Chapitre 33 : L'ombre de ton ombre

Le dîner venait d'être annoncé et la quasi-totalité des élèves s'était précipitée vers la salle à manger, trop soulagés de s'accorder un répit pour poursuivre l'activité qui mobilisait, quelques instants auparavant, toute leur attention. Les entraînements du jour s'achevaient et les corps endoloris ne demandaient qu'à accéder au repos. Les étudiants attablés ne se plaignaient pas et avalaient leur repas dans un silence presque religieux. Les ébauches de conversation se mouraient dans ce mutisme exténué.

Joy observait ce spectacle avec une certaine réserve. Depuis la table réservée aux professeurs et au personnel, elle se sentait étrangère à cette entreprise colossale. Elle recueillait sur chaque visage autant de fatigue que de détermination, à peine pâlit par l'épuisement de leurs ressources. Bientôt, ils deviendraient des pantins incapables d'aligner une pensée cohérente, incapables de se dresser face à une décision injuste de leurs aînés. N'était-ce pas de cette manière que la Sixième zone opérait ? Elle épuisait les corps afin de dompter les esprits. Les élèves se soumettaient ainsi à la volonté perverse de ceux qui possédaient le pouvoir de leur donner soit la souffrance, soit le repos. Un bon comportement était récompensé par une ration supplémentaire de nourriture, une erreur, une désobéissance ou un comportement contraire aux règles était puni. Et, en matière de punition comme de souffrance lorsqu'il devait l'infliger à autrui, l'Homme excellait. Joy espérait qu'Eran n'en arrive pas à de telles extrémités dans son désir ardent de vaincre le Mal. Reproduire les erreurs de la Sixième zone revenait à valoir autant qu'elle et cela, elle ne saurait le concevoir.

Le regard de la trentenaire s'échoua sur le visage d'Aaron et son cœur parut se compresser dans l'étreinte de ses côtes. Le malheureux n'était plus que l'ombre de lui-même. Il se rendait aux entraînements, assistait aux cours, mais n'avait plus rien en commun avec le garçon solaire d'autrefois. La perte de Kourrage avait affecté chaque élève, chaque professeur, mais l'Australien en souffrait plus que quiconque. Son air absent suivait du regard la nourriture qu'il ingurgitait sans en percevoir la saveur. Il ressentait à un automate. Un de ces pantins qui peuplaient la Sixième zone.

Joy eut un regard pour Eran. Elle l'aimait, elle n'avait jamais vraiment cessé de l'aimer. Ces années de séparation forcée avaient été un calvaire silencieux qui avait rapidement pris des allures de quotidien. Joy avait retrouvé son fils et son mari perdu, mais parvenait pas à se sentir à sa place à Diolyde. Elle se trouvait perpétuellement dans les affaires d'un autre, inutile, sa présence ne servant qu'à rassurer la conscience d'Eran. Elle respirait de savoir son fils en vie, mais regrettait presque les heures où elle ignorait l'enfer qu'il traversait. Diolyde prenait des allures de prison, de prison dorée dans laquelle ses pensionnaires affronteraient, jour après jour, les humeurs d'un destin capricieux. Et Joy comprenait que certains puissent préférer l'ignorance à la vérité, elle qui avait si longtemps éloigné son fils de celle-ci.

— Ils sont épuisés, souffla-t-elle, à l'intention d'Eran.

— Nous le sommes tous.

— Ce sont des enfants.

— Des enfants spéciaux, Joy, rétorqua Eran, sans oser lui rendre son regard.

Oui, sans doute, mais des enfants tout de même.

***

Eole n'avait pas répondu à l'appel de son estomac. Il n'avait pas suivi la vague uniforme de ses camarades qui avaient quitté leur poste comme un seul homme. Il était resté bien immobile et personne n'avait remarqué qu'il se soustrayait ainsi, impunément. Le Russe demeurait sourd aux plaintes de son ventre vide et à celles de ses membres courbaturés par des heures d'effort.

Eole reprenait son souffle, les mains appuyées sur ses genoux et le dos courbé. La cadence endiablée de son cœur résonnait dans son crâne assez fort pour qu'il ne perçoive plus les remontrances de ses réflexions.

