Chapitre 8 : Coupables et victimes
Joy posa enfin le pied sur la terre ferme. Elle foulait le sol de Diolyde avec un mélange d'appréhensions et d'impatience. Elle avait appris à craindre ces lieux avant que son fils n'y mette les pieds et, maintenant qu'il y étudiait, sa peur s'était muée en panique bien plus justifiée. Mais, maintenant qu'elle se familiarisait d'un coup d'œil circulaire avec sa remarquable architecture, elle trouvait presque l'école inoffensive. Comment un endroit aussi paisible pouvait renfermer d'aussi sombres secrets ?
Elle avançait avec prudence, remerciant du bout des lèvres l'homme qui avait piloté l'avion jusqu'à sa destination. Elle ne pouvait que se sentir soulagée de quitter l'engin, effrayée par la mésaventure de son fils quelques mois plus tôt. Elle était saine et sauve entre les murs de Diolyde, prête à veiller sur l'enfant qu'elle avait porté, voilà tout ce qui importait !
Dans l'ombre de l'entrée, la trentenaire aperçut deux silhouettes. Elle pressa le pas et quitta la cour, à la température tout juste agréable, détail surprenant si l'on prenait en compte la situation géographique de l'établissement. Elle reconnut immédiatement les traits familiers de son vieil ami, Laurian, qui s'était tiré du lit au beau milieu de la nuit pour venir l'accueillir. Son visage la réconforta malgré la fatigue évidente qui s'y invitait, elle le salua avec chaleur :
— Laurian ! Je suis sincèrement heureuse de te revoir !
— Moi aussi, Joy. Je suis soulagé de te savoir parmi nous.
Celle-ci se tourna en direction de l'autre homme, le dévisageant sans paraître impolie. Elle pouvait deviner de qui il s'agissait d'un simple coup d'œil. Elle décréta, un minuscule sourire aux lèvres et avec une assurance toute féminine :
— Vous devez être Kourrage.
— C'est exact, je suis le directeur de Diolyde. Je suis enchanté de vous rencontrer enfin, Mme. Lytaël.
— Je le suis aussi.
Les salutations faites, un bref silence s'imposa. Un silence amplifié par la nuit qui régnait ici-bas. La venue de la mère de Delkateï s'était faite dans le plus grand secret et en un temps record. Kourrage avait organisé le voyage en quelques heures à peine pendant que Joy rassemblait quelques affaires, n'ayant pas hésité une seule seconde à rejoindre son fils. Rien ne la retenait à Naples, sinon un sensible attachement qu'elle éprouvait pour la terre italienne, exotique et pleine de charmes. Un argument qui ne suffit pas à la garder attachée à la ville où elle résidait depuis plus de quinze ans.
— Suivez-nous, votre fils est à l'infirmerie. Nous vous y menons de ce pas, sauf si vous souhaitez vous reposer de votre voyage, bien entendu.
— Non ! s'exclama vivement Joy. Non, je veux le voir tout de suite, s'il vous plaît.
Un sourire indulgent courba les lèvres parcheminées de Kourrage. La femme qui se dressait face à lui avait le teint livide de fatigue et d'angoisse. Il s'agissait d'une mère consumée par l'angoisse qui préférait mourir que d'être tenue éloignée de sa progéniture plus longtemps. Elle se lança à leur suite lorsque Laurian entreprit de se diriger à l'intérieur de l'école. Ses béquilles le retardaient bien qu'il ait appris à en tirer le meilleur usage et son amie avait le bon goût de calquer le rythme de sa démarche sur la sienne. Il en fut bêtement reconnaissant, lui qui ne supportait pas d'être un simple handicap aux yeux d'autrui.
Joy déshabillait les lieux du regard, incapable de taire la stupeur qui la saisissait. Tant de légendes entouraient cet établissement et la voilà en son cœur même. La beauté qui caractérisait Diolyde n'avait d'égale à sa grandeur. Les poutres étaient décorées de sculptures d'excellent goût et d'autres sculptures se dressaient au milieu du hall d'entrée. Un hommage aux divinités qui leur permettaient de résider ici et qui veillaient sur ces lieux d'exil. Elle dévora tous ces détails surprenants de ses grands yeux bleus et avides.
