Chapitre 5 : Saveur de cendres
Eran était revenu peu après, le souffle court et la peur au ventre. Il craignait d'avoir manqué le réveil inespéré de son fils et Joy lui avait communiqué son angoisse. Il fut frappé par l'ampleur colossale des dégâts et des risques encourus. Lui-même n'y songeait pas, aveuglé par son amour informulé de père, mais Diolyde ne pouvait se permettre de perdre Delkateï. Il représentait un atout de taille en plus d'incarner une de leur unique chance de remporter cette guerre.
Lorsque Kourrage lui conta les quelques phrases échangées en son absence, Eran n'en retint que l'essentiel, à savoir la menace mortelle qui planait sur la vie de son enfant, et l'aide que pouvait leur apporter Andrew. Sans attendre d'instructions de la part de son vieil ami, il quitta l'infirmerie dans le but évident de ne perdre aucun précieux instant. Le directeur, après une brève œillade adressée aux deux étudiants, décampa à son tour. Il rattrapa en quelques enjambées son cadet qu'il héla :
— Eran !
— Nous discuterons de tout ça plus tard, prétexta l'intéressé, sans même se retourner.
Malheureusement pour Kourrage, son homologue croisa la route d'Aaron avant même de songer à obéir. L'Australien à la chevelure flamboyante, murmurait des mots tendres à l'oreille d'une jeune femme visiblement éperdument amoureuse du Don Juan de Diolyde. Sans égard pour l'intimité violée ou pour l'agréable moment que le garçon, désormais perçu comme un héros, s'octroyait, Eran lui lança :
— Mon garçon.
— Oui, monsieur ?
— Nous aurions besoin que tu trouves Andrew et que tu nous l'amènes à l'infirmerie. L'affaire est urgente !
Aaron sourcilla et échangea un regard interloqué avec son parrain qui, visiblement, abandonna l'idée de contrecarrer les plans de son subalterne. Passé cet instant d'hésitation, il assura au père de son ami :
— Je vous l'amène !
Et, sans égards pour la demoiselle qui, quelques instants plus tôt, profitait de ses faveurs, il s'en alla. Une fois de plus, Diolyde pourrait compter sur son dévouement. Si des questions auraient mérité qu'il s'attarde aux côtés des dirigeants de l'école, il remit à plus tard cette curiosité toute naturelle pour courir remplir son devoir.
Eran revint sur ses pas, toute défiance ayant définitivement quitté ses intentions. Kourrage attendit que l'étudiante, piquée dans sa fierté et dans la confiance qu'elle portait en ses charmes, regagne une toute autre occupation. À nouveau à l'abri des oreilles indiscrètes des élèves, le directeur put confier l'objet de sa préoccupation.
— Je crains que Jyn ait vu juste au sujet de ton fils.
— Ce garçon a rarement tort et je ne remettrai pas sa parole en doute maintenant que la vie de Delkateï est en danger. Pourquoi voulais-tu m'empêcher de prévenir Andrew s'il est notre seul espoir ?
— Pourquoi ne pas avoir attendu que je te l'explique ? renchérit Kourrage, un fin sourire ourlant la commissure de ses lèvres.
Eran se terra dans un silence éloquent tandis que l'orateur rétorquait :
— Nous ne devons pas précipiter nos décisions. Cependant, si la situation demeure telle qu'elle est, je crains que nous ne soyons pas en mesure d'y répondre.
— Qu'est-ce que tu suggères ? Nous ne pouvons pas venir en aide à Calysta pour le moment, nous n'avons pas les capacités et...
— Ce serait un véritable massacre.
Eran opina lentement, son regard épousant les traits de l'homme qui se dressait face à lui. Un être empreint d'une sagesse qu'il admirait, mais qui se retrouvait dépassé par l'ampleur des événements. Son vieil ami lisait dans son visage un épuisement certain et une lassitude de l'impuissance. Leur rôle se limitait à offrir un cadre à ces jeunes prodiges, à ces espoirs que le Bien avait forgés, à établir les lois de Diolyde avant que son équilibre ne s'écroule. Ils n'étaient désormais que des objets encombrants que les Dieux comme les étudiants toléraient encore.
— Nous devons enclencher le programme Instincts, asséna Eran.
Kourrage se tourna en direction de la fenêtre. La lumière du jour diffusait une lueur pâle, mais humaine sur les murs de Diolyde. Son regard redessina la cour de l'école et ce que son point de vue lui dévoilait de son architecture singulière. Il ne pouvait se résoudre à abandonner l'œuvre de sa vie.
— Nous ne pouvons plus retarder l'échéance.
— J'en ai conscience, crois-moi. Je peine seulement à y résoudre. J'ai dirigé Diolyde comme un établissement ouvert aux élèves de tous les horizons. J'ai souhaité qu'ils se sentent à leur place dans une école qui se rapprocherait autant que possible d'une école traditionnelle. À l'origine, Diolyde n'était guère plus qu'une garantie pour les Dieux, et moi je priais pour qu'aucun de ces enfants n'aient à abandonner leurs études pour incarner leur armée. J'ai tout fait pour repousser l'échéance et ne pas leur imposer cela. Nous aurions sans doute dû enclencher le processus dès l'arrivée de ton fils.
Pensif, Eran s'attela à imaginer l'intégration de son garçon dans un établissement au tout autre visage. Car, l'opération dont il déblatérait, désignait la métamorphose pure et simple de Diolyde. L'école avait été créée avec une double apparence, celle que les élèves avaient toujours connue, et une autre, pourvue d'un espace souterrain destiné à l'entraînement. L'équipement qui se trouvait sous leurs pieds pouvait aisément être comparé à un arsenal militaire. Il avait d'ailleurs pour objectif de révéler les Instincts et de les forger, eux comme les autres pensionnaires. Si aucun d'entre eux, à l'exception de Kourrage, n'en avait vu la couleur depuis sa création, ce dispositif suffirait à renforcer les corps comme les esprits. Les infrastructures que Diolyde renfermait permettaient de qualifier le déclenchement du programme Instincts de véritable renaissance.
