Ils sont prêts à tout pour obtenir ce qu'ils veulent dans cette agence.

— C'est ma faute. Je leur fais trop confiance. Tu m'as prévenu déjà plusieurs fois que je me laissais faire, qu'ils étaient à la limite de la manipulation. Je suis désolée de ne pas t'avoir écouté.

— Ne t'en fais pas pour ça. Maintenant nous savons à quoi nous attendre. Reste toujours sur tes gardes, comme ce soir. Ne sois jamais complètement sincère. En tous cas cette situation ne fait que renforcer mon appréhension, plus je reste ici, moins je les aime.

— C'est vrai que le coup de cet après-midi était vraiment... révoltant. Ce n'était pas juste. Je sais très bien que ce monde est injuste, qu'ici nous sommes formés à suivre des ordres et pas forcément réfléchir aux actes, mais là...

Je sers les poings. Que je connaisse Cassandre où non, là n'est pas le sujet en soi. Si ça avait été une personne au hasard dans une foule je n'aurais pas trouvé l'action juste. Sur de simples hypothèses il faudrait arrêter, kidnapper une personne sans défense ? Et même si elle a un don, comme Natalie semble le suggérer, est-ce que cela implique de forcément s'en emparer ? S'il n'est pas dangereux, elle pourrait vivre en paix, normalement. Les larmes reviennent. J'ai encore tout cassé.

— Hé, ne t'en fais pas. Tu ne peux pas t'en vouloir, tu n'étais pas au courant qu'ils allaient agir de cette façon.

Je relève la tête. Même s'il ne peut pas me toucher physiquement, Alberto sait toujours trouver les mots justes jusqu'à mon cœur et le réconforter.

— Merci Alberto. Qu'est-ce que je ferais sans toi ?

— Tu te débrouillerais très bien, j'en suis sûr. Et puis pour cette fille, si tu lui dis toute la vérité je pense qu'elle comprendra.

— J'espère. Je la verrai demain.

Alors que je m'apprête à sortir des livres de cours de mon sac pour travailler, une pensée me traverse l'esprit. Et si elle me détesterait comme tous les autres en apprenant ma vraie nature, mon don ? Je devrais simplement m'excuser et laisser la discussion s'arrêter là. Il vaut mieux être craint qu'être aimé. De cette façon on ne peut pas être blessé.

— Oh non, toi tu ressasses encore des idées noires ! s'exclame Alberto. Tu sais que je n'aime pas ça !

— Mais... Et si elle me détestait en apprenant mes capacités ?

— Eh bien elle ne te méritera pas comme amie. Seuls les gens curieux et courageux sont capables de surmonter les choses qu'ils ne comprennent pas et leurs peurs.

— C'est vrai. Pourtant c'est plus fort que moi ! Je ne peux m'empêcher de me poser des tas de questions.

Il soupire :

— Ce n'est pas grave de se poser des questions. Elles font partie de l'apprentissage de la vie. Mais il faut faire attention à ce qu'elles ne fatiguent pas l'esprit. Lorsqu'une brèche se crée, les doutes s'y engouffrent pour y rester longtemps. Même s'il n'est pas mauvais d'avoir des doutes, il ne faut pas leur offrir d'abysses pour te faire tomber.

— Je sais, tu me l'as déjà expliqué plusieurs fois déjà. On dirait un papa poule qui radote.

Un sourire se dessine sur son visage en même temps que le mien. Il se penche sur mes cahiers pour observer l'agenda dans mes mains :

— Qu'avons-nous à travailler ce soir ?

— Des maths et de l'histoire.

— Par quoi on commence ?

— Histoire, tu le sais très bien.

Alors que nous nous attelons à la tâche pendant peut-être une bonne dizaine de minutes, ma concentration est perturbée par le bruit d'une douche. Comme les murs sont assez fins entre les chambres et que le soir c'est plutôt calme, on peut les entendre. Or celle à côté de la mienne est vide depuis le début de l'année. Je me tourne vers mon ami, inquiète. Il ne manquerait plus que ce soit un nouveau fantôme vagabond.

