Chapitre 26 : Désordres

Aaron rentrait des cours de la matinée sans même avoir fait un détour par la salle où, d'ordinaire, il ne manquait pas une occasion de se restaurer. Il n'avait envie de voir personne ou, du moins, aucun de ses amis avec lesquels il aimait passer son temps libre. Il était même devenu maître dans l'art de partager son temps, de le passer avec ceux qui s'appréciaient et de rendre équitable tout échange. Ses connaissances, celles qui s'appréciaient et ceux qui se vouaient une haine aussi totale que typique des adolescents de leur âge, avaient pris le pli et profitaient de sa présence comme d'un rafraîchissement, une chance, même !

Aaron était populaire au sein de l'école et pas une seule personne n'ignorait son existence. Il représentait une sorte de mascotte, un garçon qu'il fallait à tout prix connaître et que l'on gardait auprès de soi aussi longtemps que possible. Mais l'Australien était volage, autant en amitié qu'en amour, il ne demeurait jamais longtemps en place et ses fréquentations dépendaient presque de ses humeurs. Il butinait, se servait dans les multiples relations qu'il collectionnait, véritable soleil qui brillait partout. Car Aaron possédait cette chose inqualifiable qui le rendait irrésistible et il savait en jouer autant que le faire taire lorsque cela s'avérait nécessaire. Il n'était pas exclusif, il dévorait la vie à pleines dents et, quand qu'il le fallait, il pouvait se révéler d'un courage et d'une fidélité incontestée.

Le jeune homme déposa son sac sur son lit dans un soupir las. Il se frotta les yeux, espérant rejeter, par ce geste, toute la fatigue qui l'imprégnait. Il savait que les courtes heures de sommeil de la nuit précédente le rendaient plus irritable qu'à l'accoutumée. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il avait décidé de fausser compagnie à ses amis. Il s'en voulait pour la veille, pour avoir fait preuve d'une telle indélicatesse et encore plus désormais qu'Eole se reposait dans son lit, aussi raide qu'un macchabé. Lui qui avait pour habitude de récolter les problèmes d'autrui, de les ingérer même pour soulager ceux qui se confiaient à lui de leur poids, ne réalisait pas qu'il avait pu être source de soucis pour l'un de ses plus proches amis.

Car si toutes les abeilles qui butinaient autour de lui à longueur de temps représentaient une source de bonheur simple, un besoin vital pour ce garçon sociable et extraverti, il y avait plus primordial encore que ces adolescents. Delkateï, Eole, Jyn, Déméter formaient un ensemble solide auquel il tenait plus encore. Ils étaient ses racines, ses piliers, ses sources, des éléments bien plus nécessaires que les étudiants qui pensaient monopoliser son attention au détour de quelques conversations sans intérêt. Les garçons avec lesquels il partageait sa chambre comptaient davantage et plus qu'il ne saurait se l'avouer.

— Comment étaient les cours ? s'enquit Delkateï, avachi sur le bord de son lit, seul son regard témoignant de l'activité de ses neurones.

— Tu n'as rien raté.

— Ça, tu vois, je m'en serais douté !

L'Australien sourit, mais moins sincèrement qu'à l'ordinaire. Delkateï décelait une crispation dans tout son corps, comme lorsqu'il traînait avec d'autres, coupable d'une infidélité inacceptable. Cette idée caressa Delkateï qui ne put que s'en moquer. Son ami semblait jouer un rôle perpétuel, celui du confident, du garçon sûr et plein d'assurance, plein d'humour et de réparti. Une façade.

— T'as pas l'air dans ton assiette, décréta Aaron, sans doute dans l'espoir de détourner l'attention de sa propre personne.

— J'te retourne le compliment.

Delkateï se leva, avança jusqu'à se trouver à la hauteur de son interlocuteur, et le dévisagea. L'autre soutint son regard avant de le détourner, déposant une œillade préoccupée sur Eole.

— C'est lui qui t'inquiète ?

— Viens, sortons, on va encore réussir à le réveiller.

— Ça m'étonnerait, on dirait presque qu'il est mort.

Aaron frissonna. Il n'osait pas y penser et attira Delkateï à l'extérieur, faisant fi de ses protestations. Alors, il put prendre une profonde expiration et articula, comme un aveu qui lui torturait l'âme :

— J'ai croisé Eléonore tout à l'heure.

— Et elle t'a demandé des nouvelles de son cher et tendre ? ricana le Napolitain, esquissant un premier mouvement, entraînant son homologue dans une promenade sans but à travers les couloirs de Diolyde.

— Ouais, elle s'inquiétait.

— C'est pas comme si c'était la seule.

— Je m'en veux, Del ! J'ai agi comme un idiot, j'ai été... indélicat au possible et regarde dans quel état il se trouve maintenant !

