Chapitre 29 : Sonne la disgrâce

Kourrage émergea de la porte au fond de son bureau, une porte qui menait directement à sa chambre. Ses paupières lourdes de sommeil, son regard encore voilé de fatigue, il ne parvenait pas à se composer une expression intéressée. Il tombait d'épuisement et ne parvenait pas à fixer son attention sur la créature qui se tenait face à lui, ignorant superbement la chaise sur laquelle il était supposé s'asseoir. Le directeur le lui fit d'ailleurs remarquer, d'un geste à peine courtois, limitant l'amplitude de chacun de ses mouvements :

— Asseyez-vous, je vous en prie !

Il vouvoyait son interlocuteur et devinait sans même en avoir la certitude le grand âge de Cobra. Celui-ci démontrait une raideur caractéristique, observant l'adulte comme s'il allait soudainement dévoiler un visage diabolique. Il refusa de la tête l'offre, demeurant fermement campé sur ses jambes interminables. Dans l'ombre de la pièce, Laurian observait, bien moins las que Kourrage. Il dormait peu en raison des cauchemars qui pullulaient ses nuits depuis de nombreuses années et avait fini par s'habituer à ce rythme de vie loin d'être sain. Des cernes discrets s'étalaient sous ses yeux à la forme banale, mais à la couleur toujours pétillante, personne ne s'en étonnait, ces cernes étaient presque le prolongement de sa personne. Andrew se tenait à quelques pas, légèrement en retrait, le menton haut et fier. Drôle de scène que voilà !

— Je suis... soulagé de vous voir enfin éveiller. Les pronostics de notre infirmière étaient bien plus pessimistes.

L'heure est grave, je ne pouvais me permettre de me reposer plus longtemps.

Kourrage eut comme un long frisson ? Ses yeux s'écarquillèrent à mesure qu'il comprenait que la voix qu'il entendait ne s'était pas élevée dans l'air, l'écho qu'il percevait avait été soufflé dans les confins de son esprit. Le choc n'aurait pu être plus grand. Andrew eut un mince sourire tandis que le visage de Laurian se fendait de la même expression alarmée. Même au cœur de Diolyde, les démonstrations de magie n'étaient pas des plus courantes et, surtout, pas aussi impressionnantes. Perlait alors une lacune des dirigeants, celle de ne pas être capable d'appréhender la magie, eux qui en étaient dépourvus.

Kourrage se laissa tomber, plus qu'il ne s'assit, sur le siège qui lui était réservé. Il passa une main sur ses cheveux brouillés poivre-et-sel et se massa les tempes. Il devait se reprendre à tout prix, mais il n'était guère plus qu'un humain. Un pauvre humain au pied d'une mission trop colossale pour lui. Un humain à bout de forces.

Vous croyiez vous être débarrassés du Mal qui rongeait Diolyde en éliminant l'espion, mais vous faisiez erreur.

Nous le savons, rétorqua Kourrage, sur son ton éternellement suave, dépourvu de toute brusquerie. Vous, comment pouvez-vous l'avoir su alors que vous vous trouviez aussi loin de l'enceinte de Diolyde ?

Sans rien dire, Cobra dévisagea longuement le directeur. Plus attentif que quiconque en ces lieux, Andrew percevait la tension qui émanait de la créature comme une senteur, un parfum sur lequel il ne saurait mettre une appellation exacte. La créature surpuissante qui se dressait de toute sa hauteur craignait-elle le dirigeant de l'école qui lui offrait l'asile ou le confondait-elle avec le maître de la Sixième zone ?

J'ai sauvé votre élève, Déméter, ou plutôt... je suis de ceux sans qui ils ne seraient plus en vie. Jyn et les Dieux n'en sont pas étrangers.

Il s'exprimait sans une once d'égocentrisme, exposant seulement les faits avec tout le détachement imaginable. Le plus déroutant était encore que ses paroles n'avaient aucune incidence sur ses prunelles dorées, aussi brûlantes que de l'or en fusion, comme si les mots qui résonnaient dans les esprits n'avaient jamais été les siens.