— Alberto ? Depuis quand la chambre d'à côté est occupée ?

— Depuis ce soir. Je ne te l'ai pas dit ?

— Non...?

— Ah. Pardon. C'est Cassandre qui s'est installée. Tu es sûre que je ne t'avais pas dit qu'elle était à côté ?

Je sers brusquement le stylo que je tiens et une magnifique rature apparaît sur deux carreaux.

— QUOI ? Non tu ne me l'as pas dit !

Je me lève d'un bond.

— Mais quelle idiote je suis ! Bien sûr qu'elle serait à côté, c'est la seule chambre de fille disponible de l'internat. Si elle reste, elle vient forcément à côté.

— Oui... Et pourquoi tu t'excites comme une puce ?

— Je vais pouvoir aller m'excuser ce soir. Comme ça c'est fait pour de bon.

— Très bien, c'est une bonne idée. Mais il faudrait d'abord attendre qu'elle finisse de se laver, tu ne crois pas ?

Un silence pesant flotte entre nous avec comme seul bruit de fond le chant des oiseaux et l'eau de la douche de la chambre d'à côté qui raisonne.

— C'est vrai. Je retourne au travail, pardon.

Pourtant après cet incident, impossible de me concentrer. Je n'arrive pas à réfléchir correctement, je dois relire quatre fois une phrase pour la comprendre et mon cerveau analyse déjà ce que je pourrais faire comme excuses.

— C'est bon, laisse tomber l'histoire pour ce soir. Viens t'asseoir sur le lit deux minutes. Demande Alberto.

Je me lève, fais quelques pas et m'exécute. Il continue :

— Expose ce que tu aimerais lui dire pour demander des excuses.

— Quoi ? Comment ça ?

— Fais comme si j'étais elle. Tu réfléchissais bien à ce que tu allais lui dire n'est-ce pas ?

— Mais... bon, très bien.

Des excuses classiques ? Je suis désolée pour ce qu'il s'est passé. Je ne savais pas que... Non. Trop banal, trop froid. Je voulais m'excuser pour tout à l'heure. Tout est de ma faute. C'est encore pire ! On ne s'excuse pas soi-même ! Qu'est-ce que je vais pouvoir dire ? Bon sang je suis si bête ! Ce n'est pas si compliqué de demander pardon, si ?

— Alors ? Ça vient ?

— Oui oui, deux secondes. Je prends une grande inspiration. Pardon. Je suis désolée. Je...

Je baisse la tête. Pourquoi c'est si compliqué de parler ?

— Hey, c'est déjà bien. Laisse ton intuition te guider. Ne réfléchis pas.

Je n'ai pas le temps de répondre, le bruit de la douche s'arrête. Nous nous regardons dans un silence pesant.

— Tu vas bientôt pouvoir y aller.

— Je ne veux pas. C'est trop dur !

— Alice ! Ne fais pas ton enfant ! C'est toi qui voulais la voir au début.

— Je sais, mais j'ai parlé trop vite. Je ne veux plus.

Nous nous crêpons le chignon pendant peut-être quelques minutes jusqu'à ce que je finisse par ne plus avoir d'argument. Alberto croise les bras et me regarde sévèrement.

— Tu vas y aller. Au moins pour t'excuser. Je ne te demande pas de faire la discussion autour d'un thé, mais simplement de demander pardon. Ça prendra quelques secondes.

— C'est bon ! Je vais le faire pour enfin que tu me fiches la paix !

Je ne le laisse pas répliquer et arrive en quelques secondes sur le palier, avec à quelques mètres la porte de la chambre désormais habitée. Avant que je ne le remarque, j'ai déjà toqué à la porte. J'entends des pas et la boule d'angoisse revient à la charge me serrer la poitrine. Je me tiens à l'encadrement de la porte pour me maintenir et respirer lorsque la porte s'ouvre. Elle est là.

— Oui ?

Elle me regarde, je la regarde. Mes yeux brûlent. Les larmes menacent de couler, encore et toujours. Qu'est-ce que tu m'as fait, princesse des étoiles ?

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