Les siennes, ou celles de Kristal.

Eole récupéra le ballon qu'un contrôle mal orchestré avait envoyé à l'autre bout du terrain. Chaque pas sollicitait des muscles qui ne demandaient que le repos et le garçon accentuait chaque geste comme pour se prouver que la douleur existait belle et bien. Il traversa à nouveau la pelouse balle aux pieds. Il accéléra l'allure, puisant dans ses ressources, sentit son esprit s'anéantir sous la requête de sa volonté et l'adrénaline souffla l'énergie manquante. Il se sentit parvenir aux limites de son organisme, la soif, la fatigue et la douleur empiétant sur sa conscience. Kristal se taisait, enfin.

Il frappa fort. Il frappa dans une expiration féroce, presque animale, le visage tordu par l'effort. Le ballon s'envola jusqu'à fendre les filets. Hébété, Eole considéra le but qu'il venait de marquer comme s'il recherchait la joie qu'il aurait dû ressentir. Mais il n'y avait ni gardien, ni adversaires, pas même des spectateurs venus l'encourager. Eléonore s'en était allée en même temps que les autres Eléonore et son petit sourire triste, sa douce mélancolie et sa fragilité de cristal.

Le ballon, comme animé d'une volonté propre, roula jusqu'à ses pieds. Eole étouffa un sanglot, un son étouffé que Kristal n'aurait pas manqué de railler. Le démon n'avait plus refait surface depuis l'épisode de la pièce frigorifique, mais Eole avait le sentiment d'être vide. Il ne comprenait ni l'émergence de cette sensation, ni même la raison. Même le football ne parvenait pas à le tirer de cette absence lointaine. Sa passion de toujours, son unique échappatoire, ne pouvait plus rien pour lui. Eole se savait désormais perdu.

— Que cherches-tu à fuir ?

Eole sursauta aussi violemment qu'il le put. Ses membres tremblaient si fort qu'il craignait de s'écrouler. Son regard sans fond souligné par des cernes violacés trouva la silhouette énigmatique de Cobra. Planté au milieu du terrain de football, il avait pénétré le stade sans que personne ne se doute de sa présence. Son visage s'inclina vers le haut tandis qu'il détaillait la voute qui formait le toit comme s'il n'y avait jamais mis les pieds. Les traits durs de son visage parurent se détendre. Ici aussi, il sentait la présence des Dieux, qu'importait qu'il ne fut pas en présence d'un de leurs élus. Eole renfermait une puissance digne des divinités que la créature servait, digne de les honorer en combattant en leur nom.

— Vous m'avez effrayé, souffla le garçon.

Cobra ne formula pas une fausse excuse et ne s'encombra pas d'une formalité embarrassante. Ses yeux sondèrent Eole jusqu'à y trouver la signature de Kristal. Un parfum de danger et de puissance, une saveur d'instabilité et une complexité sans nul autre pareil.

Que cherches-tu à fuir ?

— Je... Vous...

Eole se mordit la lèvre et repoussa le ballon du bout du pied. Il lut dans le regard mordant de Cobra qu'il connaissait la réponse, il cherchait seulement à l'entendre le prononcer tout en sachant ce que cela lui coûtait.

— Comment savez-vous ?

La véritable question devrait être : pourquoi je ne le saurais pas ?

Eole se tendit. Il était trop vulnérable pour offrir une répartie mordante et luttait contre le besoin irrésistible de s'affaler sur l'herbe grasse qui s'étalait sous ses pieds. Déjà, Kristal s'éveillait dans les tréfonds de sa mémoire.

— Vous l'avez réveillé, énonça le garçon, d'une voix blanche.

Tu le crains alors qu'il devrait être ta force.

Il était mon ami, autrefois. Diolyde l'a changé.

Cobra, insondable, secoua négativement la tête. Il imposait une présence qui écrasait toutes celles qui l'entouraient. Ses paroles résonnaient dans l'esprit d'Eole et il ne s'en débarrasserait qu'au prix d'un effort qu'il était alors incapable de fournir. Kristal s'agitait, démêlant ses membres comme pour assurer ses prises dans l'âme malléable de son hôte. L'adolescent sentait déjà fleurir sa satisfaction et un ricanement sourd, moqueur, parvint jusqu'à ses oreilles.

