Entre Esteban et moi se trouve une petite table ronde. Sous une cloche de verre brille une curieuse sphère noire. Et c'est le seul meuble de la pièce.

-Esteban... Ne te mêle pas de cette histoire.

Et je m'avance lentement vers le centre de la salle... et l'arme. Esteban reste curieusement silencieux quelques minutes à m'observer. Mais, alors que ma main se pose déjà sur la cloche de verre, il dégaine un revolver et le braque sur moi.

-Ne bouge plus Ysa !...

Je m'immobilise, croisant son regard sombre soudain, et rétorque lentement :

-Ysaïne. C'est Ysaïne Astra. Mais ça, tu le savais déjà pas vrai ?

Mes doigts glissent sur mon revolver et je sens la tension m'envahir chaque muscle. Il sait bien que je ne pourrai pas tirer sur lui... Je dois le déstabiliser. Je jette un coup d'œil à mon écran. Plus que sept minutes...

Après, selon nos accords, Satan ne reviendra plus me chercher. Esteban paraît effectivement hésiter puis redresse brusquement la tête et répond avec calme :

-Oui, je le savais. Enfin, je l'avais deviné. Mais tu as envie de créer une guerre ?

Je ferme les yeux quelques secondes avant de brusquement rouvrir les paupières. Le maire d'Ivy m'observe avec attention. Il ajoute :

-Oh, Ysa... Qu'as-tu fait en venant ici ? Elle te tuera...

J'essaie de ne pas tenir compte de sa dernière remarque et rétorque :

-La guerre est déjà là. Si tu penses que ce n'est qu'une petite révolte, tu...

Il s'approche brusquement d'un pas et je recule avant de me fustiger intérieurement. Il est maintenant entre l'arme et moi et répond en me regardant droit dans les yeux :

-Mais cette guerre n'a plus lieu d'être si tu ne veux pas être la princesse héritière... Tu ne le comprends pas ? Ils se battent tous pour toi !

Qui de nous deux essaie de déstabiliser l'autre ? Je sens ma respiration s'accélérer un peu plus lorsque je prends conscience de ses paroles. Je sens soudain au plus profond de moi-même qu'il a raison. Et cela me déchire.

Mes yeux se posent malgré moi sur mon écran et Esteban suit mon regard. Il murmure :

-Ce vol-là, tu ne pourras pas le réaliser... Je ne te laisserai pas faire.

Je redresse la tête comme je l'ai toujours fait chaque fois que je me sens prise en défaut. Cinq minutes. Mes yeux lancent un éclair et je rétorque :

-Alors tu devras me tirer dessus !...

Et je me précipite en avant en le bousculant. Il tombe à terre et avant même d'avoir réfléchi, je soulève la cloche métallique. Une alarme stridente retentit alors mais je ne réfléchis de nouveau pas et avance instinctivement les doigts vers la sphère.

Une douleur fulgurante me déchire alors la main gauche. Je reste quelques secondes sous le coup de la surprise, contemplant les gouttes de sang qui dégoulinent le long de mon bras. Sans en avoir conscience, je me retourne vers Esteban.

-Tu m'as tiré dessus... Esteban je...

-N'y touche pas ! Ysaïne n'y touche pas !...

C'est la première fois que j'entends dans sa bouche ce prénom que je déteste tant. Mais sa voix est si effrayée que je ne m'avance pas tout de suite, sentant la peur m'envahir. Et si quelque chose n'allait pas ? Et si la sphère... Et s'il avait voulu me protéger ?

Esteban est debout à un mètre de moi. Nos deux armes sont braquées l'une sur l'autre et je n'arrive pas à me décider. Ma main me fait atrocement souffrir. Mais le maire d'Ivy secoue tristement la tête avant de dire :

-C'est trop tard Ysaïne...

Les doubles portes de la salle s'ouvrent alors et une trentaine de gardes noirs se précipitent dans la pièce. Il est inutile de se défendre mais j'essaie quand même.

Je n'ai pas le temps de tirer que deux hommes me désarment et me maîtrisent rapidement. Je jette un regard à Esteban. Je n'ai toujours pas compris la peur dans sa voix lorsqu'il m'a dit de ne pas toucher la sphère.

Mais je me secoue. Si je ne tente rien, je vais mourir. Et j'ai toujours pensé personnellement que la vie valait la peine d'être vécue.

On me traîne vers l'autre pièce mais je donne un coup de pied dans l'un des gardes et arrive à me libérer en partie. Mais au moment où je veux plonger sur le côté pour attraper l'arme d'un des hommes, je sens le canon froid d'un revolver sur mon front et un cri résonne dans la pièce.

-Ça suffit ! Il n'y aura pas de mort inutile ce soir !

Je relève les yeux vers le visage furieux d'Esteban. Qui protège-t-il ? Les gardes ou moi ?

En tout cas, on me redresse sans ménagement et on me force à avancer. L'arme et Esteban disparaissent derrière moi tandis que l'on m'entraîne vers un long couloir. Jamais je n'ai été aussi bien gardée... Une quinzaine de gardes sont restés sur place mais les autres m'entourent.

Je jette un coup d'œil à mon écran. Temps écoulé. Satan ne m'attendra plus... Et, soudainement, je prends conscience de mes pensées et cela me déchire le cœur. Ce n'est même pas pour moi que je suis la plus triste. C'est quand je pense à Azylis qui verra revenir un dragon sans cavalier...

On me jette dans une pièce. Je ne sais même pas où je suis mais je heurte durement les dalles de marbres. Le sang continue de dégouliner de ma main gauche et je sens mon cœur s'embraser de colère. La salle est plongée dans la pénombre et seules quelques rares lampes ont été allumées. Ou suis-je ? On dirait une salle de réception déserte.

Une voix glacée me fait soudain sursauter et j'entends tandis que je me redresse lentement :

-Laissez-moi seule avec elle. Mais je veux un garde au moins à chacune des sorties de la pièce.

Sans un mot, des pas précipités éloignent les hommes qui m'ont amené ici et je réussis enfin à me relever, les jambes tremblantes, avant de redresser la tête droit devant moi.

Face aux immenses baies vitrées, se détachant de l'ombre de la nuit, mes yeux distinguent alors petit à petit une silhouette. La reine me rend mon regard et s'avance lentement vers moi.

Nous sommes absolument seules. Et lorsque je regarde ses yeux, il me faut toute mon emprise sur moi-même pour ne pas tressaillir. On dirait qu'elle brûle et se consume de l'intérieur.

Je n'ai jamais vu personne m'observer avec autant de haine. Je n'ai aucune chance.