Chapitre 34 : La conquête du déclin
Avec les attentes, le regard scrutateur d'Eran sur chaque élève, les progrès et la compétition qui s'instaurait, la tension grandissait au sein de Diolyde. Si les Dieux ne se manifestaient pas, incapables de se matérialiser sur Terre, même dans un repère bâti de leurs mains, chacun pouvait sentir leur signature et l'interprétait à leur guise. Les Instincts se cachaient dans cette masse d'étudiants et leur entraînement exacerbait leurs capacités. Plus ils se faisaient aptes à contenir l'essence divine, plus la présence au cœur de l'établissement des six Dieux ancestraux se faisait indéniable.
L'ambiance de l'école frisait l'inqualifiable. Un mélange de responsabilité et de peur. Les adolescents transpiraient la fatigue et le devoir. Il flottait dans les couloirs ce cocktail étrange d'émotions brimées. Les élèves privilégiaient désormais cet entraînement exténuant, cette préparation physique qui paraissait s'éterniser, aux liens sociaux qui les unissaient, même au sein d'un établissement aussi particulier. Ils parlaient à peine, ils partageaient leurs inquiétudes parfois, certains fondaient même en larmes lorsqu'aucun regard ne les scrutait. Eran assistait, impuissamment, à la métamorphose de Diolyde. La renaissance avait eu lieu, la mort de Kourrage qui pesait sur sa conscience avait précipité l'inévitable. Si l'homme éprouvait un quelconque regret, son dévouement l'empêchait de faire machine arrière.
— Les regrets sont vains, l'inévitable est en marche et personne, pas même un Dieu, ne peut entraver le sort.
Cobra s'était intégré à Diolyde avec une facilité déconcertante. Comme un élément manquant à l'école depuis sa création. La créature ne paraissait pas ressentir la morsure de la fatigue, ni même celle de la faim. Il portait main forte à Eran et Laurian, les deux êtres qui, depuis la disparition brutale de Kourrage, portaient l'école à bout de bras.
Certains élèves craquaient, incapables de supporter le rythme infernal. Ils n'étaient pas de bons soldats selon les termes de Jyn, ou simplement des hommes normalement constitués. Car cette guerre, aucun être humain ne pouvait la remporter seule. Joy, la mère de Delkateï, spectatrice de cette métamorphose, en venait à penser qu'aucun homme ne le pouvait. Ceux qui restaient, désormais une petite cinquantaine, appartenaient déjà une élite, à des élus des Dieux, qu'ils soient leurs réceptacles ou non.
— Parfois, j'aimerais que tout ça cesse, avait dit Eran, une nuit où il avait croisé sa route, incapable de trouver le sommeil. Ce n'est pas ce que Kourrage aurait voulu.
— Kourrage est mort, avait murmuré Joy, incapable de laisser la peine de l'homme s'étendre jusqu'à captiver la sienne.
Elle avait vu le visage d'Eran se tordre dans une grimace. À l'image de son prédécesseur, il ne partageait rien de son fardeau. Il officiait dans l'ombre, il s'occupait de la partie officielle, celle des soutiens qui leur permettaient de rester invisibles aux yeux du monde. Il téléphonait, envoyait des courriers, s'entretenaient parfois même personnellement avec ces représentants du monde extérieur. Ils vivaient dans une bulle intemporelle, hors du temps, ils n'en subissaient même pas les outrages. Joy se révélait bien incapable de dire depuis quand elle foulait les dalles de Diolyde. D'une façon ou d'une autre, l'école façonnée par les Dieux et par la main de quelques hommes la retenait prisonnière.
— Parfois, je me demande si ce n'est pas de ma faute.
La culpabilité.
Joy s'était attristée de constater que son rôle ici se limitait à un simple soutien. Elle retrouvait son mari, l'homme qu'elle aimait et qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer, et son fils chéri. Elle aurait seulement souhaité que leur famille se reconstruise dans un cadre moins pesant. La guerre leur volait tout et Joy craignait, maintenant plus que jamais, que le plus grand conflit de tous les temps lui dérobe ce qu'il lui restait.
Il était tard et la plupart des élèves sommeillaient déjà. Joy les couvait autant qu'elle le pouvait et si cette tâche ne lui permettait pas d'effacer le sentiment d'inutilité qui lui rongeait les entrailles, elle lui occupait l'esprit. La trentenaire surveillait les informations du monde entier. Diolyde ne possédait aucune télévision, mais elle s'était équipée de sa vieille radio. Ce vieil appareil, qui paraissait sortir tout droit du siècle dernier, lui permettait de garder un lien, même ridicule, avec l'actualité. Elle régla la radio avec une patience toute caractéristique, sourde aux grésillements désagréables et aux paroles incompréhensibles crachotées par l'appareil. Enfin, un son net s'éleva et elle put en cueillir les annonces.
