Chapitre 32 : Défi personnel et cause personnelle
Delkateï déchaînait l'ensemble de sa force sur le combat qu'il menait face à Andrew. L'homme avait été parmi ceux choisis pour le corps à corps, sa forme physique exceptionnelle lui permettant de se mesurer à n'importe quel élève sans souffrir la moindre défaite. En sa qualité d'aîné, il se faisait un devoir de conseiller les plus jeunes avec une attitude à la fois professorale et quasi inaccessible. Andrew formait un paradoxe, que ce soit de corps ou d'esprit.
Delkateï avait la tête vidée de toute pensée qui soit de cette teneur. Il limitait ses réflexions au strict nécessaire et envoyait ses bras et ses jambes à la rencontre du corps qui, momentanément et le temps d'un combat, devenait ennemi. Il respirait par saccade, entre deux coups qu'Andrew parait sans peine et en tirait une rage folle. Une rage qui n'avait plus rien de rationnelle. Le géant l'arrêta avant qu'il ne laisse éclater au grand jour cette frustration extrême.
Alors Delkateï prit conscience de ce courroux intense qui ne semblait même plus lui appartenir. Une rage glacée qui paralysa ses membres. Il exhala un soupir avant d'inspirer profondément, la faiblesse de ses muscles mis à mal par près d'une heure d'un tel exercice lui apparut soudain.
Les entraînements imposés à Diolyde s'enchaînaient, s'imposaient à chaque instant et jusqu'à vider chaque élève de son énergie. L'école était habité par des étudiants épuisés, mais sui savaient pourquoi ils se tuaient ainsi à la tâche. Deux adolescents avaient abandonné l'établissement lors de la semaine qui venait de s'écouler et il ne restait véritablement plus qu'une cinquantaine d'élèves au sein de Diolyde. Une cinquantaine d'êtres humains qui représentaient l'unique espoir de la planète en secret, qui suaient sang et eau pour affronter une menace dont des milliards d'individus ignorait l'existence.
— Tu ne contrôles pas assez tes coups.
— Mmh ?
Pour l'heure, Delkateï était incapable de donner une réponse articulée. Il décolla les mèches de son front collées par la sueur et épongea d'une serviette l'humidité qui s'y accumulait. Il s'empara d'une gourde posée à même le sol et but une lampée d'eau fraîche sans respirer.
— Tu as la force, mais la force brute est inefficace contre une bonne technique, poursuivit Andrew, de cette voix égale et toujours strictement désintéressée.
— Et je... suppose que la technique... c'est toi, railla Delkateï.
Il se montrait injuste. Son camarade n'avait aucune prétention et ne se vantait jamais de rien. Dans un coin de la pièce, Ludo ne put réprimer un sourcillement. Bien qu'il n'oserait jamais se dresser face à quiconque, surtout pas face à l'Italien, il ne supportait pas qu'on s'en prenne à son protecteur. Rares étaient ceux qui osaient lui tenir tête et il parut aussi surpris que courroucé face à de telles accusations.
— La Malédiction sera ta force, tu dois être sa technique.
Le sang de Delkateï parut se glacer alors qu'il s'étouffait bruyamment. Il recracha l'eau qui obstruait sa gorge, mais ne parvint pas à éliminer le trouble qui l'envahit. La Malédiction... Depuis combien de jours s'évertuait-il à éviter le sujet, à fuir tout ce qui le rattachait à elle ? Peut-être était-ce pour cette raison qu'il fuyait son père avec un talent aussi certain. Il sentait la bête, le fléau, grandir en lui, comme un parasite qui gagnerait en puissance d'heure en heure. Rien ne saurait l'arrêter, pas même le déni de sa misérable victime et l'ampleur de sa volonté ridicule. Il s'était mis à partager une part de la peur d'Eole, comme s'il pouvait enfin concevoir une part de son calvaire.
Ou la sensation de disposer d'une arme. Non. D'une bombe à retardement enfouie dans ses entrailles.
— Tu peux préciser ?
Andrew, torse nu, déposa sur son cadet un regard qui le figea un peu plus. Jamais Delkateï n'avouerait qu'il pouvait se sentir impressionné, peut-être même intimidé, par un homme de sa stature. Le ventre et les pectoraux du géant étaient recouverts de dessins étranges. Des boursouflures qui évoquaient davantage des blessures cicatrisées que des tatouages. Il s'agissait d'un des nombreux mystères de ce jeune adulte.
— Tu es peut-être fort, mais ta Malédiction l'est bien davantage. Il te faut gagner en tactique, en logique au combat, si tu veux être de taille à affronter la Sixième zone.
— Tu penses que j'le suis pas ?
Il souhaitait vraiment entendre la vraie réponse. Ces garçons qui en savaient bien davantage que lui, Jyn, Andrew ou même l'inaccessible Cobra, détenaient une vérité qui lui échappait entièrement. Derrière ses airs de bruts, Delkateï convoitait ce savoir pour lui avoir si longtemps été refusé. Il découlait de lui une véritable soif de connaissance, avide et inépuisable. Il se tenait à quelques mètres de son aîné dans cette pièce vierge et recouverte d'une protection supposée amortir les chocs du sol jusqu'au plafond.
— Non.
Delkateï peinait à encaisser, Ludo put le constater d'un seul coup d'œil inquiet.