— À quoi faisiez-vous allusion lorsque vous parliez d'une urgence ? reprit Laurian, occasionnant un bref, mais glaçant contact visuel avec la créature.

Du Mal qui ronge Diolyde, il vous faut vous en débarrasser au plus vite, avant que les parasites ne se multiplient.

Malheureusement, nous ne disposons pas des moyens nécessaires pour le faire et nous ne pouvons pas mettre en danger nos élèves, pas après ce qu'il s'est passé et pas avant d'avoir tiré au clair ce qu'il s'est produit l'autre nuit.

Le visage de Cobra eut comme un tic. Une secousse qui parcourut la surface de son épiderme. Comme une ébauche d'émotion que même son créateur ne put comprendre. De l'impatience ? De l'agacement ? L'impuissance des dirigeants à défendre leurs élèves efficacement avait pourtant de quoi révolter, mais la créature n'était pas coutumière de la puissance que pouvait être celle d'un humain, il pouvait aisément se résoudre à leur porter secours sans une once de jugement. Une sagesse, bien différente de celle de Kourrage, couvrait ses gestes. Il était entièrement désintéressé et, dans ce fait, il ressemblait étrangement au vieil homme pétri de fatigue avachi sur son siège.

Je m'en chargerai, mais il n'y a pas un seul instant à perdre, ma force n'est pas illimitée, surtout après un séjour entre les mains ennemies, et si la menace grandit encore, je ne serai plus en mesure de l'arrêter.

Là où Andrew demeura impassible comme si son esprit se situait à mille lieues de là, en voyage dans les contrées lointaines de la spiritualité, Kourrage blêmit et échangea un regard incertain avec son collègue. Celui-ci parut réfléchir un bref instant avant d'acquiescer lentement, faute de mieux. Le directeur de Diolyde s'octroya encore quelques secondes avant d'énoncer, se levant à mesure qu'il avançait dans ses paroles :

— Très bien, nous irons, mais avant tout, je veux que vous me promettiez de ne prendre aucun risque, que ces risques vous concernent ou concernent l'ensemble de l'établissement. Je veux également que vous me promettiez de vous confier à nous quant à votre séjour à la Sixième zone, que nous puissions vous accorder notre confiance.

Les Dieux m'ont depuis longtemps accordé leur confiance, ils m'ont offert asile sur cette Terre, pourquoi ne pas les imiter, puisque vous êtes leurs enfants ?

Diolyde vous offrira l'asile, vous avez ma parole, mais je ne peux accorder ma confiance au premier venu, pas après que l'espion ait failli détruire mon école.

Cobra eut ce qui pouvait se rapproche le plus d'un sourire. La commissure de ses lèvres scellée se tendit et frémit légèrement. De quoi s'amusait-il ainsi ? De la qualification plus qu'offensante de « premier venu » ou de l'essence de cette méfiance, purement illogique et ridicule ? Andrew observait soudain l'ombre de ce géant, de cette figure nue, mais fière, de cette grandeur digne et pourtant meurtrie. Il émanait de cet être une puissance qui brisait tout, une puissance qui faisait presque froid dans le dos. Si une créature d'une force aussi grandiose décidait de changer de camp, la guerre était perdue d'avance.

Ainsi, la peur du directeur était toute naturelle. Ils ignoraient tout de cet immortel et, quelque part, l'humain était programmé pour se méfier de ce qui s'éloignait le plus de lui. La différence entre ce qu'il était, un être vulnérable et mortel qui compensait sa faiblesse par son ambition sans égale, et Cobra, un organisme unique, un vestige d'une civilisation oubliée et qui disposait, par conséquent, de pouvoirs dont ils n'avaient pas la plus petite idée, les éloignait inexorablement.

— Il ne s'agit pas d'irrespect de ma part, mais puis-je vous confier l'avenir de l'école ?

Mes capacités devraient être en mesure de détruire le fléau qui ronge Diolyde, mais si nous attendons encore, je ne suis pas certain de pouvoir reproduire cet exploit.