— Flash information de ce mercredi : une tempête a dévasté la côte Est des Etats-Unis dans la soirée. Si les Etats concernés s'étaient préparé à l'intensité hors norme des vents, les intempéries ont surpris des milliers d'habitants encore coincés chez eux. Les territoires concernés sont encore privés d'électricité et il nous est impossible de donner, à l'heure actuelle, un bilan des victimes. Les spécialistes parlent déjà d'une catastrophe naturelle historique, autant pour le continent américain que pour les îles touchées les heures précédentes par la tempête. Les prédictions restent pessimistes et le président des Etats-Unis a déjà ordonné l'intervention d'aides aux sinistrés et aux victimes de la catastrophe. Des aides humanitaires ont été...
Joy se perdit dans le flot de paroles. Une catastrophe naturelle, une de plus. Il lui semblait qu'il ne s'écoulait pas une journée sans que des rapports alarmants ne paraissent. La Terre paraissait se dérégler, comme pour se débarrasser des individus gêneurs qui pullulaient à sa surface. Si ce n'était pas les vents qui s'acharnaient sur des pays entiers, des massacres se propageaient aux quatre coins du globe. Des attaques revendiquées, quelques heures après, par des organisations terroristes dont le nom n'échappait plus à personne. L'insécurité régnait en maître, lorsque la mort n'y effectuait pas avant sa lugubre entreprise. La sécheresse emportait ainsi des milliers d'âmes dans les contrées les plus arides du monde. Chacun possédait son enfer personnel et seule une élite, peu nombreuse, mais puissante, y réchappait. La triste loi du plus fort. Joy y songeait, pensivement, un goût amer sur la langue.
— L'Espagne recense aujourd'hui une maladie contractée par une centaine de personnes sur son territoire. Si l'OMS porte certaines réserves sur le nombre de contaminés affirmées par le pays, le monde entier craint déjà un nouveau virus mortel. Certains pays européens dont l'Italie parle déjà de fermer les frontières. Les chiffres donnés par l'Espagne parlent d'une dizaine de morts sur la centaine relevée à ce jour. Une donnée théorique et incertaine qui...
L'attention de Joy se perdit une fois encore.
Elle avait toujours vécu dans le culte du Panthéon ancestral, aussi appelé les Nouveaux Dieux. Malgré son dévouement à la cause qui lui avait permis de surmonter la misère de son existence, elle peinait à croire que tous ces événements, tous ces malheurs, puissent être la faute d'une seule divinité. Aïrès avait beau être le dieu de l'ancien monde, un être assez puissant pour tenir tête à ses six successeurs, en faire le coupable idéal de la bêtise humaine paraissait déloyal aux yeux de Joy. Comme il était facile de reposer ses fautes sur les agissements du Mal et de se jurer innocent de toute mauvaiseté génétique ! Elle ne pouvait y croire. Elle espérait pourtant que la lâcheté et la méchanceté humaine disparaissent avec Aïrès, mais son désir tenait encore de l'utopie. Tous à Diolyde, adolescents comme adultes, priaient pour l'avènement de ce monde lavé de ses péchés et de toute impureté.
— Enfin, la Russie s'apprête à affronter un phénomène causé par une erreur humaine sur le plus vaste pétrolier du pays. Une marée noire que le président russe n'a jusqu'alors pas considéré comme une menace directe s'approche des terres. Les associations environnementales parlent déjà d'une catastrophe maritime majeure dont les dégâts et les conséquences ne s'effaceront pas avant de longs mois. Des images de la catastrophe circulent déjà et des pétitions sont...
Cette fois, incapable d'en entendre davantage, Joy éteignit la radio qui émit une sorte de crachotement avant de se taire pour de bon. Elle soupira, chassant d'un massage léger sur ses tempes la migraine qui forçait les barrières de son cerveau.
Joy s'efforçait d'imaginer les choses telles qu'elles pourraient être. Une organisation secrète soutenue par certains gouvernements en échange de... de quoi ? D'une compensation financière ? Elle ne doutait pas de la richesse de la Sixième zone, mais elle doutait sérieusement qu'ils usent d'un tel stratagème. Les ordures à la tête proposaient une place de choix dans le monde construit sous le règne prochain d'Aïrès ou bien seulement la survie lorsque la guerre prendra une dimension planétaire.
