Edilyn (Chapitre 92)

Je ne sais pas ce qui s'est passé quand j'ai vu le voyant rouge du casque de contrôle s'allumer. J'ai juste compris en un éclair que les minces caméras sur le côté devaient leur permettre de me voir...

Et au lieu de sentir la colère qui m'habite depuis la disparition des deux personnes que j'aimai le plus au monde, je n'ai ressenti au plus profond de moi-même qu'une bouffée d'amour. Sans doute, il était en face de moi, à me voir... Gaëtan.

J'ai eu besoin de me justifier tout à coup. De lui dire que mes jumelles étaient mortes... Ainsi, si je meurs dans cette guerre, peut-être que même sans un mot de plus il pourra me pardonner comme il a toujours su le faire... Même si j'ai aussi parlé de vengeance. Et qu'Yves ne pourra jamais se débarrasser du contrôle.

L'arme sur laquelle je comptais tant a disparu. Je n'ai plus mes filles. J'ai envoyé Gaëtan quelque part dans les étoiles. Je sais que je risque à tout moment de mourir mais ma colère est comme un soufflé qui retombe tout à coup sans prévenir.

Et cela me laisse une fois de plus apercevoir le vide de mon âme. C'est comme si disparaissait sans prévenir l'énergie vitale qui me permettait de tenir jusqu'ici... Je me recroqueville dans mon sofa où je me suis rassise et mes yeux se posent instinctivement sur la fenêtre en face de moi.

Ce n'est qu'une fatigue passagère, ça va passer... Je me force à me lever en ignorant dans le miroir le reflet de mes yeux creusés, de ma peau pâle et m'avance vers l'ouverture.

Dehors, dans l'enceinte large du palais, toute ma garde noire, mes hommes les plus fidèles, sont en train de se rassembler. Ils sont bien plus forts et entraînés que les rebelles. Sans compter mon aviation...

Mais je ne sais plus qui possède l'avantage. Tout est incertain... Leurs dragons sont dangereux. Et l'on dit dans la ville que certains robots commencent à agir de leur plein gré, ce qui ne s'était encore jamais produit, à l'exception de Mahaut... Ils rejoignent l'armée d'Azylis.

J'ai la curieuse impression de chercher à l'intérieur de moi-même le flux vital qui me fait soudain défaut : ma haine et ma colère. Je ne sais comment je réagirai si Gaëtan était aujourd'hui en face de moi. Il me semble que je me précipiterai dans ses bras sans réfléchir et que je lui demanderai de m'emmener très loin d'ici, là où nous pourrions tout oublier... Jusqu'au moment où la colère qui ne me quitte jamais complètement reviendrait de nouveau hanter mon âme.

La gorge sèche, la main contre la vitre froide, je laisse mes yeux dériver sur le paysage sans les arrêter. La fille de Gabriel a réussi à m'échapper cette nuit. Le robot aussi... Quelque part, uniquement en cet instant précis, j'en suis heureuse.

Ce ne serait qu'un regret de plus. Mon bracelet écran grésille alors tout à coup, me tirant de mes cauchemars, et une voix annonce :

-Vous aviez demandé à voir le traître majesté... Il attend derrière la porte de votre appartement entre deux gardes.

J'inspire doucement, pour me donner du courage, songeant fugitivement avec douleur que j'ai appris ce geste à mes filles pour les calmer. Je murmure sans quitter la fenêtre des yeux :

-Faites-le entrer...

La porte s'ouvre derrière moi. Je me retourne lentement pour dévisager un à un les trois hommes. Deux gardes noirs, qui en soutiennent un troisième à l'uniforme en loque...

Lorsqu'ils le laissent tomber au sol, Esteban heurte les dalles de marbre et reste immobile, les genoux repliés sous lui, prenant appui sur ses mains sur le sol glacé. Je murmure à mes deux autres gardes :

-Allez m'attendre dehors.

Ils ont l'habitude d'obéir même lorsqu'ils ont l'impression que c'est une imprudence et s'inclinent avant de tourner les talons. Quelques secondes plus tard, nous sommes seuls tous les deux dans la pièce.

Alors, très lentement, Esteban relève la tête vers moi. Son visage est comme son corps : marqué de dizaines de fins traits rouges ou de traces de coup. Il lâche dans un murmure d'une voix cassée :

-Me torturer ne servait à rien.

Je ne réplique pas et quelque chose en moi tressaille tandis que mes yeux observent une à une ses blessures apparentes. Je ferme quelques secondes mes paupières. Il faut que je me ressaisisse. Que j'oublie ce moment de doute passager. Et la vision obsédante du voyant rouge du casque de contrôle.

J'ai souvent vu Gaëtan à travers Yves. Pourquoi est-ce que cela me dérange-t-il soudain tellement de savoir qu'il a pu me voir ?

Peut-être parce qu'une heure, un jour de plus s'est écoulé depuis la mort de mes adorables filles. Et que cela me permet de remonter une marche de l'échelle du gouffre dans lequel j'ai sombré.

Mais je me force à dire d'une voix froide en détachant mes mots les uns des autres avec attention :

-Vous aimez une princesse... Elle est bien au-dessus de vous.

Esteban rétorque d'une voix si basse qu'il me faut tendre l'oreille pour la distinguer :

-Les mariages ne sont plus arrangés depuis longtemps.

Je garde quelques minutes le silence avant d'ajouter sciemment :

-Mais il y a un autre inconvénient majeur...

Esteban ne répond pas. Sa respiration est encore plus bruyante que quelques minutes auparavant et sa tête est retombée contre sa poitrine.

-... Je vous ai vu à ce fameux bal. Si elle aime quelqu'un, ce n'est pas vous...

Alors, alors seulement, il relève de nouveau la tête. Et son regard plein de souffrance m'atteint en plein cœur. Mais j'ai réussi. J'ai chassé l'image de Gaëtan de mon esprit. Il n'y a plus rien maintenant. Que cet homme ensanglanté, détruit de l'intérieur aussi bien que de l'extérieur. Et la colère revient aussi vite qu'elle était partie habiter mon être. Saldya et Eslimea ne méritaient pas de mourir...

Esteban trouve alors la force de redresser la tête et murmure :

-Je vous étais fidèle... je les détestais.

J'hésite quelques secondes puis demande brutalement :

-Même Ysaïne ? Vraiment ?

Son regard est si dégoûté et perdu qu'il me semble un instant de nouveau digne de pitié avant que je ne me ressaisisse.

-Je la détestais autant que je l'aimais. Mon frère est mort dans la manifestation qu'avait organisé Azylis au nom de sa fille. Et je m'étais juré de ne jamais être de leur côté. Je n'avais pas prévu qu'Ysaïne soit aussi... envoûtante. Ni que vous me forciez à trahir ma parole.

Il m'observe encore quelques instants, puis son regard se fait vitreux, et il s'écroule sans connaissance à mes pieds. Je reste quelques minutes immobile puis appuie sur une touche de mon écran. Les gardes reviennent aussitôt et je murmure d'une voix totalement dépourvue d'émotion :

-Ramenez cet homme dans sa cellule. Et allez ensuite rejoindre votre escadron...

Ils sortent de la pièce en emmenant avec eux l'ancien maire d'Ivy et je termine pour moi-même :

-... C'est la guerre. Et la dernière manche.

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