Chapitre 30 : Baiser mortel

[Je vous présente le dessin achevé d'Éléonore en espérant qu'il vous plaira]

Cobra initia le cortège qui les menait vers la pièce qui avait pris, au cours des mois, l'appellation de salle maudite. Kourrage masqua son étonnement de ne pas voir son invité marquer d'hésitation. Il paraissait connaître les lieux aussi bien que ses élèves ou encore que celui qui les dirigeait depuis déjà une quinzaine d'années. Ce constat parut conforter encore Kourrage dans la décision qui se profilait à l'ombre des événements. Diolyde se révélait chaque jour plus instable et plus difficile à mener et l'homme qui était à sa tête ressentait le besoin de confier cette tâche à un individu qui serait prendre les décisions infames qui se profilaient. Kourrage avait toujours été trop juste, trop sentimental et trop attaché à ses principes pour sacrifier ses élèves comme s'il n'était que des soldats sans visage. Diolyde avait besoin d'un être moins scrupuleux, d'un corps puissant et d'une âme forte. Tout ce qui n'était pas, tout ce qu'il n'avait jamais été.

Les mortels durent suivre la cadence des pas feutrés de Cobra. Il paraissait flotter dans l'air, ses pieds nus ne formant aucun bruit sur le sol de l'école endormie. Exalté par l'aura mystique de Diolyde, il évoluait à une vitesse folle. Kourrage courrait presque pour demeurer dans son sillage et Laurian avait d'ores et déjà abandonné l'idée de les suivre, promettant de les rejoindre dès qu'il les aurait enfin rattrapés. Seule la condition physique exemplaire d'Andrew lui permit d'emboiter le pas de la créature sans la moindre difficulté.

Lorsqu'ils approchèrent du couloir maudit, du couloir du second étage qui débouchait sur la pièce où Céleste avait trouvé la mort, la même sensation glacée les parcourut. Le Mal qui rongeait l'école gagnait en puissance d'heure en heure et Kourrage en eut la preuve matérielle, il ne put l'ignorer encore. Une sueur nauséabonde l'inondait, mélange que produisait son corps épuisé d'une peur abjecte et d'une honte grandissante. La noirceur que renfermait la pièce était tout aussi importante que lorsque l'espion investissait encore les lieux. Se pourrait-il que la Sixième zone ait réussi à reformer le vortex créé par Jo il y avait de cela des jours ? Il n'osait même pas en imaginer les conséquences.

Cobra s'arrêta devant la porte. Contrairement aux humains, il ne témoignait d'aucune peur, comme si son être en était immunisé. Il portait un regard empli de gravité à la noirceur qui s'échappait par volutes de la salle.

— Andrew, voudrais-tu rejoindre tes camarades ?

— Monsieur...

Andrew se surprenait à contredire la position du directeur là où il mettait toujours un point d'honneur à ne pas se soustraire l'autorité. Il était un garçon docile derrière son près de deux mètres de muscles et de chair. Il admirait Kourrage et le considérait comme une figure qui, à défaut de posséder la puissance d'une de ces créatures immortelles, ne souhaitait que le bien de l'école. Pour ce seul fait, il méritait toute sa reconnaissance.

— Il y a des menaces que je ne peux pas vous épargner, mais permets-moi de te soustraire à celles que je peux affronter seul.

Les dons d'Andrew sont bien meilleurs que ce vous vous imaginez. Vous devriez leur accorder davantage de crédit.

Nullement offensé, Kourrage cilla et considéra avec un malaise évident les volutes qui noyait presque entièrement la surface de la porte. Quoi que cette pièce renfermait, sa puissance croissait à chaque instant et les talents de Cobra apparaissaient comme une bénédiction.

Que vois-tu ? s'enquit Cobra, à l'attention d'Andrew.

— Vous percevez la même chose, répondit ce dernier, d'une voix étonnamment tendue.

Je m'en remets à ton jugement et je souhaiterais te l'entendre dire.

La voix de Cobra, qui n'émettait d'aucun orifice apparent, possédait ces inflexions fermes sans être menaçantes, suaves sans perdre leur mordant. Il savait se faire entendre de quiconque et son autorité dépassait les âges. Kourrage se fit la réflexion que si un être tel que lui se dressait à la surface du monde, du véritable monde, personne ne serait en mesure de lui tenir tête.

— Je vois la mort. Ce qui habite cette pièce grandit et dévore Diolyde. J'ignore ce qui nous éliminera en premier si nous ne le détruisons pas immédiatement. Diolyde passerait aux mains ennemies, se retournerait contre nous ou... ou alors le cancer qui ronge ses cellules nous empoisserait comme il l'a fait pour Déméter.

