Chapitre 6 : Heure cauchemardesque
[Un dessin d'Andrew aux crayons faber castell. Je ne crois pas l'avoir déjà partagé, bien qu'il date d'une bonne année.]
Calysta respirait à peine. Ou, plutôt, elle avait le sentiment que le mécanisme complexe qui l'amenait à se maintenir en vie par réflexe était endommagé. Elle se trainait comme une agonisante alors qu'aucune part de son être ne se révélait meurtri. Elle avait songé, abrutie par ces sensations grouillantes, que son corps lui-même refusait ce coup du sort.
La Sixième zone...
La voilà ! Elle qui alimentait les fantasmes les plus fous, les théories les plus farfelus et les fascinations les plus inavouables. Calysta aurait aimé que le mystère englobe à jamais ces lieux. Elle aurait volontiers laissé opérer les frasques de l'imagination.
Passée la surprise, l'indignation avait rapidement dominé la jeune femme. Elle se trouvait dans un décor parfaitement neutre, d'un ordre méticuleux et réfléchi. Un lit, un bureau, une chaise, une penderie où s'alignaient des vêtements identiques. Le tout de la même couleur blanche éclatante et médicale. L'atmosphère glaciale de la pièce couvrait de frissons la peau découverte de l'otage. Prise au piège, cette prison semblait se nourrir de ses joies pour l'abrutir de peines. Cet endroit avait quelque chose de singulièrement dérangeant.
Recroquevillée sur le lit défait, comme humide de la sueur de ses cauchemars, elle avait abandonné tout espoir d'évasion à l'instant où l'espoir s'était éteint. À son réveil, elle se souvenait s'être jetée sur la porte, avait tenté de l'enfoncer, pour finalement opter pour une technique moins primaire et plus réfléchie. Elle avait attendu qu'on vienne lui servir son repas pour tenter de se jeter dans l'embrasure de la porte. Une erreur stupide, puisqu'elle n'était même pas parvenue à faire deux pas. Ceux chargés de la surveiller, ces bourreaux innocents, ces victimes coupables, l'avaient rattrapée sans la moindre délicatesse. La morsure du sol sur sa joue, la violence avec laquelle le garçon, à l'apparence presque amicale, l'avait renvoyée dans sa cellule, lui avait fait passer l'envie de s'échapper. Cette pure folie s'était envoyée et, avec elle, la détermination des premiers instants. Quelques heures après son enlèvement, l'abattement dominait entièrement son humeur.
Calysta ignorait tout. Elle avait déduit de sa situation que Jo l'avait entraînée dans sa chute, mais aucune trace de son ancien petit-ami ne se présentait. Peut-être profitait-il de sa gloire toute neuve, heureux d'avoir triomphé de Diolyde et d'avoir ramené une parfaite petite poupée irlandaise comme trophée. Celle-ci en avait la nausée rien que d'y songer.
Elle ignorait jusqu'à l'issue du combat. Qui pouvait désormais se vanter du privilège des victorieux ? Qui, au contraire, pâlissait de honte devant le spectacle de sa défaite ? Calysta n'en avait pas la moindre idée. Elle espérait, presque égoïstement, qu'on vienne la tirer de ce mauvais pas. À chaque son, elle espérait voir apparaître le visage familier de l'un de ses amis. Aaron, Déméter, Eléonore, et Delkateï. Un si puéril espoir qui, d'heures en heures, s'amenuisait.
Le visage plongé entre ses mains, elle s'abandonnait aux méandres de ses pensées. Partagée entre l'illusion et la cruelle réalité, elle s'indignait en silence de ce sinistre coup du destin. Où était donc passée sa chance ? À quel jeu se prêtait la fortune pour s'amuser ainsi d'elle ?
Le bruit caractéristique de la porte qui se déverrouillait tira Calysta de ses rêveries. Immédiatement, en réflexe, tout son corps se tendit. Elle ne reconnut pas le garçon qui s'invita dans l'antre, chargé d'un plateau et d'un faciès inexpressif. Obéissant avec une infinie fidélité aux ordres, il déposa le butin sur la petite table et l'otage y jeta un bref coup d'œil. De la nourriture, certes, mais au goût probablement discutable. Un repas à l'image de ce lieu. Fade, sans goût, dépourvu de la moindre touche de vitalité. Elle pouvait aisément percevoir la saveur de cet encas sur sa langue. Une texture, mais aucun goût, juste de quoi la sustenter et apaiser sa faim. Combien de temps lui imposerait-on ce régime ?
Les couverts ne comportaient aucun tranchant et Calysta eut un sourire sans joie. Ils ne souhaitaient pas prendre de risques. Qui pouvait prédire le geste fou d'une adolescente torturée et que plus rien ne rattachait à la vie ? Les dirigeants de ces lieux lugubres lui ôtaient le droit de régir son existence comme elle l'entendait, ils la privaient du privilège de se donner la mort. Une pointe d'amertume, à la fois envers elle-même pour nourrir de tels projets et envers les monstres qui tiraient les ficelles loin de ce décor artificiel. Ils avaient pris des précautions colossales pour disposer d'elle comme bon leur semblait, pour détenir sa vie comme sa mort.
