Nous avons regagné le bureau d'Yves et je suis assis une fois de plus entre deux plantes vertes et trois piles de livres qu'il n'a je pense jamais ouvert et qui semblent ne servir qu'à m'empêcher de m'assoir chaque fois que je viens. Mon état d'esprit est tel que je ne peux m'empêcher de trembler. Mes yeux sont fixés sur Yves au centre de la pièce, debout, et j'attends avec un mélange de peur et d'anxiété sa réponse qu'il n'a pas encore formulée.

Il reprend la parole, et à ses yeux sans lumières, je devine qu'il est toujours sous contrôle complet.

-Justement... La reine est en vie.

Ysaïne nous regarde tous les trois tour à tour à travers les yeux d'Yves tandis qu'un soulagement indescriptible s'empare de moi. Mais pas pour longtemps car Natacha s'avance déjà pour demander :

-Mais qu'allez vous faire princesse ? Elle doit expier pour ses crimes !

Kim me jette un coup d'œil. Elle murmure ensuite en se tournant vers Yves, donc vers Ysaïne :

-Mais peut-être qu'un acte de clémence pour commencer votre règne...

Natacha lui lance un regard purement stupéfait avant de demander :

-C'est vraiment ce que tu souhaites Kim ? Tu y as réfléchi ?

Je sais que ma fille n'a dit cela que pour moi... Je quitte le minuscule bord de table ou j'avais pu m'assoir et m'avance le plus calmement possible.

-Qu'avez-vous prévu de faire princesse ? Car je suppose que votre décision est déjà prise...

Je cache mes mains dans mon dos. Il faut dire qu'elles tremblent toujours et que je dois également renoncer à l'envie d'essuyer la sueur qui coule de mon front. Mais la réponse est stupéfiante.

-En effet... Nous... nous nous sommes décidés. Je ne commencerais pas à régner par un assassinat. Merci de l'avoir remarqué...

Ma fille complète précipitamment :

-... Kim.

Ysaïne hoche la tête avant de redresser la tête dans un mouvement qui me rappelle curieusement Edilyn et poursuit :

-Elle va être exilée.

Je recommence à respirer mais ma voix est pourtant très rauque lorsque je demande :

-Et où ?

Un léger silence s'ensuit et une curieuse expression se peint sur le visage d'Yves. On dirait qu'Ysaine éprouve comme un léger malaise à nous répondre... Natacha est la première à deviner.

-Ici ! C'est sur Sagan que vous voulez l'envoyer !

Natacha se tourne d'abord vers moi puis vers Kim en quête d'un secours mais aucun de nous ne réagit. Je suis trop choqué pour répondre. Alors en désespoir de cause elle se retourne vers Ysaïne et murmure d'une voix rageuse tandis que j'ai l'impression de retrouver l'espace d'un instant la Natacha qui voulait tirer sur Yves :

-Vous n'avez pas le droit ! J'aime ma vie ici, nous n'avons pas besoin d'une reine qui nous détestera tous !

Yves tourne alors les yeux vers moi. C'est toujours Ysaïne qui le dirige et je sens ma respiration se calmer lentement jusqu'à ce que chacun de mes membres soit de nouveau parfaitement sous contrôle. La fille de Gabriel... Cela provoque en moi une étrange impression. Si Edilyn avait accepté ma demande en mariage, elle serait de ma famille. Mais connaît-elle seulement ces secrets du passé ? Il me semble parfois que je suis le seul à m'en souvenir et qu'il n'y a que moi qui me consume de l'intérieur chaque fois que ces pensées s'emparent de mon être...

-Gaëtan ? C'est bien toi ? Le nouveau commandant du fort...

J'acquiesce. Je ne suis pas encore certain de pouvoir parler d'une voix normale. Mais celle d'Yves prend alors un accent suppliant lorsqu'Ysaïne reprend la parole :

-Le conseil s'est opposé à ma décision, même si je n'en ai pas parlé à ma mère. Ils ont pensé qu'il fallait que le choix soit donné à Sagan d'accueillir ou non la reine. Mais si vous refusez... Elle devra mourir. Je ne peux pas le permettre ! Gaëtan... Je n'ai pas beaucoup d'arguments à vous offrir pour vous convaincre. Faites vous parti de ces hommes qui m'obéiraient par loyauté ? Votre frère, Aevin, était le meilleur ami de mon père. Il l'a toujours aidé... Êtes-vous comme lui ? Vous pourrez contrôler Edilyn. J'en suis certaine. Mais je vous en prie, acceptez de l'accueillir... Elle sera sous surveillance chaque jour de sa vie. Je ne peux pas prétendre qu'il n'y a pas de risque. Mais quel serait son pouvoir ?