— Vous ne savez pas ce que c'est.

Tu n'es pas l'unique âme torturée de ces lieux. Peut-être est-ce même ce qui vous unit, votre capacité à endurer une douleur qui rendrait dément n'importe quel autre mortel. Votre résistance est hors du commun.

J'aurais aimé me passer de tout ceci. Cette douleur, Kristal, cette guerre, je voudrais la laisser à d'autres.

Quelque chose de brisa et ce ne fut pas uniquement la voix d'Eole. Un fondement plus profond chuta et se répandit en morceaux dans le corps parcouru de spasmes du garçon. Il haletait, un éclat de souffrance venait de s'enfoncer dans son cœur palpitant. Kristal partageait une part de ce qu'il ressentait, tapi dans l'ombre de sa conscience. Il se vengeait d'une peine que l'enfant d'autrefois venait de lui causer. Eole avait grandi, Kristal s'était durci.

— Sais-tu pourquoi je suis incapable de parler ?

Cobra paraissait prendre un plaisir certain à répondre à une question par une autre interrogation, le plus souvent sans rapport direct avec ce qui lui avait été posé. Eole aurait pu éclater en sanglots juste ici, tombé aux pieds de cette créature éternelle. Il figeait ses muscles pour tenir bon encore quelques instants, pour ne pas sombrer à la vue de tous. Kristal lui avait volé tout supplément de dignité, il refusait de s'abaisser à s'humilier davantage. Il lâcha un pitoyable :

— Non.

Pathétique.

La voix de Kristal résonna étrangement, différemment de celle de Cobra. Peut-être était-ce pour cette raison que la créature le troublait autant ? Cette voix qui se couplait aux diffamations de son esprit meurtri, il avait le sentiment que ses pensées étaient mises à nues, exposées à la vue de tous. Il haït ce sentiment.

Je détiens des informations qui pourraient bien compromettre le cours de cette guerre. La Sixième zone convoitait mon savoir, mes secrets, et il n'était pas question que je leur dévoile quoi que ce fut. J'ai scellé mes lèvres à jamais, plus aucune parole n'en sortira.

Ce... Ce sont les Dieux qui vous l'ont ordonné ?

— Non. Je l'ai fait par loyauté autant que par dévotion. Je vis depuis que le monde est monde, et même depuis bien plus longtemps encore. J'ai vu la création de cette Terre, j'ai assisté à votre création à tous et ce que je sais, nul ne doit le savoir. J'ai lancé le maléfice en ayant parfaitement conscience de ses conséquences. Je savais que le sort serait définitif, que ce que je m'ôtais de mon plein gré ne me serait jamais rendu. Le Bien mérite ce sacrifice et pas une seule fois je l'ai regretté.

Le Bien méritait ce sacrifice. Eole tourna et retourna cette phrase encore et encore dans sa tête. Il y avait un sens à y trouver, un sens qui lui était personnellement destiné, mais lequel ? Ses lèvres entrouvertes laissèrent s'échapper une plainte à peine audible. Kristal parlait sans qu'il ne perçoive ses paroles, il s'agitait et mutilait sa conscience de sa colère. Il souffrait. Non, ils souffraient tous les deux.

— Kristal est une créature ancienne, plus ancienne que ce que tu ne pourrais imaginer. Elle est surtout d'une puissance que tu ne soupçonnes pas. Tu en as fait un ennemi plutôt qu'un allié.

Je ne le voulais pas ! protesta Eole, sans parvenir à apporter à son ton la persuasion suffisante.

Si Kristal doit être ton sacrifice, alors accepte-le. Tu le fuis, tu essaies de te défaire de sa présence, plutôt que d'en faire une arme.