Le garçon s'apprêtait à quitter la pièce, le trousseau de clé à la main. La prisonnière ne prit pas le temps de réfléchir outre mesure, de détailler le physique de celui à qui elle s'adresserait. Elle se devait d'agir vite, de prononcer les premiers mots qui traverseraient son esprit endommagé par ces heures d'errance. Elle articula, et sa propre voix la surprit, enrouée, grave de n'avoir connu aucune parole depuis si longtemps, une plainte quasi gutturale :
— Attends ! S'il te plait !
Et il se retourna. Son regard indifférent frôla celui de Calysta et celle-ci le prit comme une invitation. Elle se leva d'un bond, cherchant ses mots avec une maladresse qu'elle ne se connaissait pas. Elle qui savait user de ses charmes, elle avait été mannequin avant d'intégrer Diolyde, et aurait aisément pu compter sur l'attraction produit par son joli minois. L'idée la traversa à peine, aussi bouleversée qu'elle pouvait l'être.
— Je... Est-ce que tu pourrais me dire... où se trouve Jo ?
Et quelle avait été l'issue de cette bataille ? Quel sens pouvait-elle accoler à sa détention ? Quel sort lui était-il réservé ? Quelles nouvelles pouvait-il lui transmettre de l'extérieur de cette pièce ridicule ? Les interrogations ne manquaient pas, mais étonnamment, Calysta s'était payée le luxe de celle-ci. Peut-être parce qu'un élève de la Sixième zone serait moins frileux à déblatérer au sujet d'un des leurs, plutôt que d'un sujet probablement épineux.
Le garçon garda les lèvres hermétiquement closes, et alors que Calysta voyait mourir ses espoirs de réponses, elle se jeta à l'eau une seconde fois. Le désespoir lui inspira de vaines paroles.
— Qu'est-ce que je fais ici ? Hé, je t'en prie ! Merde, je... Dis-moi ce qu'on compte faire de moi ! Pourquoi ?
La panique l'étouffa lorsque son vis-à-vis calqua un regard éteint sur elle. Sa respiration se suspendit, elle en oublia même la faim qui la tiraillait et l'appel du repas, aussi ignoble soit-il. Calysta, profondément enfouie dans son désespoir, ne perçut pas l'hésitation de l'autre. Seul le verdict, ce qui résultat de ce silence interminable, fut digne de son intérêt. Une voix détachée sonna le glas dans cet îlot infernal de solitude :
— Jo est mort.
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Après des heures passés à se morfondre et à broyer du noir, Calysta avait amèrement balayé la peine qui la submergeait. Ce raz-de-marée que sa solitude rendait plus pénible encore. Désormais, elle nageait en pleine confusion, incapable de démêler le vrai du faux, les faits des frasques de son imagination.
Et si cet élève lui avait menti ? Peut-être avait-il prétendu la mort de Jo pour la déstabiliser encore davantage ? Peut-être cette affirmation entrait dans un plan machiavélique destiné à la manipuler, qui viendrait lui prouver le contraire ? Elle se trouvait en terre ennemie sans la moindre idée de l'endroit géographique exact où elle croupissait, tous les délires étaient permis.
Calysta grelotait sans savoir si le réflexe de son corps troublé se basait réellement sur une température trop basse ou sur le désespoir qui s'emparait d'elle. Des nausées l'ébranlaient et elle aurait volontiers rendu le maigre contenu de son estomac si seulement elle en avait eu la force. Elle se sentait comme vidée, comme si cet endroit en tout point artificiel puisait dans son énergie jusqu'à la rendre apathique. Assise en tailleur sur la modeste couche qui trônait dans un coin de la pièce, elle se prenait d'admiration pour ses mains. Pourquoi ? Ce n'était certainement pas en raison de la manucure appliquée et le soin évident qu'elle portait à ce détail dérisoire. Non, ses pensées s'évadaient bien au-delà de cet attrait physique. Car, si la Sixième zone était parvenue à entraver son corps, son esprit conservait sa liberté et sa farouche indépendance.
Courage, Calysta ! Les Instincts se préparent, articula une voix féminine, douce et claire, se distinguant de la cacophonie de ses pensées.
Ces paroles lui firent l'effet d'une bombe. Un sursaut l'ébranla et sa respiration mourut à ses lèvres. Qu'était-ce que cela ? Son regard balaya la pièce vide sans trouver la moindre trace humaine. L'écho des mots abandonnés sans explication se poursuivait et elle ne doutait pas. Elle ne perdait pas la raison, ces dires rassurants n'étaient pas le fruit de son imagination.
Elle se calma bien vite, se faisant violence pour ne pas céder à la panique. Elle avait pensé à un stratagème pervers de la Sixième zone, mais s'était ravisée dans l'instant. L'établissement ennemi n'avait rien à y gagner et la voix qui semblait sommeiller en elle ne paraissait pas menaçante, bien au contraire. Son rythme cardiaque revint à la normale et elle resserra sa prise sur ses genoux qu'elle berça presque tendrement.
