Chapitre 3 : Trompe-l'oeil

[Je ne me rappelle pas exactement quels dessins j'ai déjà postés et quels dessins je n'avais pas encore partagés, donc n'hésitez pas à me faire signe si jamais. Un dessin pour la Pride de l'année dernière, et parfaitement actuel puisque nous sommes encore en juin. Ludo et Andrew forment un couple que j'affectionne particulièrement.]

Delkateï fut tiré des bras de Morphée avec une violence inouïe. Il réintégra la réalité comme d'autres s'échappent de l'étreinte de l'eau après une trop longue apnée. Les yeux écarquillés, la respiration courte, à moitié affalé sur la fenêtre, ses sens le heurtèrent d'intensité tandis que son esprit peinait à recueillir toutes ces informations.

Avec au moins autant de brutalité, la part de doute qu'accompagne la conscience le submergea. Il demeurait certain de ce qu'il venait de vivre et, pourtant, une hésitation sourde profitait de sa faiblesse pour grandir. Au fond, qu'était-ce qu'un songe, si ce n'était une réalité erronée et construite de toute pièce par une part de l'esprit qui crevait d'envie d'exister à travers ces signaux dépourvus de sens ? Finalement, était-il bien certain des paroles que le roi des Dieux avait murmurées à son oreille ? Ou était-ce seulement une fantaisie de son cerveau perturbé ? Une frasque impardonnable prête à lui imposer un immense écart de conduite ?

Hagard, Delkateï quitta son perchoir pour retourner sur ses pas et rejoindre la chambre qu'il avait quittée, plus d'une heure plus tôt. La nuit était encore noire lorsqu'il regagna la pièce où ses camarades profitaient d'un repos bien mérité. Il remarqua pourtant, à l'instant où il s'effondra sur son lit, que deux yeux scrutateurs étaient posés sur lui et ne le quittaient pas. Jyn l'avait attendu patiemment, sans se soucier de perdre quelques précieux instants de sommeil, lui qui ne ressentait pas les conséquences désastreuses de l'épuisement.

— Inutile de te demander ce que tu fais debout, marmonna l'Italien.

— Inutile de me préciser la raison pour laquelle tu as quitté ton lit au beau milieu de la nuit, répliqua Jyn, dans un murmure.

— J'trouvais pas le sommeil.

— Ce n'était pas une question. Je sais pourquoi.

Le Finlandais considéra son homologue avec cette condescendance mesurée, ce mépris à peine voilé. Il n'était pas uniquement dirigé vers son cadet, mais bien vers tous les représentants de son espèce.

Un silence s'installa, à peine entrecoupé par la respiration forte, proche du ronflement, d'Aaron. Pendant cette longue minute de calme, le sommeil déserta Delkateï pour laisser place aux habituelles interrogations. Ce doute qui planait, à la frontière du mythe et du réel. Se confrontaient alors la volonté farouche de se battre et l'incertitude aveuglée par la sensation de n'être qu'un pantin au service de ces entités puissantes et quasi incontestées. Et dire que la majeure partie des humains avait oublié jusqu'à leur existence !

— Le roi des Dieux t'a fait l'honneur de sa visite et de s'adresser à toi, et tu oses encore douter de sa parole, énonça Jyn, comme si pareille chose relevait de la folie.

— Ce n'est pas la première fois. La première fois, j'étais à deux doigts de me faire anéantir par Jo. Tu crois que j'en garde quel souvenir ?

— Kyraël a sauvé ta vie, voilà tout ce qui devrait retenir ton attention.

Les deux garçons avaient toujours manifesté un désaccord profond dans leur rapporta au monde. Ils étaient des habitués des conflits et ce, pour des raisons complètement différentes. Delkateï attiraient la contrariété d'autrui de part son arrogance et son langage fleuri, tandis que Jyn avait fait disparaître de son entourage tous ceux qui ne supportaient pas les travers de sa personnalité. Un point commun incontestable.

— Tu sais, désormais. Tu sais la vérité et ce qu'elle implique.

— Ouais, j'ai une raison pour laquelle me battre. Un truc moins simplet que de vouloir sauver une fille, comme s'il me le fallait !

— Tu quémandes des réponses depuis ton arrivée à Diolyde. Elles sont en ta possession, et tu estimes que c'est trop peu ? Je t'en prie, grandis un peu et cesse de jouer les enfants ! La guerre dans laquelle nous sommes impliqués n'est pas un terrain de jeu pour les mômes !