Ysaïne fait alors une pause dans son discours et Natacha veut parler mais je l'en arrête d'un regard. Je ne sais pas ce que renvoie mes yeux mais cela doit être fort puisqu'elle m'obéit sans discuter.

Un torrent d'émotion me traverse et je songe avec un sourire amer au fait que pendant des années, j'ai rêvé chaque jour de la retrouver. Même tout à l'heure lorsque mes mains se poser sur la froide muraille...

Qu'est-ce qui m'arrête alors tout à coup ? Ysaïne parle de loyauté. Ne devrais-je pas l'être, sinon à ma reine, au moins à tous ceux qui ont eu confiance en moi pour faire de moi leur chef ?

Et je déteste l'idée de cacher le secret de l'amour qui me ronge. J'aurai l'impression d'agir par égoïsme, en acceptant. Quand à la dernière raison... Je connais Edilyn. La seule chose qu'elle m'ait jamais fait, c'est me briser le cœur.

Vais-je accepter de la laisser me détruire parce que chaque minute de ma vie je rêve de la retrouver ? D'être à ses côtés, de la serrer dans mes bras ?

Le silence est étouffant dans la pièce. Natacha murmure :

-Gaëtan, refuse. Tu ne peux pas faire ça !

-Je crois au contraire que je vais accepter.

Ma voix hésite, je frémis en relevant mes yeux vers la jeune femme. Contre toutes mes raisons, je suis déjà en train de basculer vers Edilyn qui m'attire plus que tout au monde. Mais Natacha me fixe, furieuse, et demande :

-Pourquoi ? Pour quelle raison ? Cite m'en seulement une seule Gaëtan ! On a fait une révolte contre Yves, l'envoyé d'Edilyn, crois-tu qu'on ne puisse pas en faire une contre toi ?

Ysaïne rétorque brusquement :

-Dans quelques jours la voie entre Sagan et Astra sera de nouveau en service. Nous soutiendrons un gouvernement dirigé par Gaëtan...

Natacha hausse les épaules, sans être pour autant méprisante, mais répond tout de même vertement :

-D'ici à ce que vous arriviez, nous avons plusieurs mois devant nous. Et vous n'avez aucun contrôle possible si ce n'est Yves...

Sa voix change une nouvelle fois d'intonation au prénom, ce que je remarque dans un recoin de mon esprit alors que je m'apprête à répondre sans savoir quoi dire exactement.

Mais c'est Kim qui intervient avant moi en prenant Natacha par le bras :

-Il n'y a qu'une raison pour que nous acceptions la reine, Natacha. Et c'est la plus belle du monde...

Je connais ma fille mieux que personne mais je suis incapable pour la première fois de ma vie de deviner ce qu'elle s'apprête à dire. Les émotions contradictoires qui me déchirent m'empêchent de prendre le temps nécessaire pour la comprendre et de toute façon Natacha demande déjà :

-Et qu'est-ce que c'est ?

-L'amitié. Jusqu'où irais tu pour mon père ?

Le silence se fait assourdissant. J'inspire fortement, tourne les talons, et m'écarte de quelques pas jusqu'à m'immobiliser et leur tourner le dos. Je demande pourtant d'une voix tremblante :

-Kim, je t'en prie, ne dis rien de plus !

Mais Natacha comme Ysaïne sont maintenant désarmées et oublient leurs discours préparés. Pourtant aucune des deux ne peut imaginer la souffrance qui me déchire...

Natacha murmure :

-Que veux-tu dire Kim ?

Le silence se poursuit pendant quelques minutes et je ferme les yeux. Comment ai-je seulement pu en douter ? Bien sûr que je veux la revoir. Edilyn. Si j'étais seul, je crois qu'un cri s'échapperait de mes lèvres. Mais il y a la voix claire de ma fille qui résonne soudain dans mon dos et murmure :

-N'est-ce pas évident ? Il l'aime !