Chapitre 35 : Éteindre la solitude

Eléonore avait vu ses habitudes se bouleverser en à peine quelques jours. Diolyde avait changé de visage et elle avait été forcée de changer avec elle. Pour quelqu'un d'aussi solidement attachée à ses habitudes, cette métamorphose avait entraîné des conséquences épouvantables. L'impression de perdre l'un de ses piliers, d'assister impuissamment à la destruction de ses propres fondations. Dans un silence parfait, perdue dans sa discrétion habituelle, elle avait failli disparaître.

Eléonore rasait les murs. Ses pas feutrés n'ennuyaient personne, tout comme le son mielleux de sa voix. Elle s'exprimait si rarement que ses professeurs en oubliaient sa présence. La Brésilienne se savait remplaçable, elle se savait même de trop et en avait tant souffert qu'elle avait depuis longtemps accepté cette idée. Elle s'était un jour fait la réflexion qu'elle pourrait tout autant représenter le protagoniste d'un roman que le lecteur oublierait sa présence. Ce jour-là, elle n'avait pu retenir ses larmes.

— Où vas-tu ?

Eole.

Le seul être qui la retenait encore en ce monde. Pour tous les autres, elle existait sans exister, elle était là sans l'être et dès qu'elle disparaissait à l'angle d'un couloir, sa présence s'amenuisait jusqu'à n'être plus qu'un vague souvenir familier.

— Je suis un peu fatiguée.

Le Russe ne lui en tint pas rigueur. Il la comprenait mieux que quiconque et il concevait ses silences autant que son désir d'isolement. Ils se comprenaient mieux à travers leur mutisme respectif et avaient entrepris de panser les blessures de l'autre. Vaste entreprise qui leur demanderait sûrement toute une vie et bien davantage.

Eole la laissa filer. Il la laissa lui échapper et la laisser libre. Il avait appris d'elle que personne ne saurait la contraindre. Un des multiples secrets de cette fille effacée, tout en subtilité et en contradictions qui conservait de l'enfance des rondeurs et un air doux. Doux et profondément mélancolique. Comme une impression d'être ailleurs et là en même temps, ni jamais tout à fait ancrée dans le présent, ni jamais bien loin.

Les boucles de la jeune femme suivirent le mouvement de son corps tandis qu'elle s'échappait. Sa discrétion tenait de l'extraordinaire, une telle capacité à se fondre dans le décor ne pouvait se révéler complètement humaine. Pourtant, si tel était le prix à payer pour demeurer intouchable, inatteignable et libre, alors elle paierait !

Cette tendance singulière ne datait pas de la disparition de Céleste, fille oubliée qui s'était éteinte dans la même pièce où Kourrage avait succombé quelques jours plus tôt. Cette fragilité impalpable lui venait des tréfonds de son enfance. Un traumatisme ou une charge génétique qui la rendait trop frêle, trop vulnérable pour survivre au monde. Diolyde était apparu comme un excellent compromis, une manière de se tenir à l'écart de la civilisation en essor bien qu'en déclin, mais l'idée d'affronter un danger plus grand que toutes les menaces humaines réunies la paralysait d'effroi. Ce lieu salutaire prenait des allures de tombeau.

Écoute le silence.

Eléonore ne sut pas si cette réflexion passagère était la sienne ou bien celle d'un autre. Avec le temps, on se perdait dans ce type de petits détails et se creuser la cervelle pour démêler le vrai du faux l'épuisait d'avance.

Le silence, Eléonore en savait quelque chose. Elle en savait presque aussi long que sur son invisible présence. Ce spectre qui hantait les lieux et qui portait son nom. Son immatérielle présence. Les yeux gris de la jeune femme se posèrent sur les murs en pierres dures qui forgeaient la carcasse de Diolyde. La forteresse la protégeait encore, à sa manière. Elle posa sa main sur le mur glacé et remercia sans un son les Dieux de veiller sur eux, de les préserver des menaces les plus terribles.

Deviens-je folle ? se demanda-t-elle.

