Chapitre 36 : L'envol de l'ange
La déesse apprivoisait lentement le corps qui lui était offert. Elle considéra d'abord ses doigts qu'elle fit se mouvoir sans se presser et sans une parole. Face à elle, Olympe cherchait dans le visage intact d'Eléonore une marque concrète, la preuve que sa maîtresse occupait désormais cette enveloppe charnelle restée identique.
— Olympe, c'est donc ici que tu te caches.
— Ma maîtresse, je...
— Je sais que je t'ai chargé de garder un œil prudent sur Diolyde, inutile de te justifier. Dis-moi plutôt ce qu'il s'y passe.
Sans attendre la réponse, le pas léger, quasi aérien, la déesse traversa la pièce tout en étudiant les murs, les lits, les armoires, tout ce qui saurait étancher sa curiosité. Son expression frôlait l'impassibilité et pour preuve, cette femme dotée d'ailes puissantes était réputée pour son silence. Le regard d'Eléonore se durcissait sous le joug de la déesse. La fière Diérika découvrait ce qui avait été créé de leurs mains, de leur énergie divine, plus d'une décennie auparavant. Si sa magie n'était pas aussi phénoménale que celle de Davaran ou Kyraël elle ressentait malgré tout les pulsions qui traversaient Diolyde chaque seconde. Un battement de cœur régulier dont elle s'inquiéta de la vitesse anormalement rapide. Doucement, et alors que l'ange suivit le moindre de ses gestes, elle passa une main douce sur la surface du mur :
— Les élèves s'entraînent chaque jour, ils sont plus forts que jamais.
— Sont-ils assez forts pour espérer tenir tête à notre ennemi commun ?
— Je...
— Sois franche, Olympe, je ne souhaite pas être épargnée.
Un regard dur, intransigeant, mais la jeune femme à la pâleur proche de celle que possédait Diérika sous sa véritable apparence ne cilla pas. Elle était habituée à l'indifférence feinte de ces créatures immortelles.
— Je crains que le rythme imposé ne soit trop rude, maîtresse. Certains d'entre eux pourraient ne pas tenir.
— Ce sont des soldats.
— Des enfants, aussi, rectifia Olympe, d'une voix douce et dénotée de reproche.
Des enfants, oui, leurs enfants... Mais les Dieux vivaient exilés depuis trop longtemps pour en avoir pleinement conscience.
— C'est cet humain, ce... mortel qui t'a mis toutes ces idées en tête.
— Ce ne sont pas des idées.
— Tu es une bien piètre menteuse !
N'importe qui d'autres ce serait froissé, mais Olympe ne frémit même pas. Debout au milieu de cette pièce, elle ne quittait pas sa maîtresse des yeux. Elle savait Diérika bonne, juste, elle était l'une des seules à avoir gardé un contact, même maigre, avec cette réalité. Hélas, les Dieux ne pouvaient vivre aux côtés des humains, un monde les séparait et les immortels se trouvaient condamnés à voir leurs enfants grandir, vieillir, mourir, loin d'eux.
— Jyn est un être exceptionnel, avança Olympe, d'une voix presque fluette.
— Bien sûr, dans le cas contraire il ne serait pas un Instinct.
Diérika, qui n'avait pas cessé son examen de Diolyde, de cette forteresse immense à la si fragile existence, ce joyau qu'elle retrouvait avec une émotion que son corps humain l'empêchait de traduire, jeta une œillade plus longue en direction de l'ange. Elle détailla ses joues creuses, son air docile qu'elle empruntait uniquement en sa présence et son attitude effacée. Ses cheveux nattés se coulaient dans son dos droit. Diérika lisait l'abnégation dans son attitude et savait qu'elle pouvait ordonner n'importe quoi, n'importe quel caprice qui lui passerait par la tête, Olympe y obéirait. Cette jeune fille, figée dans le temps à un âge indéfinissable, tuerait si sa maîtresse en éprouvait l'envie.
— Tu ne t'es tout de même pas éprise de lui ?
— De qui ?
Diérika sourit. Un sourire dénué de joie, simplement une sorte de satisfaction délavée de tout intérêt. Les Dieux s'espéraient ainsi, complètement désintéressés de tout. Les vices humains ne les atteignaient pas, ils ne souffraient d'aucune forme de corruption et, avec le temps, leurs défauts avaient fini par s'atténuer. Les immortels étaient ainsi.
— Diolyde ne se porte pas bien, reprit Diérika. Je dirais même qu'elle se meurt.
