Chapitre 24 : Les pions sacrifiés
Kristal traversa les couloirs sans attendre ses interlocuteurs. Le regard rivé sur un objectif que Delkateï ne comprenait pas, la curiosité ne paraissant pas être le motif de ce vif intérêt. Il avançait dans la pénombre et atteignit, en quelques minutes, l'infirmerie, à peine essoufflé par l'effort qu'il venait de fournir.
Sylvie lui rendit un regard suspect, craignant de voir son antre à nouveau troublé par les éclats d'une force obscure. Elle était épuisée, mais gardait son aplomb habituel. Ses poings vissés sur ses hanches larges et généreuses, elle détaillait celui qui venait de faire irruption dans la pièce alors qu'elle venait à peine de hisser Jyn sur un lit et de vérifier que tout était en ordre. Elle voyait déjà son travail démoli par l'inconscience d'une brute. Pourtant, elle connaissait bien Eole pour l'avoir vu à quelques reprises au cours de sa scolarité. Le garçon qui se tenait face à elle lui parut, d'emblée, bien différent.
— Eole, je vais te demander de sortir. Il est tard et...
Elle mit un terme à sa prise de paroles à l'instant où elle réalisa que Kristal n'écoutait pas un mot de ce qu'elle disait. Il la dépassa comme si elle n'existait pas et s'arrêta devant le lit qu'occupait Cobra. Sur le pas de la porte, les trois laissés-pour-compte observaient la scène avec un brin d'appréhension. Devaient-ils intervenir ? Kourrage le savait, le moindre geste de leur part revenait à les condamner tous si le démon décidait de mettre sa menace à exécution et il refusait d'en prendre le risque.
Kristal, debout devant le corps inerte, dévisagea longuement l'être inconscient. Il n'avait pas prêté un seul regard à Déméter et observait minutieusement le mystère qui s'offrait à son regard. Il ne s'étonna pas devant les traits verticaux qui couvraient ses lèvres, ni même devant sa peau grise. Il finit par murmurer :
— Ainsi, il existe vraiment...
La méfiance se lisait dans sa posture, comme si le démon craignait que Cobra ne se réveille de son sommeil et se jette à sa gorge. Kristal considérait peut-être cette créature comme un rival, comme un danger potentiel pour sa survie.
— Quand se réveillera-t-il ? s'enquit-il, toujours sans accorder un regard à Sylvie ou aux trois autres, restés immobiles sur le seuil de la porte.
— Pas avant plusieurs heures, je lui ai injecté un calmant pour être sûre qu'il reprenne des forces et ne tente rien d'inconscient.
Kristal huma l'air, se détachant momentanément de son observation minutieuse. L'œil suspicieux, il paraissait chercher un indice dans l'environnement qui l'entourait sans que personne ne puisse expliquer son comportement. Il finit par énoncer, d'une voix qui le différenciait nettement d'Eole, plus gutturale et aux accents plus durs :
— Il a le pouvoir de nous détruire tous.
— C'est aussi ton cas, j'te rappelle, marmonna Delkateï, dans un haussement d'épaules.
Il se trouvait dans une situation où sa foi l'abandonnait. Alors que Diolyde était supposé la raviver, ces moments d'égarement le faisait se sentir plus seul et abandonné que jamais. Une chose était sûre, cette école, aussi vivante soit-elle, n'influençait pas ses opinions. Il avait beau avoir vu un Dieu, ou du moins sous sa forme la plus physique, il demeurait incertain.
— Les Dieux nous ont demandés de le protéger, déclara Kourrage, presque solennellement, alors si tu comptes attenter à sa vie, nous...
— Vous ne ferez rien, vieux fou ! cracha Kristal, son regard améthyste miroitant dangereusement. Vous envoyez vos élèves courir aux devants du danger, alors ne me faites pas croire que vous ferez quoi que ce soit s'il me venait l'envie de détruire vos chances de sauver ce monde !
Kourrage pâlit, mais n'ajouta rien. Tout juste sa main se crispa et son front se barra d'un pli anxieux. La situation lui échappait une fois encore, et il haïssait cela. Sylvie se faisait oublier, surveillant d'un œil maternel ses protégés.
— Vous n'êtes que des pions sur l'échiquier et vous ignorez les règles. Pires, vous cachez le peu que vous savez à vos élèves ! Ils ont plus d'importance que vous n'en aurez jamais ! Mais, dites-moi, quel effet fait l'impuissance ? Ce doit être douloureux, de s'éveiller en se sachant inutiles, de vivre en ayant pleinement conscience de sa propre impuissance... persifla le démon, qui après s'être désintéressé de son ennemi potentiel, libérait une rage destructrice et dirigée vers la Terre entière.
Delkateï prit une profonde inspiration qui lui valut un regard désapprobateur de son père. Ses lèvres pincées, ses yeux bicolores qui brillaient d'une lueur autoritaire, tout en lui défendant d'ouvrir la bouche. En silence, il articula : « va te coucher », mais sans parvenir au moindre résultat. Cette fois encore, son fils lui désobéissait et Eran était presque soulagé que son épouse n'assiste pas à cet affront. Il tâcha de ravaler sa peine, sa frustration et la blessure qui s'ajoutait à tous les sacrifices qu'il avait dû commettre au nom de la cause qu'il servait. Un fidèle lieutenant, un brave soldat.