Soudain, un bruit sourd la tira de sa rêverie. La porte venait de s'ouvrir en fracas et pour la seconde fois. Dans l'embrasure se dessina une silhouette féminine et Calysta lui adressa un regard à la fois apeuré et digne. Elle refusait, malgré la peur qui la rongeait, de perdre la face une fois de plus.
L'adolescente qui se dressait sur le seuil de la pièce devait être légèrement plus âgée. Au premier coup d'œil, elle faisait dix-sept ans et une maturité grave qui lui allait à ravir. Ses cheveux gris presque noirs rassemblés en queue de cheval épousaient ses épaules recouvertes de l'uniforme strict de la Sixième zone. Ses yeux, d'un rouge vermeil, d'un rouge sang, scrutait ceux, à la couleur bien plus conventionnelle, de la prisonnière. Sa peau d'une blancheur de craie s'engageait à rendre la nuance peu commune et atypique de ses prunelles encore plus dérangeante. Un frisson parcourut l'épiderme de l'otage, réaction qui sembla comblée ce cauchemar à la beauté quasi irréelle.
— Qu'est-ce que tu me veux ? glapit la rouquine, ayant tiré une croix sur toutes ses brillantes résolutions.
— Quoi ? On n'a plus le droit de passer dire bonjour ? rétorqua narquoisement la jeune femme, depuis l'entrée.
Calysta maugréa une réponse informulée. Elle avait peur du sort que cet endroit lugubre lui réservait et si cette élève ne représentait pas de menace directe pour sa survie, elle n'était pas l'alliée dont l'Irlandaise attendait désespérément la venue. Elle était pathétique, ni plus ni moins, à mille lieues de l'étudiante populaire de Diolyde, cette petite star que ses camarades imitaient et adulaient. L'ancien mannequin faisait pâle figure au cœur de l'établissement ennemi. Sa belle crinière rousse pendait lamentablement dans son dos, les yeux d'ordinaire pétillants paraissaient ternes et le visage, en quelques heures à peine, se creusait à vue d'œil. Elle n'avait pas besoin d'observer son reflet dans la glace pour en faire le malheureux constat. Calysta n'était déjà plus que l'ombre d'elle-même.
— Alors c'est toi, la... nouvelle.
— Ce n'est pas exactement le terme que j'aurais choisi, grinça l'intéressée, avec une moue presque provocatrice.
— Mmh, tu préfères peut-être l'otage, ou alors la prisonnière, ou bien la précieuse petite chose que la Sixième zone compte sacrifier.
Calysta se tendit. Ses oreilles ne lui faisaient pas défaut et elle demeurait certaine d'avoir bien entendu. Un sacrifice ? Il s'agissait donc de l'utilité que cette école de malheur lui avait trouvée. Si l'ouïr lui était pénible, elle devait se rendre à l'évidence : aucune issue ne comblerait ses espérances. Elle réalisa que sa présence n'avait rien d'un hasard et que Jo l'avait menée entre ces murs. Pourquoi ? Pour s'assurer de rester dans les bonnes grâces d'Aïrès ? Pour offrir un trophée à l'école ? La rouquine serra les dents et encaissa péniblement le coup.
— Je peux savoir qui tu es, moi, exigea presque Calysta, avec un aplomb factice qui ne convaincrait personne.
— C'est comme demander à son bourreau son prénom. Tu crois que la lame qui te trancherait la tête sera plus douce, peut-être ?
Cette fois encore, l'autre se liquéfia devant l'absence cruelle de tact. Cette jeune femme semblait prendre un malin plaisir à la tourmenter et son physique hors norme s'alliait avec un caractère tranchant. Elle souriait en coin, un rictus à peine visible qui reflétait le badinage auquel elle se prêtait.
— Allez quoi, on se décoince un peu ! Je ne compte pas décrocher ton joli minois du reste de ton corps, si ça peut te rassurer ! Oh, et je m'appelle Shana, si ça peut suffire à te rassurer.
Shana... Un prénom qui ne manquait pas d'originalité et de piquant. Au fond, Calysta se dit qu'il lui allait à merveille, sans pour autant se dérider. Elle ne donnerait pas ce plaisir à son étonnante geôlière.
Mais, alors que celle-ci s'apprêtait à renchérir, la porte s'ouvrit derrière elle, la forçant à s'écarter pour laisser de la place au nouveau venu. Le Lieutenant fixait leur précieux otage avec une expression indéchiffrable, une lueur de convoitise brillant dans ses prunelles. Depuis sa couche, Calysta l'observait sans rien dire. L'adulte possédait un charisme écrasant, une autorité portée par sa présence et par son regard. Un véritable prédateur camouflé dans un corps d'homme, l'adolescente en était persuadée et en trouva la preuve à l'instant où il ouvrit la bouche pour articuler :
— Eh bien, eh bien... Qu'avons-nous là ?
Calysta est belle et bien en vie, mais pour combien de temps ? J'espère que ce chapitre de son point de vue vous aura plu et que cette immersion au coeur de la Sixième zone tout autant.
Je vous embrasse !
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