— Cobra l'a débarrassée du parasite, protesta Olympe.
— La Sixième zone gagne en influence et même de là où nous sommes exilés, nous le sentons. Diolyde le perçoit et son cœur en souffre.
D'une main légère, elle parcourut les marbrures du bois, de cette forteresse qui se révélait bien moins imprenable qu'à première vue. Cela en faisait sa force, car si l'école qui n'existe pas n'était pas un établissement commun, sa singularité atteignait un seuil que nul ne pouvait imaginer avant d'y avoir mis les pieds. Là où la Sixième zone formait un empire tentaculaire, Diolyde demeurait recluse, nourrissait son mythe et gardait cette lutte secrète comme les Dieux l'avait toujours souhaité.
— Parle-moi de Cobra, exigea Diérika, alors que sa main s'illuminait comme pour redonner vie à sa création. Comment se porte-t-il ?
— Mieux, il a repris des forces à une vitesse phénoménale.
— Il n'a rien perdu de son illustre force. Sera-t-il des nôtres lors du combat ?
— Sans nul doute. Il aide les élèves à se... découvrir.
Le terme parut étonner Diérika. Toujours affublée du corps d'adolescente effacée d'Eléonore, elle contempla ses mains. Elle relâcha son emprise sur le mur. Elle aurait aimé quitter cette chambre, sa nature introvertie, discrète, ne l'aurait pas empêchée de goûter à la joie de retrouver ses enfants.
— Ce n'est pas une mince affaire, n'est-ce pas ?
— Même ceux qui se sont découvert Instincts risquent de ne pas être d'une grande aide dans un combat contre la Sixième zone.
Un semblant d'agacement imprégna les traits de Diérika. Les deux femmes, ces êtres immortels, entretenaient une conversation surréaliste et une certaine distance les séparait.
— Ils sont incapables de nous recevoir, de nous donner la pleine maîtrise de nos pouvoirs.
Olympe ouvrit la bouche pour la contredire, mais se ravisa. Diérika devina pourtant l'idée qui avait effleuré son esprit et se corrigea, à demi-mot, comme si une telle perceptive la dépassait :
— Ou ce sont nous qui sommes incapables de leur ouvrir la voix.
— J'imagine qu'il s'agit d'un mal qui sévit des deux côtés. Ce ne sont que des enfants, rien ne les a préparés à vous servir d'une telle manière.
— Il s'agit de leur destin, de...
Diérika s'interrompit. Elle était orgueilleuse, elle possédait des attentes immenses qu'elle détestait voir déçues, mais son sens de l'observation qui lui permettait de garder un regard lointain sur la Terre ne manqua pas d'effacer les lourdes faiblesses de son caractère.
— Seul Jyn est aujourd'hui capable d'offrir à Davaran une part de ses pouvoirs et c'est uniquement parce qu'il a une conscience inégalable de lui-même, de ses capacités et une maîtrise immense de ses pouvoirs.
— Même lui ne nous offre pas la pleine possession de notre puissance, c'est... tellement décevant.
Diérika se tira de la contemplation de ses mains après en avoir testé l'efficacité. Ce corps lui répondait, certes, mais se refusait entièrement à elle, comme une sorte de blocage qu'elle ne saurait qualifier. La déesse était déçue, mais d'elle-même, de son impuissance face à tout cela, avant toute chose.
— Connais-tu cette... humaine ?
— Eléonore, rectifia Olympe.
— Eléonore, répéta Diérika, et le nom roula dans sa bouche comme si elle avait pour habitude de le prononcer. Comment est-elle ? Parle-moi d'elle ?
— Elle est comme vous, maîtresse.
Une ombre s'installa sur les traits juvéniles de l'adolescente. Diérika venait de se rembrunir, comme si cette perspective lui était étrangère, impossible. Olympe avait prononcé ces paroles avec un tel sérieux qu'elle ne put les lui faire répéter. Elle s'avança jusqu'à se poster devant la fenêtre. Elle en tira les rideaux et distingua une part de l'architecture de Diolyde, cette forteresse aux allures de châteaux d'une autre époque.
— Est-ce possible ?
Elle peinait à concevoir qu'une simple mortelle puisse être identique à ce qu'elle pouvait représenter. Elle avait vécu si longtemps dans la solitude, trop attachée à son havre de paix pour le sacrifier, qu'elle peinait à y croire. Elle se familiarisait trop lentement avec ce que pouvait être l'humain, cette création pour laquelle ses pairs et elle endossaient le rôle de parents. Un parent fort éloigné.
