Chapitre 9 : Aparté

La nuit avait emporté avec elle sa part de doutes. Joy s'était endormie sous le toit de Diolyde, plus proche de son fils qu'elle ne l'avait été depuis des mois. Cela n'avait suffi à étouffer son inquiétude maternelle Eran était venu la réveiller peu après l'aube, de ce sourire crispé et triste qui lui déchirait le cœur.

Elle marcha jusqu'à la salle commune où les élèves se restauraient. Elle s'assit au milieu des professeurs sans ignorer les regards scrutateurs des étudiants. Elle foulait le sol que son fils avait foulé, respirait l'air qu'il avait respiré et sa pensée se limitait à cela. Delkateï avait-il tant aimé cet endroit ? Ou avait-il enjolivé la réalité dans le but de calmer ses craintes ? Elle s'égarait, mais ne parvenait pas à mettre la main sur la réponse.

Laurian pénétra dans la pièce après ses collègues et se précipita dans leur direction. Encore plongée dans les méandres de ses pensées, la trentenaire se redressa à temps. L'ancien footballeur se présenta à eux, posant ses mains à plat sur la longue table qu'ils occupaient. Sa voix s'éleva, assez forte pour être perçue, mais suffisamment basse pour ne pas être entendue des oreilles indiscrètes :

— Je... J'ai eu une vision pendant la nuit.

Joy sentit les autres se tendre face à cette révélation. Elle ne trouva rien à en redire, à peine déconcertée par ce que ses dires pouvaient contenir. Eran se leva d'un bond, le regard ancré à celui de son ami de toujours.

— On ne devrait pas discuter de tout ça ici, décréta-t-il.

— Les élèves n'ont pas le droit de savoir ? s'enquit l'Italienne, une pointe de crédulité dans la voix.

— Malheureusement pas avant que nous ayons pris les dispositions nécessaires, répondit Kourrage, après avoir avalé la tartine beurrée qu'il s'était soigneusement confectionnée.

D'un seul mouvement, les trois hommes prirent le chemin de la sortie. Joy hésita avant que le père de Delkateï ne lui fasse signe de les suivre, sous l'approbation muette du directeur. Sans un mot, ils se fixèrent au pas de Laurian. Les interrogations brûlaient les lèvres de l'invitée de Diolyde. À quoi tout ceci pouvait-il bien rimer ? Cette mascarade avait-elle, au comble des hasards, un rapport avec son fils ?

Elle nourrit ses appréhensions et ses questionnements jusqu'à ce qu'ils atteignent le bureau de Kourrage. Celui-ci s'installa sur son siège, occasionnellement gêné par le désordre qui planait dans l'antre et qui s'offrait au regard de l'intruse. Joy dansait d'un pied à l'autre, l'impression désagréable d'être de trop au sein de cette réunion improvisée et, visiblement, de la plus haute importance.

— Dis-nous, Laurian, l'encouragea Eran, de cette voix suave qu'il empruntait autrefois à l'égard de sa femme.

— Les Dieux souhaitent la mise en place du programme Instincts. Ils nous donnent leur entier soutien.

Laurian s'était exprimé très bas, d'une voix presque penaude. Dans ses yeux, chacun pouvait lire le trouble, peut-être même une peur abyssale. La source, encore inconnue, inquiétait tous les représentants de la pièce. Kourrage, quant à lui, se pinça pensivement l'arête du nez. La responsabilité lui revenait et il n'était pas bien sûr de pouvoir en supporter la teneur.

— Je ne suis pas certain que la situation dans laquelle nous nous trouvons soit propice, énonça-t-il, de cette voix incertaine que bien peu lui connaissait.

— En fait, poursuivit l'ancien footballeur, échangeant des œillades navrées en direction de Joy, ils ne nous laissent pas le choix. La situation est critique et nous avons trop attendu. Ils nous avaient laissé libre d'enclencher la procédure lorsque nous le pensions nécessaire et nous avons trop tardé à le faire. Ils promettent un soutien plus affirmé, mais nous devons nous en montrer dignes.