— Son état, c'est pas ta faute.

Delkateï n'était pas tout à fait certain de ce qu'il avançait, mais une chose était certaine : l'acte d'Eole avait été réfléchi au moins une fois. Il ne s'agissait pas d'un geste dicté par la rage, ou du moins, cette rage n'était pas nouvelle.

— Eole m'a parlé, l'autre jour. Je savais qu'il n'allait pas bien, qu'il avait peur. Quel genre d'ami je fais, à ton avis ?

— Le genre d'ami qui en a trop pour les compter ? éluda innocemment Delkateï, marchant les mains dans les poches, saluant d'un hochement de tête presque entendu ceux qu'ils croisaient.

Aaron sembla se ratatiner. Le problème se situait-il là ? Il n'aurait jamais pu imaginer que cela puisse poser un quelconque problème et cela le blessa. Il conserva pourtant une expression neutre, quoique légèrement torturé. Il ressemblait au jeune premier dans les tragédies, prêt à mourir parce que les malheurs s'acharnaient sur lui sans cesse. Peut-être n'était-ce pas qu'une simple ressemblance et que le théâtre dans lequel ils se trouvaient ne faisait qu'abriter leurs âmes en peine dans l'attente du dénouement.

Une fois encore, il tut ce qu'il avait sur le cœur. Delkateï ignorait qu'il avait failli quitter Diolyde et ses parents avaient lourdement insisté. Il avait refusé la veille, les nerfs prêts à craquer, retenant des larmes qui ne sauraient couler. Il valait mieux que personne ne sache. Il était le réceptacle des malheurs de ses proches, pas celui qui irait partager son propre fardeau avec les mêmes qui avaient sangloté sur son épaule. Pourtant, il souffrait. Il souffrait de la disparition de Calysta, une chère amie qui lui avait été enlevée, sa peur de quitter à jamais ces lieux, celle d'avoir manqué à son rôle en trahissant la confiance d'Eole.

— On devrait aller à l'infirmerie, finit-il par énoncer, d'une voix qui ne souffrit aucun trémolo.

— Pas sûr qu'on nous laisse entrer, objecta Delkateï, regardant toujours bien devant lui.

— Tant pis, j'y vais quand même !

D'où lui venait cette soudaine envie ? L'autre lui jeta un regard en biais sans comprendre. Il le suivit sans rien dire, gravissant les quelques marches qui les menait au lieu de repos, l'endroit où tout avait failli basculer la veille. Aaron avait demandé, sans trop insister, ce qu'il s'était produit et Delkateï avait répondu à sa curiosité de manière très évasive. L'Australien avait lui aussi été questionné, mais n'avait rien eu à répondre sinon les banalités que les autres élèves véhiculaient dans tout Diolyde.

Ils atteignirent la porte de l'infirmerie. Aaron posa un doigt sur ses lèvres, intimant à son compère le silence. Il ouvrit la porte, se faufila à pas de loup à l'intérieur.

— Messieurs, puis-je savoir ce que vous venez faire ici ?

L'Australien manqua de lever les yeux au ciel, toutes ses précautions mises à mal par la silhouette autoritaire et faussement courroucée de Sylvie. Delkateï ouvrit la bouche dans le but évident de donner une réponse qui ne conviendrait guère à la maîtresse des lieux. Aaron le devança, persuadé que l'infirmière l'appréciait davantage, un sourire innocent et un brin charmeur brillant à ses lèvres, ce rictus occultant momentanément son mal-être :

— Nous sommes dispensés de cours pour l'après-midi et...

— Tu ne m'apprends rien, jeune homme, ton parrain vient de me l'apprendre.

—... et nous pensions rendre visite à nos amis, poursuivit Aaron, pas le moins du monde décontenancé par la répartie de la femme. Promis, nous retournons dans nos chambres juste après !

Sylvie dévisagea ostensiblement les deux jeunes lurons, une expression suspicieuse inscrite sur ses traits sans âge. Elle cherchait à démêler le vrai du faux, comme si ces deux adolescents risquaient de mettre la pagaille dans un lieu qu'elle protégeait comme une jument son poulain. Ses mèches blondes ondulaient devant son visage sans qu'elle ne tente de les chasser.

— Le directeur vient à peine de partir, protesta-t-elle, moins fortement.

— J'imagine que mon parrain est venu aux nouvelles.

L'infirmerie opina. Kourrage avait écourté sa sieste dans ce but, s'inquiétant pour les dizaines de problèmes qu'il avait à gérer. Des tracas quotidiens qu'il connaissait par cœur, les désobéissances mineures et les courriers administratifs auxquels Diolyde n'était pas exempté, aux urgences nouvelles. Ce qu'il s'était produit la veille, l'arrivée de cet être, Cobra, dont il savait si peu, la découverte inopinée de l'existence de Kristal, la pièce maudite du deuxième étage qui était à l'origine de la plupart de ces événements sans même qu'il le sache... Kourrage avait besoin de faire le tri dans ses pensées, sans quoi il ne parviendrait plus à résoudre les problèmes à leur source.

