Chapitre 23 : Le démon hors de sa cage

Jyn débita les informations dont il disposait avec une urgence hagarde. Il s'effondra à même le sol au terme de ses brèves explications, tirant un hurlant affolé à l'infirmière. Sylvie cueillit son corps vidé d'énergie sans qu'aucun des dirigeants ne réagissent, maugréant un discours sur la responsabilité de ces hommes et les dégâts qu'ils commettaient inconsciemment. Delkateï, lui aussi, se trouvait dans un état quasi hypnotique et sa raison manquait à l'appel. Il fut pourtant le premier à réagir, ignorant s'il tirait sa lucidité de ses aptitudes ou simplement de son amitié pour Eole.

— Faut aller le tirer de là !

Son exclamation fit l'effet d'une bombe au milieu de la pièce et tout reprit sa place initiale. Le charme venait de se rompre, comme pour Jyn une poignée de secondes plus tôt. Ils reprirent leurs esprits, échangèrent un regard entendu, une compréhension immédiate et dépourvue de paroles. Le temps pressait.

— Allez-y sans moi, trancha Laurian, je ne ferai que vous ralentir.

Kourrage opina et Eran ouvrit la danse. Il se précipita à l'extérieur, Delkateï et le directeur sur ses talons. Leurs pas martelaient le sol de l'école endormit un raffut intolérable qui bouchait leurs oreilles et galvanisaient leurs muscles. Le père et le fils, tous deux plus rapides que leur aîné, le devançaient de plusieurs mètres lorsqu'ils atteignirent l'escalier qui menait aux nouveaux équipements de Diolyde. Ces quelques minutes de course bercée par l'adrénaline avaient semblé durer des heures entières et le jeune Italien sentait son souffle lui manquer, ses muscles protester discrètement. Il n'avait que faire des signaux de son corps, de ces futiles avertissements. La bête dormait encore et cela lui suffisait amplement.

Eran ouvrit la porte close, celle que Jyn, dans son délire encore conscient, avait décrite. Contrairement à son fils, il savait ce qu'il se trouvait derrière et le danger que pouvait représenter de telles infrastructures entre de mauvaises mains. Quelle folle idée avait bien pu traverser l'esprit d'Eole pour s'y enfermer ? Ils pénétrèrent dans le sas et, déjà, la température chutait de quelques degrés. L'ordinateur de bord, cette machine impressionnante que le Russe avait manifestement réussie à allumer, se dressait face à eux. Sans attendre l'arrivée de Kourrage, le directeur n'ayant pas réussi à suivre le rythme de ses cadets, Eran se jeta sur les boutons et pianota frénétiquement sur plusieurs d'entre elles. L'urgence lui fit commettre de graves erreurs et il fallut encore d'interminables secondes pour parvenir à ses fins. Des secondes qui pourraient bien être mortels à celui qui s'était enfermé à l'intérieur de la pièce glaciale.

Enfin, il appuya sur la dernière touche, l'écrasant presque. Un signal sonore et strident retentit. La porte s'ouvrit dans un jet de vapeur froide. Celle-ci emplit la pièce en quelques secondes et un frisson parcourut l'épiderme de Delkateï. Qui aurait pu survivre dans pareilles conditions ?

— Écarte-toi, Delkateï, lui ordonna Eran, une expression grave gravée sur ses traits.

Manifestement, il s'apprêtait à se jeter à l'intérieur de ce nuage opaque et glacial et son fils manqua de le retenir, de l'empêcher de se jeter à l'intérieur du sas. Son père suspendit son geste de lui-même alors que, derrière eux, la respiration erratique de Kourrage les rejoignait. Une silhouette, au cœur des arabesques glacées, se dessinait. Indistincte d'abord, comme sortie d'un songe ou de l'imagination débordante de chacun d'entre eux. Puis, bientôt, il ne fut plus possible de douter. Un corps se formait bien, debout sur le seuil de cet enfer, debout et figé.

— E-Eole ?

Ils distinguèrent bientôt les détails de son visage. Il s'agissait bien d'Eole, de ses traits fins, presque efféminés, de sa peau d'albâtre. L'expression qui seyait ses traits était d'une immense gravité et son teint encore plus pâle qu'à l'ordinaire. Il était en vie et Delkateï ressentit une vague de soulagement le submerger.

— Non, articula le Russe. Ce n'est pas Eole.

Eran sourcilla sans comprendre.

— Je t'expliquerai, souffla son fils, sans quitter des yeux la silhouette qui s'échappait lentement, comme si chaque geste était douloureux, de l'enfer dont on venait de le sauver. Kristal, qu'est-ce t'as fait de Eole ?