— Tu devrais le savoir mieux que personne, t'es les trois quart du temps qu'un... parasite collé à Eole. L'inutilité, ça doit te connaître !
— Delkateï !
Trop tard. Une étincelle de rage s'alluma dans le regard de Kristal. Delkateï avait pour habitude de ne jamais subir les conséquences de son franc-parler, mais il en vint à regretter. La créature n'était pas de ceux qui passaient ce type d'insolence et, à ce jeu-là, l'adolescent n'aurait pas dû être si sûr de l'emporter. Une douleur aiguë lui vrilla le cerveau et il ploya un genou, un hurlement aussi intense que bref ébranla toute sa silhouette.
— Arrêtez !
Kourrage venait de s'interposer. Il paraissait calme, peut-être même trop calme. Seule une veine qui pulsait le long de sa tempe prouvait l'inverse. Il agissait en maître des lieux et l'assurance de son cri venait de le prouver. Décontenancé, Kristal réorienta son attention sur le vieil homme et abandonna sa proie.
— Ce n'est qu'un enfant.
— Un enfant à la langue trop pendue pour avoir vécu aussi longtemps, siffla le démon, jetant un regard plein de mépris au garçon qui reprenait, à grand-peine, sa respiration.
— Un enfant qui aura plus d'importance que je n'en aurais jamais, admit Kourrage, d'une traite. Un garçon précieux.
— Et ça ne vous fait pas mal de l'admettre ? ricana Kristal, sa colère nuancée par un vilain amusement
Il paraissait tenir à cette conversation au point où personne n'osait l'interrompre. Laurian se taisait, assis au chevet de Déméter, analysant silencieusement les risques que représentait cette conversation. La créature semblait vider son sac, abandonner ce qu'elle avait sur le cœur, blessant sans rougir ceux qui subissent ces multiples outrages. Peut-être était-ce parce qu'il avait frôlé la mort ? Peut-être était-ce parce qu'il n'avait plus rien n'à perdre ?
Ce spectacle aurait pu être comique. L'expression choquée de Delkateï se transfigurait déjà, laissant place à une moue bien caractéristique. Il avait oublié la raison de sa visite, entraîné par l'action, par l'adrénaline, par l'impression de vivre. Il se tenait prêt à intervenir à tout moment, à imposer son opinion s'il le fallait. Laurian, sans avoir à s'en enquérir, l'instant aurait été mal choisi, avait compris grossièrement la situation et les risques qui en résultaient. Toute cette scène, ce bouleversement, cette peur, au beau milieu de la nuit.
— Bien sûr que c'est douloureux, dit l'ancien joueur de football, s'exprimant pour la première fois d'une voix qu'il espérait sûre.
— Notre rôle n'a peut-être pas la grandeur des élèves que cette école accueille, mais il n'est pas vain, ajouta Kourrage, qui paraissait avoir repris une contenance sûre et s'illustrait une fois encore par la sagesse de ses paroles.
— Les Dieux se moquent de vous !
— Dans quel camp êtes-vous ? demanda Eran, une expression suspicieuse désormais inscrite sur ses traits.
Un sourire hérissa les lèvres de Kristal, comme si la question l'amusait beaucoup. Il savait à quel point la réponse comptait aux yeux de cette joyeuse petite assemblée, un public qu'il se plaisait à manipuler. Une étincelle de folie se cristallisait dans les yeux améthyste, seul signe physique de sa présence.
— Je ne suis pas le nouvel espion, si ça peut vous rassurer.
— Ce n'est pas pour autant que nous ne devons pas vous considérer comme un ennemi, fit remarquer Kourrage, avec une douceur qui contrastait avec la tension de cette conversation.
— Si l'envie me prenait, je pourrais annihiler toutes vos chances de gagner cette guerre, alors contentez-vous d'espérer que j'agis pour votre cause.
— Ce serait pas pour la tienne que tu agis ? lança Delkateï, les bras croisés contre sa poitrine, avec toutefois moins de défiance que tantôt.
— Je ne pense pas, intervint Laurian, depuis son siège, attirant tous les regards qui convergèrent sur son corps fatigué. Si la Sixième zone nous détruit, elle n'épargnera pas Eole. Vous êtes son... protecteur ?
Delkateï ricana devant de telles hypothèses. Laurian ignorait la vérité et, sans le savoir, et sans même que les autres en aient conscience, il venait de s'approcher de la vérité. Il se tenait juste à côté de la réalité, trop près pour ne pas mettre en danger le secret de Kristal qui grinça des dents.
— Rien qu'un démon qui l'habite, je suis certain que vos collègues se feront une joie de raconter les modalités de cette histoire. Contentez-vous de penser que vos vies reposent sur mon bon vouloir. Je pourrais reprendre le contrôle aux Dieux si je le voulais, gardez bien ça à l'esprit !