Peut-être. En vérité, elle n'avait pas la réponse. Certains racontaient, dans les moments où la fatigue ne leur ôtait pas les mots de la bouche, que les Dieux renforçaient leur emprise sur Diolyde à défaut d'entretenir un pouvoir véritable sur la Terre qu'ils avaient créée. Cette Terre a jamais inaccessible pour leurs corps divins. Ainsi, cela expliquait pourquoi certains comportements changeaient. Les faux-semblants s'égrenaient et Eran portait un regard attentif sur ce phénomène, autant rumeur que réalité. L'empreinte des Dieux révélait le vrai visage de leurs créations, ces humains rassemblés dans un lieu et prêts à prouver leur fidélité dans le plus grand combat que le monde ait connu.

Bientôt, les Instincts se révèleraient, un à un. Calysta figurait parmi ces réceptacles, mais personne n'avait une idée précise du Dieu, ou de la Déesse, dont elle était l'élue. Jyn avait accueilli l'âme de Davaran, le doute s'éclipsait donc à son égard, mais il agissait comme à son habitude, fidèle à lui-même. Enfin, il semblerait que Déméter se soit révélé être l'un des six Instincts. Pourquoi un Dieu l'aurait-il sauvé si tel n'était pas le cas ? Davaran lui-même avait émis l'hypothèse et le jeune garçon ne paraissait pas prendre l'idée au sérieux. Il s'investissait dans l'entraînement avec un acharnement identique à celui de ses camarades. Son corps débarrassé de la substance immonde du parasite, il revivait à moitié dans une école à l'équilibre brisé. Qui étaient les autres Instincts ? Un mystère de plus qui s'additionnait aux nombreux autres.

Eléonore n'avait pas envisagé la possibilité d'être l'hôte d'une essence aussi puissante. Il s'agissait d'un honneur qu'on accordait aux autres, non à elle. Invisible, elle n'existait probablement aussi peu de l'avis des Dieux qu'elle subsistait dans ce monde où elle n'avait pas sa place. Cet honneur, elle le laissait aux autres, la Brésilienne se contenterait de sacrifier sa peau pour le Bien.

Elle pénétra dans la chambre qu'elle partageait jadis avec Calysta. Une chambre vide pour témoignage de son absence. Eléonore soupçonnait sa camarade de demeurer avec elle par pitié plus que par amitié. Calysta avait pris l'adolescente sous son aile à son arrivée et, alors que la sienne remontait a à peine plus d'un mois, elle avait proposé à cette étudiante discrète de s'installer dans la chambre qu'elle occupait. Sans doute avait-elle regretté cet élan de compassion, mais jamais l'Irlandais avait parlé de se joindre à la chambrée d'autres de ses amies et ce, malgré leurs plaintes. Les filles avec lesquelles Calysta passait le plus clair de son temps ne cachaient pas leur désappointement, incapables de comprendre pourquoi l'adolescente continuait de tolérer la présence d'Eléonore, vulgaire moucheron insignifiant. Désormais, Calysta avait disparu, une partie de ces vipères avaient quitté Diolyde et Eléonore se sentait plus seule que jamais.

La vaste pièce s'ouvrit sous son regard. Une ambiance chaleureuse, intime, un cadre féminin et un véritable cocon. Le lit aux draps froissés d'Eléonore offrait un contraste glaçant avec celui abandonné par Calysta la nuit où l'espion avait été démasqué. Un lit qui attendait l'adolescente depuis de longues semaines. Eléonore sentit sa gorge se nouer et ses jambes faiblir. Elle n'avait pas menti, elle se sentait à bout de force. Son corps refusait de la soutenir et son esprit, plus faible encore que son enveloppe charnelle, avait renoncé depuis longtemps à cet exploit. Trahie par son propre corps, Eléonore s'en sentait prisonnière.