— Vous avez un quart d'heure, finit par concéder Sylvie.

En guise de remerciements, Aaron accorda à l'infirmière son plus grand sourire et Delkateï s'avança dans la pièce. Jyn paraissait dormir paisiblement et il regagnerait probablement sa chambre d'ici peu, Cobra semblait plonger dans une torpeur proche de la mort et Déméter... Déméter paraissait cauchemarder, les sourcils froncés sur son visage d'ordinaire rassurant. L'Italien s'arrêta devant son lit tandis qu'Aaron examinait les expressions, les tourmentes, tout ce que ces corps inertes pouvaient bien renfermer. Il parut fasciner par Cobra, par sa peau parcheminée à la couleur grisâtre, par ses lèvres recouvertes de traits verticaux, par les runes qui recouvraient son visage, par sa splendeur immobile.

Le silence était parfait, presque trop unanime pour être tout à fait réel. Mais bientôt, une inspiration brutale et saccadée s'éleva, rugit, brisa le calme de la pièce. Déméter se redressa dans sa couche, les yeux écarquillés, la respiration difficile et bien trop rapide. Il paraissait minuscule dans le grand lit où il se trouvait. Son regard cherchait quelque chose à quoi s'accrochait, la souffrance et l'égarement imprégnaient ses prunelles violettes.

— Respire, lâcha Delkateï, les mains crispées sur le rebord du lit et sans quitter des yeux le garçon qui paraissait sur le point d'étouffer.

Il paraissait avoir retenu sa respiration tout le temps qu'avait duré son sommeil et la première inspiration avait été d'autant plus douloureuse. Douloureuse comme un choc, celui d'un corps qui rencontre une surface, la traverse au prix d'un long supplice. Aaron comme Delkateï le lisaient dans les prunelles de leur jeune ami. L'Australien réagit le premier, il se jeta sur la petite table de nuit à côté du lit et servit un grand verre d'eau. Il le tendit à Déméter qui ne paraissait déjà plus le voir et dit, glissant l'offrande entre ses doigts tremblants.

— Tiens. C'est de l'eau. Allez, bois un peu.

Il obéit après un instant de flottement. Il porta tant bien que mal le verre à sa bouche et s'étouffa avec le liquide glacé. Celui-ci dégoulina le long de ses lèvres, de son menton, jusqu'à mouiller ses vêtements usés. Il but pourtant goulûment, toussant l'eau qui lui remontait jusque dans les narines. Son geste avait quelque chose de désespéré, trahissant une réaction qu'il n'aurait jamais dû avoir. Aaron et Delkateï échangèrent un regard inquiet. Leur Déméter qui paraissait réfléchir au moindre de ses gestes, dont le calme et le désir d'entretenir un équilibre aussi parfait que le sien comptait plus que tout, agissait au contraire de ses habitudes, dans un désordre total.

— Je... J'ai... balbutia-t-il, les yeux fous.

— N'essaie pas de parler, intervint Delkateï, conscient qu'il n'était pas la personne la plus à même de rassurer son ami.

Pendant un bref instant, Déméter obéit. Il se recroquevilla sur lui-même, son regard hagard cherchant ce qu'il ne saurait trouver en ses lieux : la preuve de ce qu'il avait cru vivre. Son premier contact avec le monde des Dieux, avec le monde impalpable dans lequel ils vivaient, avait été brutal. Il pressa sa couverture contre lui, dans un geste enfantin destiné à le rassurer.

— Je... Je crois que...

— Tu nous raconteras tout après, dit Aaron, après avoir jeté un regard entendu à Delkateï. Personne ne sait ici ce qu'il s'est passé, mais ça ne presse pas. Reprends ton souffle, ça va aller !

Déméter secoua la tête négativement, mais n'ajouta rien. Puis ses yeux s'égarèrent sur les lits occupés à côté du sien. Jyn paisiblement endormi et... et une figure qui lui parut étrangement familière. Une figure inhumaine qui ne l'affola pas davantage, mais fit naître au creux de ses lèvres un aveu :

— Les Dieux ont... Ils ont décidé d'être des nôtres, de se battre avec nous. Ils sont prêts à prendre leur part aux... aux combats qui s'annoncent.


Hop, un petit chapitre pour digérer un peu des fêtes. Je viens de voir que j'ai sauté un chapitre dans ce tome 2 et que, par conséquent, j'ai 59 chapitres au lien de 60. On va redécouper tout ça et j'ai trouvé mon occupation du soir. 

Bonne soirée !!

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