Joy savait qu'il suivait de se tenir informer de la sorte pour mesurer l'impact grandissant de la Sixième zone sur la Terre. Une toile d'araignée qui se tissait tranquillement, sans se presser, mais qui les engloutir si Diolyde tardait trop. L'organisation gagnait en influence et les chances d'être vaincue diminuaient avec elle.
***
Une dizaine de personnalité rassemblée autour d'une table.
Une réunion très officielle de l'ONU ? Un sommet médiatisé ? Une réunion secrète, de celles qui décident du destin du monde sans que personne n'en soit informé ?
Les silhouettes tendues discutaient depuis près d'une heure. La gravité des sujets abordés ne faisaient pas le moindre de doute, même pour un regard étranger. Même pour un spectateur de cette mise en scène douteuse.
Les hommes se jaugeaient et cherchaient, dans l'attitude de leur voisin, leurs faiblesses. Un jeu de dupes où chacun tente de tirer son épingle du jeu. Ici, dans cette pièce close, se jouait les travers du pouvoir. La gouvernance mondiale telle qu'aucun média n'oserait jamais l'existence. Une vérité de trop.
Une femme, la seule à l'exception de l'Allemande au teint rougeau et à l'air excessivement sérieux, tapotait la table de ses doigts manucurés. Elle se contentait d'assister et si ses homologues n'y prêtaient pas suffisamment attention, ils auraient pu penser qu'elle se trouvait impuissance face aux décisions prises en cette occasion.
Grave erreur.
— Ce sujet a déjà fait l'objet d'un débat ce matin, ne pouvons-nous pas aborder le cœur de notre discussion ? s'impatienta un homme.
Et pour cause, les conversations s'éternisaient, sans issue. Les humains avaient la curieuse et fâcheuse manie de se disperser, incapables de trouver un terrain d'entendre. Incapables d'exister sans anéantir son prochain. Incapables de comprendre une ambition qui dépassait sa seule personne.
La femme sourit discrètement. Ses lèvres rouge sang s'ourlèrent un bref instant, puis elle regagna son attitude indéchiffrable.
— Nous ne sommes pas parvenus à un accord.
Et il était hors de considération de revenir bredouille. Ces hommes se considérèrent avec plus d'insistance. Une tension houleuse s'éprenait d'eux. Ils n'avaient en commun que leur place privilégiée et leur statut envié. Ils ne partageaient pas les mêmes intérêts et ne défendaient pas les mêmes causes. Là où plusieurs ne défendaient que les leurs, leur image et leur course au pouvoir, à l'influence, à la richesse de leur société ou leur entreprise, d'autres défendaient une cause plus noble. Des noms falsifiés et une belle dose d'hypocrisie. L'environnement, la pauvreté des pays en retard de développement, les sinistrés des catastrophes climatiques qui se multipliaient, le déclin affolant des espèces animales et végétales, tout prétexte était bon à se construire une sympathique couverture à leurs actes discutables.
Encore des bavardages. De vaines négociations. La femme n'y prit part à aucun moment. Elle observa en silence et son regard glissa d'une silhouette à l'autre. Ils agissaient comme si elle ne se tenait pas attablée comme l'une des leurs. Ils ne remarquaient pas à quel point elle aimait se prêter au jeu et laisser penser qu'elle était leur égale. Pourtant, l'inconnue savait qu'elle était bien plus.
Soudain, l'Allemande parut remarquer sa présence. Solidarité féminine ou simple rappel de la menace que représentait cette discrète interlocutrice ? Le regard délavé de la vieille femme se coula dans le sien avant qu'elle ne demande, de sa voix rauque qui écorchait chaque syllabe de son anglais pourtant impeccable :
— Et quelle est votre position à ce sujet ?
La requête ne concernait pas sa position personnelle, mais bien celle qu'elle représentait en cet instant. Elle écopa des regards scrutateurs, calculateurs, un brin manipulateur. Bon nombre d'entre eux, s'ils en avaient l'occasion, viendraient demander des faveurs à la fin de cette futile réunion. Ils avaient tous quelque chose à sauver, ne serait-ce que leur peau.
— Notre position à ce sujet est la même que pour tous les autres abordés jusqu'ici.
La réponse ne fut pas celle escomptée. Elle lut une touche de désapprobation sur le visage de cette élite. L'inconnue avait pris soin de se renseigner sur chacun d'eux et de mettre le doigt sur un point de pression potentiel en cas de menace directe. Elle représentait l'envers du décor, l'extérieur de ces prisons fermées qui ne voyaient du monde que ce qui était admissible. La carte politique de cet échiquier et une pièce de choix, primordiale et indispensable au bon fonctionnement de cette machine colossale.