— Elle est fragile et elle a terriblement peur de la solitude, ce sont là les seules nuances.
Si Diérika pouvait paraître dépourvue d'humanité avec cet air froid et son expression insondable, Olympe paraissait complètement vide de toute essence. Comme une marionnette assignée à la déesse et qui répondrait à chaque ordre, même les plus infâmes.
— Peut-être suis-je supposée la compléter, compléter ces faiblesses, ainsi elle complétera les miennes, souffla Diérika, dans un murmure.
Eléonore était dénotée de tout orgueil, de tout jugement, et la vie avait d'ores et déjà annihilé les dernières attentes qu'elle aurait pu nourrir. Sans le savoir, sans mesurer l'importance de cet aveu, la déesse venait de trouver l'issue. La clé du pouvoir suprême.
Olympe acquiesça comme pour lui donner son consentement et, étonnamment, Diérika paraissait l'attendre, le rechercher. Son regard s'orienta ensuite naturellement sur ses mains à la couleur ambrée. Une nuance chaude qui dénotait complètement avec la pâleur de la déesse. Elle se plongea dans l'analyse de ce corps. L'impression, ces cellules, ce sang qui irriguait ses tissus, ce cerveau qui prenait place dans sa prison d'os, ces muscles, ces organes... La symphonie de ce corps gorgé de vie l'hypnotisa de longues secondes. À mesure qu'elle comprenait, à mesure qu'elle apprenait à entendre les complaintes de cette enveloppe charnelle créée en son nom, elle en faisait l'analyse et en tirait des certitudes absolues :
— Je pense qu'il s'agit d'une expérience unique. Chaque Instinct doit la vivre d'une manière différente, car chaque immortel l'est, nous sommes uniques et eux également. Cet éveil, cette manière dont nous devons nous apprivoiser, est intime, personnelle, elle viendra au moment venu.
— Le combat approche, maîtresse et nous manquons de temps.
— Je le sais, cela m'agace autant que j'en tire un... net sentiment d'insatisfaction, mais je crois qu'il est des choses qu'il ne faut précipiter.
Brusquement, elle referma son poing. Elle ressentit alors la présence nette d'Eléonore, celle de sa conscience et de ses émotions décuplée. La présence de l'adolescente se limitait à un espace réduit, comme si la jeune fille se faisait minuscule par peur de cette illustre invitée. L'essence divine écrasait la sienne et là se trouvait l'objet de cette mésentente. Diérika, sans que rien ne soit lisible physiquement sur le visage de l'étudiante, prit conscience de son impact et le réduisit considérablement. Elle put ainsi se fondre dans la conscience indépendante, mais si délicate, comme un halo bleuté recroquevillé dans une pièce immense, menacé et vulnérable. Une osmose qui les frappa toutes deux.
Sous les yeux d'Olympe se produisit la métamorphose. Les cheveux d'Eléonore blondirent de la racine jusqu'aux pointes, sa peau atteignit la pâleur diaphane de celle de la déesse et ses yeux prirent la nuance vert vif caractéristique à l'immortelle. Enfin, et alors que les paupières de Diérika s'ouvraient sur un nouveau monde offert par ses sens plus performants, par sa perception plus aiguë, la seule chose qui lui manquait encore apparut. Des ailes percèrent la peau d'Eléonore, ou plutôt celle de son invitée, entre les omoplates et une plainte s'échappa. L'adolescente avait laissé s'élever la preuve que la déesse n'avait pas annihilé sa maigre représentation. Les ailes atteignirent leurs longueurs naturelles et se déployèrent dans le dos, immaculées, puissantes, parfaites. Diérika avait la sensation inédite de renaître, d'exister autrement.
Muette, l'ange ploya le genou et inclina la tête. Diérika venait d'accomplir un miracle.
— Relève-toi, Olympe, si cette humaine doit être mon égal, tu es sans conteste la mienne aussi.
L'ange s'étrangla. Elle avait été modelée à l'image de cette déesse. Elle possédait sa blondeur, ses ailes fières, mais moins puissantes, une beauté moins étincelante, davantage nuancée. Olympe se releva, le visage toujours incliné. Sa maîtresse atteignit la fenêtre à nouveau et s'adressa à l'ange qui se tenait en retrait, vibrante de sa volonté d'obéir, de satisfaire. Diérika, sans se départir de son expression neutre, cueillit un baiser sur son front et déclara, sa voix forte trahissant une détermination inébranlable, faible écho au sens caché de ses paroles :
— Il est temps pour les anges de s'envoler.
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