Le ton brusquement hargneux de l'Italien tira un sourire au concerné, comme s'il trouvait la situation particulièrement amusante. Il s'extirpa entièrement de la pièce avant de s'adresser à Kourrage, ignorant les deux autres :

— Si vous voulez bien fermer la porte, j'ai eu ma dose de fraîcheur pour les décennies à venir.

Le directeur de Diolyde ferma la bouche qu'il avait laissée ouverte d'étonnement et obéit, pianota avec la même urgence que son cadet sur les touches avant que la porte se referme dans un claquement sourd. Quelques instants supplémentaires furent nécessaires pour évacuer l'épais nuage qui obscurcissait leur vision et un premier frisson ébranla la silhouette d'Eole. Jusqu'alors, il ne paraissait pas atteint par le froid, comme si les températures négatives ne l'atteignaient pas et n'affectaient qu'Eole, endormi et impuissant dans les tréfonds de son esprit. Ses lèvres se coloraient d'un bleu inquiétant et ses doigts, rigides, avaient perdu leur couleur.

— Tu... Nous devrions peut-être sortir d'ici pour discuter.

Kristal couva Eran d'un regard inflexible et, pourtant, il esquissa lui-même le mouvement et quitta la pièce que Kourrage referma soigneusement derrière eux.

— Vous n'êtes pas Eole, n'est-ce pas ? s'enquit le vieil homme, alors que le jeune garçon pliait et dépliait les phalanges, une expression insondable, mais proche de la fascination sur les traits.

— Non.

— Qui êtes-vous ?

— Il n'a pas jugé utile de vous informer de ce « détail », ricana-t-il, toujours obnubilé par la réponse tardive que lui offraient ses muscles et la rigidité de ses membres.

Kristal laissa s'écouler un bref silence, conscient que les regards étaient rivés sur lui, savourant cette domination qu'il n'exerçait pas assez souvent à son goût.

— Je suis Kristal. Fut un temps où j'étais l'ami d'Eole, le seul, et depuis son arrivée ici, je suis son fardeau. Pour faire simple, je suis un démon qui s'est échappé des profondeurs de la croute terrestre pour élire domicile en son corps. Il est le seul à avoir survécu à ma... présence.

Kristal vit les deux adultes déglutir à ces aveux. Sans doute étaient-ils choqués par la brutalité de ces révélations, mais la créature ne les laissa pas poursuivre et l'interroger encore :

— Ne soyez pas étonné qu'il vous ait caché mon existence, vous avez caché bien plus grave. La pièce où j'étais enfermé en est un bel exemple.

Kourrage pâlit sous l'accusation et Delkateï ne put le contredire sans s'accuser d'hypocrisie, lui qui avait si longtemps reproché aux dirigeants leur manque d'honnêteté. Plantés dans le long couloir qui menait aux différentes salles dument équipées pour forger les soldats de l'école, ils se consumaient dans un silence pesant.

— Qu'est-ce que t'as foutu ? Tu as essayé de tuer Eole ? finit par gronder l'Italien, récoltant une œillade glaciale qu'il soutenue sans frémir.

— Je te défends de prétendre quoi que ce soit de pareil.

— Je ne t'ai jamais senti, mais je pensais pas que t'irais jusqu'à essayer de le tuer !

Delkateï regretta amèrement sa verve lorsque la main d'Eole, plus vive que jamais, s'enroula autour de son cou et le plaqua contre le mur de pierre. L'impertinent sentit les irrégularités lui entamer le dos et blesser sa tête. Il retint un gémissement alors que la poigne surhumaine de Kristal lui broyait la gorge.

— Pourquoi j'aurais essayé de le tuer ? J'y serais passé en même temps que lui si t'étais pas arrivé, pauvre idiot !

Chaque syllabe était martelée par un mouvement du poignet qui cognait le crâne de Delkateï contre la pierre. Eran posa sa main sur l'épaule de Kristal et serra, glissant, d'une voix vibrante de rage :

— Lâche-le ! Lâche mon fils ou je te tue !

Un sourire pervers brillait dans les yeux du démon et un fin sourire ourla ses lèvres. En cet instant et sous le regard impuissant des adultes, il n'avait plus rien d'Eole. Il se transfigurait, son visage emplit d'une folie destructrice. Il aurait pu sans mal fracasse la tête de l'Italien contre le mur et regagner l'os se fendre, le sang se répandre, le cerveau couler pour se noyer dans l'hémoglobine. Il sourit plus fort encore.

— Je n'ai pas voulu le tuer, asséna-t-il, à défaut de mettre à exécution ses sombres desseins.

Et il lâcha la gorge de Delkateï, la main d'Eran s'évanouissant en conséquence. Son fils chercha une grande bouffée d'air, massant son cou endoloris, l'oxygène s'engouffrant douloureusement dans ses poumons.

— T'es... un grand... malade.