— Comment va-t-il ? s'enquit-elle, alors qu'ils gravissaient tant bien que mal les escaliers, retardés par les difficultés de Laurian.
— Je suis navré, Mme. Lytaël, mais je crains qu'il n'y ait pas eu d'améliorations ces dernières heures.
Ils arrivèrent bien vite devant la porte close de l'infirmerie. Alors que Joy s'apprêtait à pénétrer dans la pièce, avec ou sans les encouragements de Kourrage, celui-ci stoppa son geste et la prévint, de cette voix suave qui lui seyait si bien :
— Je me dois de me montrer parfaitement sincère avec vous. Nous ignorons encore comment tirer votre fils du coma dans lequel il est plongé. Cependant, nous ne pouvons pas vous promettre de solution, nous n'en disposons d'aucune pour l'heure.
— Il risquerait de ne pas se réveiller, c'est ce que vous essayer de me dire.
— Oui, avoua le directeur, bien malgré lui. C'est bel et bien ce que nous craignons.
— Joy, intervint Laurian, qui connaissait bien mieux la jeune femme que Kourrage. Il est vrai que les pronostics ne sont pas très rassurants, mais nous avons un élève qui affirme qu'une solution existe.
— Un élève ? répéta l'intéressée, incrédule.
— Oui, ou plutôt deux élèves, rectifia Kourrage. Ils possèdent des facultés puissantes. L'un est capable de lire l'avenir et l'autre de lire les âmes humaines, de les mettre à nues. Ensemble, ils ont la possibilité de trouver un remède, une solution pour votre fils.
Joy encaissa et se tut. Ainsi, son enfant se trouvait dans une situation délicate, peut-être même incurable, mais l'espoir était permis. Elle y voyait comme une offense, elle qui avait parcouru des milliers de kilomètres rien que pour se tenir aux côtés de Delkateï. Elle pénétra dans la pièce sans plus attente, fuyant des paroles trop pénibles pour qu'elle s'y attarde encore davantage.
Son regard se centra immédiatement sur le lit occupé par le corps inerte de son fils. Il semblait dormir paisiblement, ses yeux clos cachés par ses cheveux blancs qui auraient bien mérité un coup de ciseau. Elle ravala un sourire à cette innocente pensée, sachant que les apparences cachaient une réalité bien moins légère. Elle ne put empêcher le soulagement de l'envahir à la vue de sa progéniture, luttant contre des larmes amères. Sans songer à l'image qu'elle renverrait, elle se jeta sur Delkateï pour serrer sa main molle dans la sienne, rassurée de percevoir sa chaleur. Elle embrassa son front, là où les mèches collaient à la peau. Il était là, vivant, et enfin auprès d'elle...
Ce ne fut qu'en cet instant qu'elle releva la présence d'Eran. L'homme se tenait assis, une certaine tension révélée par son attitude. Il ne fuit pas le regard de son épouse ni le choc qui s'y installa. Il s'était préparé à ces retrouvailles et aux pires des éventualités. Sans lâcher les doigts de Delkateï, elle articula :
— Eran...
— Bonsoir, Joy.
Rien ne laissait pressentir qu'ils avaient été mari et femme. Rien qu'un éclat blessé dans le regard de Joy et une profonde culpabilité dans celui d'Eran. Kourrage et Laurian, sans rien ajouter, venaient de déserter la pièce et laisser les deux adultes profiter de retrouvailles dans la plus folle des intimités.
Ils s'observaient sans détourner le regard, mais avec un malaise entier. Après des années, plus d'une décennie sans aviser le visage de l'autre avec autant de franchise, ils n'étaient plus que des étrangers. Des étrangers réunis et rassemblés par un fils souffrant.
— Je suis heureux de te savoir ici.