Elle s'effondra sur son lit et s'enfouie entre les draps offerts. Elle regretta d'avoir faussé compagnie à Eole et de s'être isolée. Elle avait cédé à la tentation et la solitude l'avait accueilli bras ouverts. Ses mains contre ses lèvres refrénèrent un sanglot alors qu'elle songeait au jeune russe. Le dernier rempart de sa vie. Elle savait que s'il venait à disparaître, toute sa vie s'étiolerait avec lui et elle disparaîtrait pour de bon comme elle avait manqué de s'éteindre dans la salle maudite de Diolyde, captivée par la chute libre qu'offrait le néant. Cette attraction pour le vide, pour le rien, ne la quittait pas. Elle luttait pour l'oublier, elle en repoussait l'évidence, mais la solitude s'accompagnait bien souvent de pareils penchants.

Elle ferma les yeux.

Écoute le silence, Eléonore.

N'importe quel être humain censé aurait ri d'une pareille pensée. Eléonore pouvait presque imaginer de quoi le silence pouvait être fait. Des arabesques qui enveloppaient les moins éloquents, des filets d'air qui étouffaient les mots. Elle se représenta ces images recroquevillées autour d'elle, ces arabesques somptueuses qui l'empêchaient de parler, de se détacher de l'uniformité et d'exister vraiment.

— Écoute-le.

Ce fut d'abord un faible bruissement, si faible qu'Eléonore crut l'avoir imaginé. Puis, elle perçut la manière dont il se répétait à une alternance régulière. Elle crut percevoir l'écho de son propre cœur, mais il n'en était rien. Le son s'intensifia jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus l'ignorer. Le silence déliait ses secrets et de son abîme émergeait les battements sourds d'un cœur.

Celui de Diolyde.

La forteresse s'agitait sous son corps, elle pouvait en sentir l'attraction et chaque tressaillement comme si elle en était la gardienne. Une gardienne trop meurtrie pour en supporter la responsabilité. Dans la chambre où l'absence de Calysta et l'idée qu'elle puisse souffrir entre les mains ennemies se faisaient trop fortes, elle abandonna la lutte et fondit en larmes.

Des larmes sculptèrent l'arrondi de ses joues et, désespérément accrochée aux draps, Eléonore assistait à l'éboulement de son existence. Elle avait perdu les rares repères qui lui restaient et, déboussolée, il ne lui restait que sa foi. Une foi qu'elle sacrifiait. Elle hoqueta, un sanglot coincée au travers de sa gorge.

Une présence se matérialisa à côté de son lit, mais la jeune femme, le visage couvert par ses boucles brunes, ne releva pas les traits de l'ange. Olympe assista, l'espace de quelques secondes, à la chute d'Eléonore. Il suffisait parfois d'un rien, d'un événement anodin, pour que tout s'effondre. Inhumaine, Olympe avait perdu sa capacité à comprendre un tel cheminement de pensées. Ses ailes se déployèrent avant qu'elle n'articule :

— Tu n'es pas seule.

Eléonore crut à une autre fantaisie de son esprit avant qu'elle ne se redresse pour découvrir l'ange à quelques centimètres à peine d'elle. Incrédule, la vue brouillée par les larmes, elle distingua la couronne de cheveux dorés qui s'écoulait en mèches lourdes au creux des épaules et des clavicules de la créature céleste. La blancheur irréelle de ses ailes la heurta et elle se trouva incapable de prononcer la moindre parole. Olympe la cueillit entre ses bras dans un geste à la fois maternel et dénué de sensibilité. La chambre se remplissait de son essence et les battements s'intensifiaient jusqu'à en devenir assourdissant.

Le visage contre la poitrine de l'ange, une décharge électrique tétanisa soudain son corps. Une énergie nouvelle irriguait son corps. Une puissance qui manqua de l'extraire pour de bon de son corps, mais qui la maintint à la limite de l'inconscience.

— Tu n'es pas seule, Eléonore.

Si ces paroles s'écoulèrent de sa propre bouche, elle n'en était pas la détentrice. La force brute vibrait en elle et une seconde conscience s'apposait à la sienne.

Olympe venait d'appeler la déesse à son hôte. 

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