Il s'exprimait de façon irrégulière, les mots heurtant ses lèvres avant de combler le silence. Ils cherchaient les termes justes sans jamais les trouver, encore perturbé par les réprimandes des Dieux. Leur courroux implacable qu'il tâchait de taire, par pudeur plus que par envie.

Cette fois, Kourrage opina lentement. Il ne pouvait pas s'élever contre la décision de telles entités. Il leur avait juré obéissance et ne reviendrait sur son allégeance pour rien en ce monde. Pourtant, son attachement pour les valeurs humaines, son refus de sacrifier l'existence de tant de jeunes prodiges s'avérait tenace. Eran percevait les dernières traces de sa réticence et s'approcha du bureau, s'écartant de la masse compacte qu'ils formaient aux côtés de ses interlocuteurs. Il dit, à l'attention du directeur :

— Tu as fait ce que tu as pu et nous n'avons plus le choix. Il nous faut passer la main, laisser le destin faire son œuvre. Nous n'avons aucun droit sur ces lieux, ni sur ces enfants.

— J'en ai conscience, articula péniblement Kourrage, comme si ces paroles lui coûtaient.

— Je ne comprends pas, intervint alors Joy, ne pouvant plus tenir le silence qu'elle s'était elle-même imposée. En quoi consiste ce programme Instincts ?

Le regard bicolore d'Eran chercha dans celui, délavé par l'épuisement, du maître des lieux. Ils avaient eu de nombreux différends depuis la création de cet établissement, notamment dans la manière de gérer son utilité, mais aujourd'hui le subalterne s'en remettait au dirigeant officiel des lieux. Celui-ci, le corps tendu comme un arc, proche de la rupture, se contenta d'acquiescer avec une lenteur calculée. Soulagé par l'accord qu'il attendait, le père de Delkateï pivota sur ses talons et fit face à la femme qu'il avait jadis aimée :

— L'école Diolyde a été créée à la naissance de notre fils, chose que tu n'ignores pas. Elle a accueilli, durant cette décennie, des centaines d'élèves. Ils formaient une assurance pour les Nouveaux Dieux, la certitude que quelqu'un protègerait le monde si Aïrès venait à se réveiller avant l'heure. Les Instincts sont supposés avoir gagné les murs de l'école maintenant que Delkateï s'y est rendu. Nous ignorons encore leur identité et notre fils est la dernière pièce de l'échiquier, celui que l'école attendait, celui que les Dieux espéraient.

— Mais Diolyde telle que vous le voyez, Madame, n'est pas la vraie Diolyde, renchérit Kourrage, prenant le relais d'une histoire qu'il s'était si souvent contée. Ce n'est que la surface, la couche supérieure censée servir de vernis.

— Le vernis ?

— Une sorte d'apparence. Diolyde devait demeurer sous cette forme jusqu'à ce que les Instincts et leur meneur, le fruit de la Malédiction, soient rassemblés sous son toit. Mais le statut d'école cache le véritable potentiel de l'établissement, la raison même de sa création. Diolyde devait renfermer l'armée des Dieux, une élite de jeunes gens chargés de défendre le Bien au nom de la race humaine. Pendant seize ans, tout cela est resté figé, personne n'en a connu l'utilité. Nous avons gardé le silence auprès de ses élèves, tous ceux qui ont fréquenté ces lieux avant la venue de Delkateï n'ont jamais su.

— La plupart des élèves qui côtoient notre fils l'ignorent eux aussi, ajouta Eran, une pointe d'accusation masquée dans le timbre de sa voix.

— Et le programme Instincts, quel est son rôle dans tout ça ? insista Joy, qui se perdait déjà dans l'amas d'explications, incapable du discernement dont faisait preuve les autres, elle qui avait été tenue éloignée du théâtre des événements durant de si longues années.