— Tu tiens tant que cela à mourir ? Je peux y remédier.

— Ça suffit tous les deux ! lança Eran, désespéré de voir son fils jouer avec le feu face à un adversaire bien plus fort que lui.

Eole recula d'un pas, une expression à nouveau saine sur son visage. Seule l'améthyste qui rongeait ses yeux prouvait qu'il n'était plus tout à fait l'adolescent qui, d'ordinaire, habitait ce corps.

— Pouvez-vous nous dire précisément ce qu'il s'est passé ? tempéra Kourrage, avec une douceur destinée à calmer les tensions.

Kristal soupira, ne manifestant aucune véritable envie de se prêter au jeu. Pourtant, pour une raison qui leur échappa à tous, il fit preuve d'une bonne volonté étrange. Les cheveux bicolores d'Eole lui dévoraient le visage et masquèrent momentanément le symbole le plus flagrant de sa présence. Sa bouche s'anima et des mots s'élevèrent :

— Eole voulait se débarrasser de moi. Il ne participe pas aux entraînements parce qu'il craint de me rendre plus fort. Il pense que je l'ignore, que je n'ai pas compris son manège, mais il a tort. Il m'a aimé comme un ami et, désormais, il me craint comme un ennemi personnel.

— Tu ne t'es jamais dit qu'il pouvait y avoir une raison ?

— Delkateï ! siffla Eran.

— Quoi ? Tu n'as aucune idée de ce qu'il lui fait voir ? Eole nous en parle pas, mais ce type est pire qu'un parasite. Ça ne m'étonnerait pas qu'il ait essayé de se suicider !

Kristal esquissa un nouveau mouvement brutal en direction de Delkateï, mais son père s'interposa et interrompit son geste de justesse.

— Continuez, dit-il, très simplement.

Le démon se renfrogna, mais coopéra après avoir jeté un regard courroucé, signe de représailles, à celui qui le provoquait délibérément. Chez l'Italien, l'instinct de survie passait après la parole, elle-même qui ne s'arrêtait jamais de proliférer lorsqu'il trouvait à redire.

— Il est entré dans cette pièce en espérant m'anéantir... à moins qu'il n'ait vraiment désiré mourir, je ne suis pas le mieux placer pour le savoir. J'ai pris le contrôle à l'instant où il lâchait prise. Mes résistances sont bien meilleures que les siennes et, sans mon intervention, il serait sans doute mort au moment où vous êtes arrivé.

Il acheva son discours avec une insensibilité traîtresse. Delkateï en vint à se demander si ce détachement perpétuel n'était pas une surface. Kristal n'était pas une coquille vide, simplement une personnalité complexe, mais personne n'en avait encore conscience, enivré par la puissance destructrice qui était sienne.

— Maintenant que j'ai dit ce que vous attendiez de moi, j'aimerais que vous m'accordiez une faveur.

Un silence dense accueillit son annonce tandis que les deux adultes échangeaient une brève œillade. La créature rectifia :

— Non, en fait, je ne vous le demande pas, je vous l'ordonne. Je pense que vous aurez la lucidité que la Malédiction des Dieux n'a pas, je suis l'être le plus puissant à des kilomètres à la ronde, peut-être même le plus puissant de cette terre créée par les Dieux, je vous déconseille donc de me le refuser. Eole étant hors d'usage pour une durée indéterminée, ce serait malheureux que je détruise malheureusement l'endroit béni des Dieux.

Delkateï ouvrit la bouche avant de la refermer aussitôt, s'étant récolté un regard courroucé de la part de son paternel. L'atmosphère lui parut presque aussi glaciale qu'à la sortie du sas et, pourtant, Kourrage trouva les mots et la bravoure de les prononcer :

— Quelle est cette faveur ?

— Amenez-moi à l'intrus, je veux le voir. Je sais qu'il est ici, inutile de tenter de me le cacher.

— Cobra ? Je crains que cela ne soit pas possible pour le moment, il a perdu connaissance à son arrivée.

— Qu'importe, je veux que vous m'ameniez immédiatement à lui.

Quelle conséquence se cachait derrière cette requête ? Kourrage et Eran n'étaient pas en mesure de chercher une réponse exacte. Ils obéirent, pantin d'un être dont ils ignoraient l'existence quelques minutes plus tôt. La créature qui semblait renforcée après son passage dans la pièce gelée, comme si elle avait absorbée le froid et en avait fait une arme mortelle.


J'avoue que je n'ai pas grand chose à dire de ce chapitre sinon que j'ai personnellement aimé l'écrire et que j'espère qu'il est aussi plaisant à lire. J'ai aimé les altercations entre les personnages, c'est quelque chose qui, dans le feu de l'action, n'arrive pas assez longtemps. 

Sur ce, je vous souhaite une belle semaine !

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