Il n'y aura alors pas de divinités pour sauver la peau de chaque mortel que cette forteresse renferme.

Son regard se déporta sur la surface lisse de la porte, un regard impénétrable et rude. Andrew frissonna et son corps de géant, qui ne souffrait que rarement de démonstrations physiques, ploya.

— Personne ne peut affronter la mort, énonça-t-il, d'une voix blanche.

Ce que tu vois n'est que l'un de ses sbires et il est encore arrêtable.

Il se garda bien de préciser que si Diolyde pouvait encore être sauvée, cela ne se ferait sans doute pas sans dommages, sans sacrifices. Andrew, quelque part, devait le ressentir. L'odeur rance qui s'échappait de la porte l'enivrait et il en était malade. Il avait trop souvent été proche de la mort pour ne pas en reconnaître la signature. Reconnaissable entre toutes. Comme chaque élève, Andrew avait vécu avant d'entrer à Diolyde et il possédait l'expérience d'un vieillard, surtout en ce qui concernait la mort. Cobra lui accorda un regard lourd de sens et il sembla à l'adolescent que cette créature savait tout de lui. De son enfance en Afrique, dans ces pays en guerre qui se raccrochaient à des traditions ancestrales, à son sauvetage qui lui avait valu l'un de ses deux yeux. La bile lui brûla l'œsophage tandis qu'il soufflait, pas plus haut qu'un murmure :

— Sauvez Diolyde, je vous en prie.

Kourrage écarta Andrew de l'issue qui s'apprêtait à s'ouvrir, béante. Il se devait de le protéger bien qu'il ne soit pas plus vaillant. Le contact glacé de cette brume opaque aurait rendu fou n'importe quel être humain qui s'en approcherait trop longuement. Kourrage constata avec effroi qu'un épais nuage noir ondulait à la surface du plafond, du sol et des murs. Des filaments sombres s'en détachaient, comme des bras informes qui tentaient de s'en extraire. Une vision horrifique qui lui glaça le sang.

— La mort, murmura Cobra, à la manière d'une saisissante prédilection.

Il ouvrit la porte en grand sans que sa main n'ait à se porter à la clenche et en affronta la noirceur. Cobra en inspira la substance maléfique, humant l'air avec une moue qui se voulait répugnée. Il déclara, de cette voix qui semblait s'élever des tréfonds de son corps à la couleur grise et à la texture parcheminée :

Restez ici, surtout n'entrez pas.

Laurian arrivait enfin, le souffle court, les joues rougies par l'effort. Andrew le vit du coin de l'œil, trop absorbé par la vision que leur offrait Cobra pendant que toute l'école dormait. Laurian ouvrit de grands yeux lorsqu'il releva l'immensité des dégâts. La respiration sifflante, il étouffait chaque son du plat de sa main. Andrew était soulagé de s'être extirpé des draps sans réveiller Ludo, il se serait haï de lui imposer pareil supplice. Kourrage, même paralysé, parvint à faire signe à son collègue de ne bouger sous aucun prétexte. Il ne manquait qu'Eran parmi les dirigeants de Diolyde pour assister à un spectacle aussi sordide que cruel, aussi attrayant qu'il se révélait hideux. La subtile contradiction du Mal dans l'une de ses représentations les plus concrètes.

Cobra avança d'un pas et se laissa inonder par le fluide noir qui se mouvait autour de lui, percevant son intrusion comme une atteinte. Le Mal s'apprêtait à attaquer, à se défendre, mais la créature ne lui en laissa pas le loisir. Il déploya ses bras à l'horizontal et le temps parut se suspendre. Il inspira, puis bloqua ses respirations, mobilisant des pouvoirs trop longtemps restés enfouis. Son interminable captivité avait eu un impact plus dramatique que prévu sur ses capacités. Il libéra une puissante offensive aux nuances vertes fascinantes. Sa magie s'imprégna du Mal qui rongeait la pièce, les deux ondulant l'une contre l'autre comme pour se broyer dans une étreinte dévastatrice. Les volutes sombres virent la taille se diviser, seconde après seconde, et Kourrage en éprouva un net soulagement. Cobra allait détruire ce qui pouvait encore compromettre la sécurité de l'école, il n'y avait plus rien à craindre.