— C'est amusant, Laurian m'a dit la même chose il n'y a pas cinq minutes. Tu ne vas quand même pas me demander si j'ai fait bon voyage ? enchaîna Joy, sur un ton presque acide qui ne lui seyait guère.
— Ça manquait d'originalité, concéda Eran, depuis son siège, choisissant avec attention la moindre de ses paroles.
— Oui, sans doute. Un effort aurait été apprécié.
— Mais c'était sincère, Joy, vraiment.
Ils se jaugeaient en silence. Un fossé inadmissible les séparait et chacun s'interrogeait. Devait-il le franchir au risque de raviver des peines passées ? En avaient-ils encore la force, l'envie, le désir ? Plus de dix ans les éloignaient de leur passion et s'ils avaient le net sentiment d'agir comme les adolescents d'autrefois, ils leur étaient impossible d'occulter la dure réalité.
Dans l'éclat de leur silence et de leurs reproches muets, Eran se souvint de leur rencontre, de leur badinage de jeunes amoureux, de leurs déclarations enflammées et interdites. Tout cela lui paraissait lointain, presque inaccessible, un temps où l'insouciance était douce et les tracas bien risibles. Il se rappelait l'interdiction de leurs familles respectives de se fréquenter. Cela allait bien au-delà de simples réticences, Joy avait bravé les menaces de ses parents pour vivre l'amour qui la bouleversait. Elle avait attiré le déshonneur sur elle, sur tous ses proches, sur le village où la Malédiction s'était abattue. Les humeurs que l'on décrivait comme légères de cette écervelée avaient menées les deux villes à leur perte. Mais l'adolescente d'autrefois avait accepté le sort et avait enduré, aux côtés de son amant, les conséquences de leurs actes. Eran avait encore bien ne mémoire leur fuite, leur errance, leur peur d'attirer sur eux quelques esprits envoyés par Aïrès. Avant que Delkateï ne vienne au monde, quelques semaines à peine avant l'accouchement, Kourrage était venu à lui afin de lui proposer une chance inestimable. Il trouva en Diolyde un refuge, et un espoir de préserver sa progéniture de la Malédiction divine qu'ils avaient provoqué.
Bien des années après ces erreurs, une erreur qui leur avait offert un cadeau qu'il ne saurait regretter, le père regardait son fils et sa femme tour à tour. Il avait failli comme elle l'avait fait, ils avaient échoué tous deux, d'une manière ou d'une autre. Les voilà, face à face, s'affrontant comme on affronte un vieil ennemi. Eux, coupables et victimes.
— Joy... répéta encore Eran, à défaut de mieux, à défaut de termes justes à même de définir ce qui le ravageait.
— Je suis heureuse de te revoir, lâcha-t-elle, le regard rivé sur la main de son fils.
Le visage du père de ce dernier se fendit un mince sourire. C'était bien peu, mais l'effort compensait le maigre résultat. Il ne s'était jamais montré dupe et n'espérait rien qui se révèle trop ambition. Seul le temps guérirait la blessure qu'il lisait dans le regard immense de la trentenaire. Il l'avait causé, en avait probablement fui les responsabilités plus que nécessaire, et se promit de panser la plaie qu'il avait créée.
— Je suis désolé, Joy. Je sais que c'est peu, je sais que ça ne suffira pas à réparer le mal que j'ai causé, mais prends mes excuses telles qu'elles sont. C'est tout ce que je te demande.
— Je... On en discutera plus tard. Tu sais comme moi qu'on a beaucoup à se dire. Mais il y a plus important ce soir et ça concerne Delkateï. Je refuse de le laisser mourir ici et dans ces conditions, Eran. Peu importe la solution qui se présentera, je n'hésiterai pas un seul instant. Quel qu'en soit le prix !
Après un tome d'absence physique d'Instincts, Joy est de retour dans l'aventure ! Elle retrouve également son mari qu'elle n'a plus revu depuis seize longues années. Des retrouvailles un peu avortées, mais ces deux-là auront l'occasion de se rattraper (au moins un peu)
Bon week-end à vous !
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