— Le programme Instincts est la mise en place de l'établissement sous son véritable visage. Cela demande évidemment un travail colossal. Si les élèves de Diolyde ont été appelés, ont fait l'objet d'une vision, c'est qu'ils avaient la capacité de répondre aux attentes des Dieux. Ils se rappelaient de leur existence et seraient prêts à les servir. Toutefois, nous ne pouvons pas agir sans le consentement de chacun.

Joy opina lentement. Voilà comment les étudiants avaient été appelés à grossir les rangs de Diolyde. Un talent certain, une aptitude particulière et, surtout, une croyance farouche dirigée vers le Panthéon ancestral. Les fils de l'intrigue se démêlaient et elle pouvait y voir plus clair, comprendre ce qui avait été caché aux yeux des élèves et de leurs parents. Un mensonge au nom des Dieux, mais un mensonge tout de même.

— Les pièces, les infrastructures et les dispositifs que révèlera la mise en place du programme serviront à un seul but : former les soldats qui vaincront la Sixième zone et qui enrayeront la catastrophe planétaire qui se prépare. Pour se faire, la renaissance de Diolyde permettra aussi de dévoiler l'identité des Instincts.

Arrivé au terme de son discours préparé des nuits entières, Kourrage témoignait d'une respiration laborieuse. Il guettait, d'un œil humide, la réaction de l'invitée exceptionnelle. Elle ne vint pas, Joy demeura prostrée dans ses pensées. Elle songeait au monde extérieur, à toute la planète qui gravitait autour de Diolyde et de la Sixième zone. Là-dehors, les conséquences apparaissaient déjà. Le monde basculait peu à peu et Aïrès étendait son territoire. La course aux armements lancée à la barbe de certains pays par les états les puissants ou par les états fermés aux yeux du monde. La Sixième zone tirait son épingle du jeu en finançant, en murmurant des idées dévastatrices aux oreilles d'hommes assez fous pour leur obéir. Tout cela se cachait derrière un monde à l'agonie, rongé par la corruption des plus grands, par la misère des plus vulnérables, par la chute inévitable de la biodiversité à cause de l'aveuglement des hommes. À tout ceci, il n'y aurait qu'un seul vainqueur : Aïrès et l'empire qu'il tâchait d'étendre.

Elle ferma les yeux. Non... Elle ne pouvait pas avouer l'état désastreux dans lequel l'humanité se trouvait. Kourrage en avait déjà un aperçu par les informations qui leur parvenaient, mais en avait-il pleinement conscience ? L'araignée resserrait ses liens et les malheureux pris dans sa toile n'y réchapperaient pas.

La porte s'ouvrit, interrompant le flot de ses pensées comme le silence attentif que les autres entretenaient. Jyn, sur le seuil de la porte, ne prit même pas la peine de feindre l'étonnement. Voir tous les dirigeants réunis ici ne lui tira aucune forme de surprise. Il savait. Ses yeux se posèrent sur Joy, puis sur Kourrage.

— Jyn, que se passe-t-il ? l'interrogea Laurian, troublé par l'assurance inépuisable du gamin et par l'aura inqualifiable qui suivait ses pas.

L'adolescent laissa s'écouler un instant avant de songer à répondre. Le surdoué analysa la situation en une poignée de secondes, s'assurant que son don ne l'avait pas trompé. Il arrivait au bon moment, comme un miracle, trop d'ailleurs pour que cela n'attire aucune suspicion. Il décréta, pas le moins du monde désappointé par la situation :

— Le programme Instinct doit être enclenché maintenant. Delkateï s'éveillera bientôt et la bête de la Malédiction avec lui.


Je passe en vitesse poster (j'avoue, j'avais oublié que nous étions samedi, j'ai posté le mauvais chapitre...) ce neuvième chapitre en espérant qu'il vous plaira !

Bonne soirée ~

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