Cobra, les yeux mi-clos, surveillait avec attention l'évolution perfide du Mal. Son influence se résorbait, ce qui s'apparentait à une épaisse fumée ou à une surface mousseuse recouvrant les murs, le sol et le plafond maigrissait à vue d'œil. La substance se tassait alors que Cobra déployait des efforts immenses pour neutraliser l'essence du Mal. Rien n'était visible sur son visage, rien qu'une tension que la sempiternelle attention d'Andrew percevait. Une souffrance que l'éveil de ses pouvoirs, de tout son potentiel, entraînait.

Mais alors que la situation semblait être revenue dans l'ordre, que Cobra conservait une attention sévère, minutieuse, les volutes se mirent brusquement à se mouvoir avec une énergie redoublée. Il ne fallut pas plus qu'une dizaine de secondes au Mal pour reprendre sa forme de menace effroyable qu'il avait depuis l'arrivée de l'espion sur le sol de Diolyde. L'énergie maléfique se cristallisait et prenait à nouveau toute la place, gonflée au centre de la pièce, la masse noire comme une gueule béante dans laquelle on pouvait presque apercevoir un visage à l'intérieur. Un visage humain. Inhumain.

— Non... souffla Kourrage.

Jamais il ne sut comment il devint la victime toute désignée de cet énorme parasite, cette substance intouchable pourtant capable de tuer plusieurs dizaines de victimes. Un démon à maturité, une chose sur laquelle aucun mot ne trouvait d'attaches. Kourrage ne sut jamais comment ni pourquoi, mais il ne bougea pas, planté sur le seuil de la porte, ouvrant une trajectoire toute désignée entre lui et la concrétisation du Mal. Il ne sut jamais.

Les volutes filèrent dans sa direction, plongeant sur sa proie avec une telle vitesse que, cette fois encore, il fut incapable de réagir. Andrew, rattrapé par son désir d'anéantir ce qui pouvait mettre en péril la sécurité globale, se précipitait en direction du vieil homme. Mais celui-ci, avant que l'essence maléfique ne l'atteigne, repoussa avec toute sa maigre force l'intervention du colosse. Il y parvint par miracle, mais ne réussit pas à se sauver, lui. Laurian vit la figure de son ami se froisser sous l'impact qui l'ébranla. Puis, il ne vit plus rien de ses traits, totalement engloutis par cette chose sombre et ondulante. Cette chose qui, désormais, ne demandait qu'à se repaître de sa chaire encore chaude et de sa conscience cristallisée par la terreur.

— Kourrage !

Cobra, imperturbable, arrêta net l'intention du Mal. Les mains crispées et désormais portées en direction de Kourrage, il trembla sous l'effort impossible dans lequel il s'immergeait. Au terme d'interminables secondes, le vert vif et dansant qui s'échappait de ses paumes engloba la noirceur implacable de la pièce. Il l'emprisonna fermement, le réduisit jusqu'à faire disparaître la dernière goutte de cette substance ignoble. Dans un son étouffé se dématérialisa ce qu'il restait de l'influence néfaste de la Sixième zone entre les murs de Diolyde. Cobra tituba, à nouveau au bord de l'évanouissement, seulement conscient d'y être finalement parvenu, d'avoir accompli, au péril de l'épuisement de toutes ses ressources pourtant considérables, un véritable exploit. Il venait de vaincre un foyer du Mal.

Andrew, aussi immobile qu'une statue de glace, ne pouvait quitter des yeux la scène qui se jouait sous ses yeux. Laurian, penché sur le directeur de Diolyde, la main portée à ses lèvres, des larmes au bord des yeux. Cobra réorienta trop tard sous attention, découvrant dans le brouillard épais qui l'enveloppait, dans quelle position sordide la Mort venait de dérober l'âme de la figure emblématique de cette école.

Kourrage, dont le corps inerte avait été figé par l'attaque inédite de l'essence maléfique, n'avait pas eu le temps de souffrir avant de succomber à la violence de l'offensive. La noirceur avait atteint son visage, avait tressé des veines sombres sur ses joues jusqu'au centre de sa figure où deux yeux perlaient, les sclérotiques devenues noirs sur ce regard chargé d'épouvante. Avant de disparaître, le Mal avait emporté une dernière victime avec elle dans une ultime embrassade mortelle.


Un des chapitres qui a été coupé en deux, il est donc plus court et c'est probablement quelque chose que je reverrai lors de ma réécriture. Ah, et je compte faire comme si je ne venais pas de perdre un de mes personnages centraux d'Instincts. Tout à fait :) Je m'en veux peut-être, mais seulement un peu. Plus sérieusement, je pense que c'était une perte nécessaire dans la saga :)

Passez une agréable fin de semaine <3

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