— C'est que... nous ne sommes pas tous prêts à parier sur une valeur aussi peu... matérielle, avança un homme, mesurant visiblement ses mots.
— Si je vous proposais de l'argent plutôt que des promesses, tout serait plus simple, ironisa la femme, sans se départir de ce calme glacial, presque inhumain.
La lumière de la pièce ajoutait à l'ambiance étrange qui régnait dans la pièce. Des sortes de projecteurs étaient braquées sur la table et découpaient dans l'obscurité leurs visages graves. Aux yeux de l'inconnue, ils ne représentaient guère plus qu'un ensemble uniforme d'hypocrisie courtoise. Voilà ce dont le monde était fait, de cette poignée d'êtres prêts à écraser leurs semblables. Sur ce dernier point, la femme pouvait difficilement les blâmer. Peut-être même était-ce là leur unique point commun.
— Nous avons de l'argent, mais je doute que vous en ayez besoin. Ce que nous vous proposons est bien plus intéressant que de simples billets de banque.
— Nous vous écoutons, décréta un des doyens, ses longs sourcils blancs froissant des yeux plissés.
— Nous vous promettons l'éternité où la Terre vit ses derniers instants.
Un silence.
Un silence et une réflexion à nouveau alimentée.
Malgré les apparences, ces hommes et cette femme connaissaient les intentions et le projet de leur invitée exceptionnelle. En fait, ils se contentaient de s'enquérir pour entendre un discours construit de toute pièce et dont ils connaissaient chaque ligne. Ils jouaient, ils jouaient alors que de leurs décisions dépendaient la vie de milliers de personnes. Aucune caméra ne diffusait en direct leurs échanges et pour cause, la femme qui leur faisait l'honneur de sa venue devait rester une personnalité de l'ombre. Le monde ignorait tout de son identité et même ceux qui l'accueillaient en ce jour ne se trouvait pas certain de la connaître tout à fait. Elle forgeait son mythe dans ce mystère et s'y complaisait.
La toile d'araignée se tissait et les insectes se précipitaient déjà dans ses filets. Le prédateur déjà son festin, tapi dans l'ombre. Entre la pénombre d'une identité secrète et la lumière où se prélassaient les vainqueurs.
— Il nous faut des assurances. Nous ne pouvons pas parier sur vous sans savoir. Il ne s'agit pas de parier une somme d'argent sur un champion dans un vulgaire match, mais de l'avenir de la Terre. Vous devez comprendre qu'il ne s'agit pas d'un placement sur une société prometteuse, le sort de tous en dépend.
— Si tant est à parier que vous dites vrai.
L'inconnue ricana. Se pourrait-il qu'ils soient assez fous pour ignorer la vérité ? Ils savaient ce que des milliards d'humains ignoraient et continueraient à ignorer encore longtemps, peut-être même jusqu'à la fin. Ils possédaient de quoi bouleverser la face du monde, mais n'usait pas de ce pouvoir. Ils le gardaient jalousement pour eux.
— Je n'ai rien de plus à ajouter, affirma la femme.
Elle se leva d'un seul élan. La chaise grinça contre le parquais et les projecteurs semblèrent se braquer sur sa silhouette. Elle quittait l'uniformité écœurante de ses pairs et affirmait une part de sa singularité. Elle défendait une cause tout comme eux, mais elle n'avait rien en commun avec eux, tout dans son attitude, dans sa posture, dans son apparence, le hurlait.
— Nous ne vous demandons pas d'hommes. Cette guerre, ce sera à nous de la mener et nous la gagnerons. Assurez-nous de pouvoir compter sur votre appui et nous saurons vous témoigner la reconnaissance que vous méritez.
Aucun de ces riches hommes d'affaires, de ces représentants à l'influence illimitée, ne chercha à se mesurer à elle. Ils étaient à sa merci et elle aurait pu les manipuler bien plus encore. Le temps lui manquait et elle dut abandonner cette charmante idée. Cette femme dont ils garderaient un souvenir éternel leur inspirait la crainte de l'organisation dont elle était la porte-parole. Elle asséna, avant de quitter la pièce de sa propre initiative :
— N'attendez pas d'indulgence de notre part si vous nous refusez votre aide, quelle que soit votre excuse. La Sixième zone ne fait preuve d'aucune pitié pour ceux qui entravent sa loi.
Puis, elle ajouta, dans le martèlement dur de son pas de conquérant et sans même se retourner :
— Que sa gloire soit grande !
Petit aparté concernant la Sixième zone et sur, en quelque sorte, sa politique. Un petit aperçu de comment elle agit hors de sa structure. Un exemple moins théorique qui prouve que cette organisation ne plaisante pas.
Bon week-end à vous !
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