Eole étudiait en silence cette proposition, l'œil hagard. Cobra paraissait énoncer de simples faits sans y prendre part, sans que les mots ne déteignent sur son attitude neutre et détachée. Il reprit, comme si sa présence se limitait à un simple devoir qu'il remplissait par nécessité plus que par désir :

Vous luttez tous les deux pour un contrôle que vous pourriez vous partager.

Comment le savez-vous ?

Je suis muet, non aveugle.

Vous me proposez de... d'accepter que Kristal pourrait un jour m'effacer comme un simple souvenir ? M'entraîner, c'est le rendre plus fort.

— T'entraîner, c'est vous rendre plus fort.

Et c'était dans cette nuance que résidait toute la différence. Eole ouvrit des yeux ronds sur la silhouette impressionnante de Cobra. Il savait. Il savait même mieux que lui qui vivait avec ce fardeau depuis des années. C'était inconcevable et pourtant, la créature lui pointait du doigt des solutions d'une redoutable évidence. La pression qu'exerçait Kristal sur sa conscience enfla et Eole ne sut estimer s'il manifestait par là son mécontentement ou sa bénédiction. Le garçon comprit que leur malheur commun résidait en leur incapacité à communiquer, à se comprendre. Diolyde les avait séparés malgré elle et ils étaient proches de se détruire.

Fais de Kristal ton sacrifice si tu ne te sens plus capable d'en faire l'ami qu'il a cessé d'être.

Les doigts de Cobra s'agitèrent à quelques centimètres du visage d'Eole et, l'espace d'un instant, et d'un instant seulement, une silhouette se détacha du corps de l'adolescent. Un spectre courbé par le poids d'un lourd fardeau, une ombre auréolée de noire, aux courbes sèches, piquantes, rongées par le temps et la peine.

Kristal.

La vision ne dura qu'un temps et déjà, Cobra rompit son sort. La magie cessa d'opérer ils ne furent plus que deux dans le stade immense. Le démon avait réintégré le corps de son hôte et ce dernier titubait sous la violence de cette expérience. Sur le visage de l'autre créature s'imprima ce qui pouvait s'assimiler à un rictus. Une sorte de contentement, de satisfaction peut-être. Eole s'effondra.

Honore les Dieux d'avoir fait de toi l'un de leurs élus et pour ce qui est du reste, le choix te revient.

Un sanglot déchira le silence alors que Cobra abandonnait son cadet sur la pelouse du stade. Tout avait été dit, il fallait désormais le laisser seul. Aussi seul qu'il pouvait l'être. L'immortel venait d'accomplir un miracle, une prise de conscience douloureuse qui avait nécessité l'épuisement total des ressources d'Eole.

— Pardon...

Il s'excusa tant que sa voix se perdit dans sa litanie. Son cœur perçait l'étreinte des côtes, Kristal y insufflait un souffle nouveau. L'ébauche d'un pardon ?

Jamais Eole n'oublierait le vrai visage du démon. Cette silhouette anéantie par une peur identique à la sienne, celle de l'oubli et de la disparition. Ce spectre fait d'ombres embrassées. D'ombres et de misères.


Je vous poste ce chapitre avec plusieurs semaines de retard, mais j'ai totalement suspendu l'écriture d'Instincts pour une raison simple : je commence à réfléchir à une très sérieuse réécriture. Beaucoup de choses vont changer, peut-être même jusqu'au nom de la saga. Je vais faire un travail très conséquent tout simplement parce que cette saga ne me correspond plus. Je l'ai commencée à  quinze ans et quatre ans plus tard, beaucoup de choses me chiffonnent. Sans compter le fait que les premières idées datent de mes années collège, soit encore bien avant. Vous vous en doutez : il y a du travail !

Cela dit, je pense malgré tout poursuivre la publication de ce tome et l'achever. J'ai longtemps hésité entre achever la saga et reprendre tout à zéro et j'ai choisi cette deuxième option pour ne pas perdre de temps à écrire quelque chose que je vais réécrire entièrement. Je pense achever la publication du tome 2 afin que vous ayez cette première version avec ses défauts (bien que ça ne soit pas aussi catastrophique que le premier, qui a gagné un Wattys, mais qui reste très bancal). 

Sur ce, je vous souhaite un bon week-end !

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