L'Italien pinça des lèvres depuis le seuil de la porte où il se trouvait toujours. Il jouissait d'une vue imprenable sur l'infirmerie devenue, bien malgré elle, théâtre d'une discussion improbable et aux proportions infinies. Il ne pouvait pas s'empêcher d'y voir l'aspect sordide. Pourquoi devaient-ils sans cesse repousser l'inévitable en se cachant derrière de beaux discours ? Son sang battait ses artères et ses veines palpitaient sous sa peau. Il ne parvenait pas à permettre l'impuissance pointée du doigt par le démon. Il ne pouvait pas le contredire à ce sujet, trop conscience de cette sensation qui le prenait bien trop souvent.
— Les Dieux ne le permettraient pas... murmura Sylvie, qui avait redoublé d'efforts pour se faire oublier.
— Les Dieux ? s'esclaffa Kristal. Quels Dieux ? Ceux qui vous ont gracieusement accueillis ici ? Ceux que vous n'avez jamais vu sinon sur des vulgaires fresques et sculptures ? Ceux qui vous envoient mourir en leur nom ? Quels Dieux, dites-moi ?
— Ceux pour lesquels nous nous battons, les créateurs de cette Terre, asséna Eran, d'une voix moins forte que celle empruntée par la créature.
Cela ne suffit pas à calmer les moqueries acerbes de cette dernière. Il était désormais debout devant le lit occupé par Cobra et clama bientôt :
— Pitié ! Vous n'êtes que des pions, des soldats si le terme vous paraît moins offensant, mais la définitive est la même. Pauvres mortels, vous êtes incapables de voir la vérité en face ! Les Dieux se servent de vous pour mourir à leur place, ils ne valent pas mieux qu'Aïrès. Ils sont de la même espèce, ils préfèrent vous voir crever sous leurs yeux plutôt que prendre part aux combats qu'ils ont eux-mêmes initié ! La preuve, ils vous pardonnent vos hésitations, vos misérables lâchetés. L'une des vôtres a été enlevée et vous préférez vous lamenter, prétendre que vous agirez bientôt, plutôt que la sauver. C'est une Instinct, les Dieux le savent, et ils vont la laisser périr !
Delkateï laissa la surprise marquer ses traits. Outre la véhémence des propos de Kristal, leur sens marqua l'esprit du jeune homme. Calysta... une Instincts ! Il savait que le démon pouvait lire et deviner lesquels d'entre eux avaient été choisis par les Dieux, mais le choc d'une telle révélation le laissa sans voix. Il vacilla même, comme si le pouvoir de la créature venait à nouveau de traverser son corps. Les dirigeants de Diolyde parurent moins étonnés. Le savaient-ils déjà ? Les prunelles de l'Italien se durcirent :
— Il n'a pas tort. Elle pourrait être en train de se faire torturer en ce moment même alors qu'on discute tranquillement. Ça me donne envie de gerber.
Eran parut mal à l'aise, comme si l'entendre prononcer de la bouche de son fils donnait une autre proportion à l'horreur de ce qu'ils rechignaient à faire.
— Nous ne comptons pas la laisser entre leurs mains, se défendit-il, assez faiblement.
— Braves et dociles marionnettes !
Kourrage ferma les yeux et ne recula pas sous l'insulte. Il ne put en supporter davantage sans intervenir, une pensée claire grandissant dans son esprit avec la force d'une certitude. Il déglutit, cherchant le regard de Kristal avant d'énoncer :
— Vous avez sans doute raison. Nous sommes des pions et notre impuissance est sans doute la chose la plus pénible à supporter à mes yeux. Mon rôle est de veiller sur ces prodiges, d'écarter les dangers tant que j'en ai le pouvoir, de m'assurer que cette école remplisse son rôle. Je n'ai jamais voulu faire de ces enfants des soldats, ni même des sacrifices au nom d'une cause qui les dépasse. Mon seul souhait aura été de les protéger. Vous vous trompez au sujet de l'impuissance, il y a bien pire que cela, il y a le sentiment d'avoir échoué.
— Les élèves de Diolyde ne sont pas davantage que des sacrifiés qui s'ignorent.
— Peut-être, mais ni moi ni les Dieux n'ont jamais tenté de les manipuler. Mon rôle est peut-être ingrat, peut-être vain et sans doute dénoté d'importance, mais il m'a été confié et j'y serais fidèle aussi longtemps que je vivrai !
J'ai pour vous une grande nouvelle : Instincts a gagné un Wattys dans la catégorie fantastique ! Pour être tout à fait honnête, ça a été une grande surprise puisque le tome 1 mérite, selon moi, une bonne réécriture, mais je suis juste ravie que l'histoire ait su, à ce stade, s'imposer dans sa catégorie. Je peine encore à le croire et j'espère que ça permettre à d'autres lecteurs de découvrir cette saga !
Voilà, je tenais à partager ma joie. Un joli macaron décore désormais la couverture du tome 1 ! C'est une nouvelle aventure qui débute pour Instincts et espérons qu'elle nous réserve encore de belles surprises :3
Je vous embrasse !
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