— J'me demande à quoi elle va te servir ta grande gueule et ton ego à la con ! Dans mes souvenirs, pas à grand-chose quand il a fallu affronter l'espion !

Les murmures s'élevaient presque plus haut que les chuchotements imposés par le sommeil réparateur de leurs amis. Alors que le ton s'apprêtait à monter encore, Jyn retint la réplique cinglante qui lui vint à l'esprit avec une moue suffisante. Ces débats ridicules lui apparaissaient sans grand intérêt.

Delkateï se maudit pour avoir fait allusion à cet instant maudit, et de surcroît, pour avoir sous-entendu le rôle auquel il s'était prêté. Il n'était pas un héro... Ce costume ne lui convenait pas, et il refusait d'attirer un quelconque respect en cette raison. Malgré son envie féroce de sauter à la gorge de l'insolent, il resta tranquillement assis sur le bord de son lit, prêt à répondre à la moindre provocation avec panache et répartie. Derrière l'assurance factice dont il se targuait, un malaise béant demeurait. Il blâmait encore les Dieux, mais le doute avait sensiblement diminué. Jadis, il avait rêvé de trouver sa place en ce monde. Une étiquette sur laquelle son nom aurait été inscrit d'une calligraphie élégante, une mise en scène puérile qui l'aurait probablement ravie. Jyn n'avait pas tort –évidemment !-, il agissait à l'image d'un enfant aux caprices incessants. Il venait d'obtenir ce qu'il désirait le plus, le savoir, et voilà qu'il s'affirmait comme insatisfait.

Mais que faire de ces précieuses informations ? Les conserver égoïstement au nom d'une croyance qui avait pris, récemment, des proportions inattendues et délirantes ? Ou partager ce savoir nouveau à ses camarades, peut-être même à Kourrage, Laurian et Eran ? Il réfléchissait, sachant que divulguer ces explications, c'était tracer un trait indélébile sur ce qu'il avait cru être une paisible existence. Une fois passé le temps des aveux, la machine serait en marche, et ne s'arrêterait pour personne.

— Retournes-y, le héla presque Jyn, coupant court aux flots de pensées qui harcelaient la conscience de Delkateï.

— Où ?

— Là où l'espion a disparu.

— J'suis pas certain que ce soit une bonne idée, contra l'Italien, dont la voix s'était une nouvelle fois durcie.

— La vérité est que tu n'en as pas la moindre idée. Les Dieux signeront bientôt leur grand retour et, quoi que tu penses, tu as un rôle de choix à jouer dans ce qu'il se prépare.

— Tu l'as vu dans ta boule de cristal ? ironisa l'autre, à peine conscient de l'aspect contre-productif de ses interventions.

Une ultime provocation à laquelle Jyn ne répondit pas. Il réajusta sa position en tailleur sur son lit, ferma les yeux et entreprit d'ignorer superbement son homologue. Ce dernier pouvait apercevoir, en se concentrant, ses lèvres bouger sur des paroles muettes et ses poings serrés briller d'une magie contenue. Cet être était à part, et il le prouvait cette fois encore, par ses actes comme par ses dires.

Delkateï s'allongea et, malgré la fatigue accumulée ces derniers jours et la détresse de son corps épuisé, il ne parvint pas à regagner les bras de Morphée. Plus il y songeait, et plus les paroles de Kyraël lui apparaissaient comme une mise en garde. Un avertissement à l'encontre de la guerre qui se préparait et une invitation à abandonner l'inaction pour la dévotion sans demi-mesure. Une option séduisante aux yeux du Napolitain, bien que des années d'ignorance aient la peau dure. La vie lui réservait alors, en secret, un sort bien peu commun.

Peu avant l'aube, il se tira du confort des draps pour affronter une nouvelle fois la pénible réalité. Il marcha sans un bruit dans les couloirs entièrement déserts jusqu'à atteindre le deuxième étage. Ce couloir singulier qui, d'un regard, lui rappelait d'épouvantable souvenir. Il s'apprêtait presque à ressentir l'étreinte du Mal, ce souffle froid qui glaçait jusqu'aux os, cette signature malfaisante. Mais l'atmosphère ne perçut aucun changement et Delkateï s'arrêta finalement devant la porte close. Elle n'avait pas été condamnée, personne n'ayant osé violer ce sanctuaire, ce lieu maudit, depuis la vieille. L'espion y était mort il y avait à peine plus de vingt-quatre heures de cela.