— La Sixième zone a cet avantage sur nous. La majorité de ses élèves sont des armes entraînées depuis des années au rythme où nous nous entraînons aujourd'hui.
— Comme tu sais ça ? s'enquit l'Italien, le front barré d'un pli soucieux, songeur et insatisfait.
Sans lui donner de réponse orale, Andrew déporta son regard sur Ludo qui parut se recroqueviller dans le coin de la pièce où il avait trouvé refuge. Delkateï se maudit d'avoir posé une question aussi délicate sans même pas réaliser l'ampleur des conséquences que sa curiosité pourrait bien voir naître. Il était comme cela, indélicat. Une brute qui espérait ne pas se caractériser uniquement par ce trait de caractère lâchement inoculé par son adolescence de vagabond.
— La Sixième zone est en effervescence, déclara Ludo, d'une voix blanche. Il va se passer quelque chose, ils préparent... Je ne sais pas ce qu'ils préparent, mais ça a un lien avec Calysta et c'est... c'est dangereux, très dangereux.
Le garçon parlait par saccades, par inspirations qui le vidaient de toute son énergie. Le dos pressé contre le mur comme pour s'y fondre, il paraissait minuscule avec son teint diaphane et ses cheveux délavés. Il secoua la tête comme pour chasser de son esprit une pensée saisissante, un souvenir trop envahissant. Peut-être celui d'un autre ?
Le nom de Calysta avait suffi à recentrer convenablement l'attention de Delkateï. La fatigue le dissipait et son corps protestait sans cesse. Il était venu en ces murs pour y apprendre le football, pour être entouré de passionnés et pour intégrer une école atypique, il se retrouvait à combattre une menace invisible et tentaculaire.
— Les crises s'intensifient, décréta Andrew, soulageant son protégé de son regard insistant, de la brûlure de son orbe sans vie.
— Celles d'Eole aussi, souffla Delkateï, dont les jambes le soutenaient à peine.
— Tu oublies les tiennes.
Il détourna le regard à son tour. Il se sentait mis à nu et sa dignité protestait sourdement. Il ne supportait pas que quiconque puisse voir clair dans son jeu, puisse deviner ne serait-ce qu'une faible part de sa tourmente. Delkateï, derrière ses airs de bruts, sa voix basse et ses vulgarités, était trop pudique pour donner à autrui l'occasion de l'atteindre. Ses émotions demeureraient siennes, mais il avait baissé sa garde, Andrew s'était faufilé dans la brèche. De la même manière que Jyn, dans une toute autre mesure, le géant devinait ce qui ne se disait pas. Était-ce dû à sa faculté à percevoir les auras des êtres qui l'entouraient ou simplement une autre capacité dont ils ignoraient tout ?
Delkateï réalisa soudainement, alors qu'il titubait sous la faiblesse inconcevable de ses muscles, à quel point ils n'avaient pas su faire des événements récents la clé de leur équation. D'abord lui et le parasite, suivi de Déméter aussi infesté, Jyn devenu le réceptacle d'un Dieu et donc le second Instinct connu de Diolyde, Eole et enfin Kourrage. Ils se précipitaient aveuglément dans l'engrenage, dans ce piège tendu par le sort et l'étau se resserrait. Delkateï en sentit tout le poids se tasser sur ses épaules.
Il finit par acquiescer et par rendre à Andrew l'intensité de son regard. Il se devait de se montrer à la hauteur, qu'il peine encore à réaliser la dimension réelle de ce qu'il se produisait ou non. La fatigue qui s'éprenait de son corps lui permettait d'oublier ce qui pouvait l'être et de repousser à quelques heures les pensées envahissantes. Le décès brutal de Kourrage en faisait partie et personne au cours de la semaine passée n'était parvenu à faire le deuil de leur regretté professeur. Pourtant, ils tiraient de cette perte une urgence manifeste. Ils se devaient de répondre aux attaques indirectes de la Sixième zone et de réunir la puissance nécessaire afin de mener une offensive.
Ils se tenaient tous au pied d'une entreprise immense, colossale, à la fois personnelle et universelle et il leur fallait l'affronter, abattre leurs peurs et renaître.
— On remet ça ? lança Delkateï, de cette voix bourrue, rauque, qui ne laissait transpirer aucune des réflexions qui l'avait brutalement assailli.
— En garde.
L'Italien obéit sans rechigner. Il positionna ses poings devant son visage, plia légèrement les genoux pour absorber les chocs de la stature interminable d'Andrew. Il expira tout l'air de ses poumons et croisa le regard dur et intransigeant de son aîné. Celui-ci dit, avant qu'il ne reprenne pour de bon :
— La technique, Del. Ne te contente pas de frapper dans le vide. Réfléchis aux points faibles de ton adversaire et ais conscience de tes faiblesses autant que de tes atouts. Il n'y a qu'ainsi que tu pourras espérer vaincre.
— Apprends-moi, finit par admettre Delkateï.
Il venait de vaincre une part de cette fierté mal sentie qui inoculait ses gestes. Le combat pouvait reprendre.
Petit chapitre peut-être plus léger, plus transitif aussi, mais j'espère qu'il vous plaît malgré tout ! Les personnages ont comme devoir de progresser, de devenir meilleur, au vu de l'objectif qui se dévoile et la menace qui plane sur eux, de plus en plus pressante :)
Passez une agréable fin de semaine !
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