Kourrage enfonça son visage entre ses mains tremblantes. Il était difficile de croire que cet homme était à peine âgé de la cinquantaine là où la créature qui lui faisait face, aussi digne que possible, avait vécu plusieurs millénaires. Le contrôle de l'école revenait à ces créatures et Kourrage avait déjà nourri le désir fou, secret, d'abandonner l'établissement à leurs mains si un jour ils décidaient de signer leur retour. Cobra était comme un signe à ses yeux, le signal tant attendu. Il était peut-être tant pour lui de passer le flambeau et de placer Diolyde entre des mains plus sûres et moins anecdotiques que les siennes. Kourrage disposait d'une sagesse et d'une grandeur d'âme admirable, mais dans le conflit qui s'annonçait, il ne possédait aucune capacité surnaturelle, aucun pouvoir soufflé par les Dieux. Il n'était qu'un être humain dépassé par la furie des événements.

Votre hésitation est légitime, mais si je ne m'abuse, elle ne concerne pas uniquement la menace qui pèse sur Diolyde.

Andrew mettait un poids d'honneur à se faire oublier. Muet et malgré sa haute stature, il avait appris très tôt à se placer en retrait et à ne pas déranger les tumultes d'une conversation. Il lui semblait pourtant que le directeur de Diolyde entravait ses propos, refusait de confier la vérité, parce qu'un de ses plus brillants élèves se trouvait dans son sillage. Andrew le ressentait et le voyait même distinctement. L'aura de Kourrage ne mentait pas et, à cet instant, elle tremblait comme une feuille d'automne.

— Je suis fatigué, mais si vous le voulez bien, mes misérables soucis de mortel ne sont pas ma priorité. Nous en discuterons une fois que nous serons débarrassés de ce fléau.

Il s'agit donc d'une mise à l'épreuve...

Je vous demande pardon ?

Kourrage avait frémi. Andrew le voyait flétrir et, contrairement à une poignée de ses camarades dont certains le jugeaient coupables de bien des difficultés que Diolyde rencontrait, il avait toujours éprouvé une certaine sympathie pour cet homme. Andrew pouvait lire les auras, les décrypter, les analyser. C'était pour lui presque un parfum qui embaumait l'air, une senteur qui témoignait des émotions de leur propriétaire. Ainsi, Kourrage se donnait entièrement à sa cause, il y avait sacrifié sa vie et bien plus que cela.

Si je remplis cette mission, vous me considérerez comme un allié et non comme l'ennemi qui se cacherait derrière sa toute-puissance ?

Je ne pense pas être de taille à vous demander une quelconque... mise à l'épreuve.

En effet.

Nulle fausse modestie, Cobra se contentait d'évoquer une vérité que personne ne s'aviserait à remettre en doute. Une fois encore, un pan entier du destin de Diolyde s'apprêtait à se jouer sans que ses élèves et ses enseignants n'en aient conscience. Le contrôle de Kourrage touchait à sa fin et il était temps pour lui de l'admettre. L'intervention de Cobra en formait la preuve et l'autre n'était pas assez fou pour nier l'inévitable.

— Vous pourriez détruire cette école si vous le vouliez. Je préfère vous considérer comme une chance que comme une malédiction. En vérité, cette école a cruellement besoin de vous.

La gloire personnelle ne m'intéresse guère.

Une phrase laissée en suspens que Cobra n'acheva pas.

Vous faites bien de vous méfier de moi. L'ennemi est plus fort que vous ne le pensez et si mes lèvres resteront scellées à jamais, c'est bien pour ne jamais livrer mes secrets. Je consens à vous transmettre ce que je peux, mais je ne peux vous promettre l'entière vérité. Nous en reparlerons lorsque la menace n'existera plus... celle-ci, du moins !

Kourrage acquiesça. Ils venaient de trouver un terrain d'entente.


Un court chapitre que j'ai ajouté puisque je m'étais trompée dans le calcul des chapitres (j'en avais sauté un en les numérotant lors de l'écriture), celui-ci a dont été en partie ajouté (ou plutôt développé parce que la base y était, j'ai rajouté peut-être un bon tiers). Le prochain chapitre devrait vous surprendre :))

Bon week-end !

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