L'adolescent franchit le seuil, à peine surpris d'y voir régner la même pénombre que tantôt. Mais aucun vortex ne grandissait au beau milieu des tables de classe, aucune obscurité dévorante ne rongeait les murs. Après y avoir jeté une œillade rapide, Delkateï constata que des stigmates y demeuraient. Des traces semblables à de la suie que le téméraire effleura de ses doigts. Un frisson parcourut son épiderme, comme un réflexe de son corps destiné à lui faire prendre conscience de ce geste irréfléchi. Il n'y prêta aucune attention, captivé par les cicatrices conservées par l'école elle-même.

Comme si, envers et contre tout, Diolyde conserverait une trace de la venue de la Sixième zone sur son sol. Le Mal laissait son empreinte ici, là où il avait bien failli triompher des défenses de son ennemi juré. La main déposée contre ce symbole, Delkateï fut certain d'une chose, le lien qui s'était créé entre les deux établissements n'avait pas disparu avec la mort de l'espion. Il restait ici une ultime preuve du maléfice.

Comme s'il effleurait la surface plane et lisse d'un miroir, l'étudiant examinait l'histoire que révélaient ces traces. Il s'apprêtait à faire demi-tour, pour fuir cet endroit qui lui provoquait une sérieuse chair-de-poule, lorsqu'il réalisa que le bout de ses doigts refusaient de se détacher du mur. Pris d'une bouffée de panique, il réalisa qu'il se voyait désormais privé de l'ensemble de sa main droite. Collée par une substance étrange, l'acharnement du garçon pour se libérer était vain et une présence insidieuse, profitant de ce contact forcé, s'infiltrait en lui. Atteignant le sang affolé qui pulsait dans ses veines, le Mal gagnait du terrain alors qu'une voix caverneuse s'élevait au creux de son esprit paralysé :

Deeelka-teeeeeeï !

Ces serpents glissèrent le long du bras du concerné qui se débattait, ivre d'une souffrance intolérable. Un cri inhumain franchit le seuil de ses lèvres. Il reconnut à peine sa propre voix dans ce hurlement guttural, presque animal. La conscience lui échappa et, lorsqu'il reprit pied, les traces noirâtres avaient repris leur place initiale, ondulant à peine sur la surface du mur. Si la douleur ne se diffusait pas encore dans l'ensemble de son corps, Delkateï aurait pu croire qu'il avait rêvé ce passage indescriptible. Le Mal s'était rétracté et ne formait plus que des stigmates sur le mur nu.

L'Italien s'en éloigna, quitta prestement la pièce, puis se laissa choir devant la porte à nouveau close, le cœur battant dans sa poitrine avec férocité. Il haletait, recroquevillé au sol dans une position qu'il aurait jugée humiliante s'il avait eu le recul nécessaire. Seul le choc dictait les pensées qui l'assaillaient. Une brûlure avait saisi son avant-bras droit, engourdissant le bout de ses doigts pour éveiller une souffrance vive dans les muscles mis à rude épreuve. Sa main valide berçait l'autre comme d'un poids mort, ravalant de pénibles sanglots. Sous sa peau, la chose se mouvait, gagnait du terrain, cellule par cellule.

Dans les soubresauts endiablés de son cœur, Delkateï ressentait, outre la douleur sans commune mesure, la frénésie des survivants, l'adrénaline de ceux qui avaient frôlé la mort de près. La Malédiction le lui hurlait et, pour la première fois, son hôte percevait tout clairement les signes. L'impression d'être habité par un être indépendant. La bête. La bête se débattait avec fureur, labourant ses chairs pour combattre la présence intrusive qui se frayait une voie jusqu'à son cœur. L'adolescent geignait sans retenue. Il agonisait à même le sol dans des râles misérables et dans un bien cruel abandon. Le Mal s'apprêtait à avoir raison d'un si brave opposant et dans l'indifférence la plus totale. Il ne resterait bientôt qu'une coquille vide de conscience et d'âme, pantin au service d'Aïrès, et de ses sombres desseins.

— Del ?

Delkateï vit à peine la silhouette familière de Déméter s'inviter dans son champ de vision et lui tendre une main amicale et salvatrice. 


Voilà, voilà. Pas très joyeux, mais j'espère que ce début de tome est plus prenant que le premier :3 Je m'excuse pour cette journée de retard, qui dit déconfinement, dit retour des soirées, en plus avec ce début d'été !

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