— Nous en discuterons plus tard, acquiesça Eran, lui aussi frileux à l'idée de condamner des simples adolescents à un si terrible destin.
— Bien.
— J'ai tenu Joy au courant de ce qui est arrivé à notre fils, dit-il encore, éloignant un sujet qui mettait son collègue aux émois afin d'y apposer une autre priorité, tout aussi complexe.
— J'imagine qu'elle est bouleversée.
— Autant que ce que je l'imaginais. Elle demande à le voir.
Kourrage se tendit. Aucun parent ne franchissait les limites de Diolyde, et Delkateï représentait déjà une exception en côtoyant chaque jour son paternel. Pourtant, malgré cette interdiction des plus formelles, identiques à celle de tant d'autres établissements, il ne pouvait que concevoir le désarroi de cette femme, depuis si longtemps séparée de son unique enfant. Il peinait à lui refuser l'accès à cette faveur maintenant que son fils se trouvait dans un état aussi critique. Tiraillé entre l'intransigeance de mise et des valeurs bien plus morales, il conserva longtemps le silence.
— Je lui ai dit que c'était impossible.
Eran se retint de préciser combien il lui avait été pénible de refuser un tel privilège à la mère en peine. C'était presque comme empêcher un parent endeuillé de venir se recueillir sur la dépouille du défunt et de lui rendre un ultime hommage. Pour Delkateï, ce lieu pourrait bien devenir sa dernière demeure. Diolyde se dresserait autour de son corps comme un tombeau, celui de l'espoir à jamais orphelin.
— Je suis désolé, articula Kourrage, mu d'une sincérité désarmante qu'il ne dévoilait qu'au contact de ses plus proches amis.
— Je le suis au moins autant que toi.
Le directeur se trouvait à la merci des vents contraire qui heurtaient le corps vieilli par les responsabilités et menaçaient de le faucher. Une carcasse encore chaude laissée à la gourmandise écœurante des rapaces. Le visage que l'homme masquait derrière une diction impeccable et une bienveillance naturelle. Une sensibilité que la situation, catastrophique même après annihilation de la principale menace, ne pouvait laisser indifférent. Cette fois encore, ce serait à lui d'encaisser les plaintes, les menaces, les pleurs. Malgré sa prétendue inefficacité, son rôle demeurait primordial. Un pion indispensable, agissant dans l'ombre, mais sans lequel l'école s'effondrerait.
Un soubresaut parcourut l'épiderme de Kourrage et son ami perçut, dans la lumière aveuglante et pure de l'aurore, une blessure vive. Un amas indémêlable de chagrins passés, de terreurs inchangés, de tout ce qu'un humain pouvait taire depuis si longtemps. Une rage sourde, muette. Une peur d'enfant.
Eran lui donna une accolade plus longue que nécessaire. L'étreinte s'éternisa dans la solitude de l'école en éveille. Cet établissement qui, en ce beau matin, s'apprêtait à se transfigurer. Plus jamais Diolyde ne sera la même et toutes les craintes qui sommeillaient en son directeur en étaient ravivées. Rien ne leur sera épargné, à lui comme à ses dizaines d'étudiants. Aujourd'hui, demain, dans quelques jours, ils ne seront plus qu'une unité soudée, uniforme, prête à faire offrande de leur jeune existence au nom des Dieux. Au nom de leur salut et de la prospérité de l'humanité toute entière qui, à la fois paisible et agitée dans son ignorance, resterait aveugle aux sacrifices qui lui était destinée. Un bien triste sort.
— Si j'accepte de lancer le programme, alors je manque à mon devoir, murmura Kourrage, de cette voix douce, mais terriblement ébranlée par une intense gravité.
— Non, répliqua Eran, sans sourciller. Tu auras fait ce qui était en ton pouvoir.
— Cela n'aura pas suffit. J'ai échoué.
— Non, tu leur as donné l'occasion de vivre, et de triompher.
— Aucune de nos victoires n'en a la saveur, Eran. Tu le sais comme j'en ai la certitude.
Les deux hommes se considérèrent un court instant. Eran masquait de son mieux la peur folle qui le submergeait, tandis que l'autre se risquait, pour la première fois, à donner un aperçu minime de ses difficultés. Oseraient-ils encore se regarder bien en face après ce qu'ils s'apprêtaient à commettre ? Parviendraient-ils à affronter le reflet de l'échec dans le miroir, chaque matin, avec la rigueur des impuissants ?
Kourrage déglutit, chassant les pensées parasites qui investissaient ses émotions et qui anéantissaient la moindre de ses réflexions. Un fléau pour un être aussi raisonné et sage que le directeur. Démunis et désarmés, un éclat de certitude encore vague le surprit. Il se tourna vers son cadet, une résolution timide marquant son visage, avant qu'il n'affirme :
— Contacte Joy. Dis-lui que je lui organise sa venue à Diolyde dans les plus brefs délais et qu'elle doit se tenir prête à un départ imminent.
Un chapitre de mise au point, plus cours et sans doute plus transitif que les premiers. Il est toutefois nécessaire à la compréhension et afin de faire avancer les choses au niveau de l'intrigue. On nomme notamment pour la première fois un certain programme. Je ne voulais pas en dire trop pour entretenir un poil de suspens, mais c'est une nouveauté de ce second tome.
Je vous embrasse, braves rescapés de cette grande aventure <3
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