Chapitre 22 : La lionne et l'agneau
— Lâchez-moi ! Laissez-moi tranquille ! tempêta Calysta.
L'adolescente se débattait férocement contre l'emprise d'un de ces êtres dépourvus d'émotions que comptaient la Sixième zone. Les cris de la rouquine ne l'émouvaient pas et cette dernière reconnut, entre deux tentatives de fuite, le garçon à l'allure tranquille, aux cheveux violet clair et à l'absence constante d'expression faciale. Une vraie machine, avait-elle songé.
Elle lui décocha un solide coup de coude dans le menton et sentit sa prise se défaire autour de son bras. Son adversaire était visiblement sonné et elle sauta sur l'occasion pour tenter de s'enfuir. Ses chances étaient faibles, mais elle s'accrochait à un espoir fou, un espoir vain, le seul qui la maintenait en vie. Les muscles bandés, elle partit dans le sens inverse, fuyant le sort qui l'attendait, gagnant de précieuses secondes et, peut-être, sa liberté. Elle n'alla pourtant pas loin dans le labyrinthe que constituait cet immense complexe. Une main puissante s'abattit sur son épaule et elle perdit l'équilibre. Son menton heurta violemment le sol et elle gémit sous le poids qui écrasa son dos.
— Où est-ce que tu espérais aller ? gronda une voix féminine, à son oreille.
— Va te faire foutre ! siffla Calysta, à laquelle l'adrénaline et l'échec ôtaient toute sympathie.
Alix, sans faire de sentiments, souleva la fugitive comme si elle ne pesait rien et la rouquine releva, une fois encore, la force extraordinaire qui était la sienne. Une force inhumaine. L'élève de la Sixième zone la toisa avec mépris tandis que Calysta le lui rendait bien. Ses cheveux roux formaient une couronne de flammes autour de son visage constellé de taches de rousseurs et, avec cette moue intrépide et indocile, elle ressemblait à une lionne. Un visage que nul à Diolyde n'avait déjà rencontré et qui apparaissait aux devants du danger.
L'évasion de Cobra avait insufflé un semblant d'espoir, une rage que Calysta avait cru perdue à jamais. Cet être qui se disait de leur côté viendrait la rechercher, lui et les autres. Elle comptait sur eux et elle s'était promis, à l'instant où il avait fui cette prison sans elle, qu'il serait de son devoir de ralentir les plans de la Sixième zone. De ralentir le processus, de leur mettre des bâtons dans les roues, même si cela devait se révéler vain.
— Tu le suis, ou je t'y traîne, crois-moi ça sera bien moins agréable.
— Trop aimable. Il n'y a aucune autre option ?
— Si, celle où je te colle ma main à la figure, ça te fera peut-être passer l'envie de jouer les téméraires !
Une joute verbale qui aurait pu durer longtemps, Calysta défiant son homologue de mettre à exécution ses plans, tout instinct de survie annihilé par cette sorte de provocation aveugle. Alix ne laissait transparaître qu'une rage maîtrisée, bien loin de l'absence d'émotions que trahissait son éternel acolyte. Il se nommait Don et, d'après les informations que la captive avait pu recevoir, ou plutôt intercepter, il était le frère jumeau d'Alix. Aucune ressemblance ne les liait, mais ils paraissaient aussi inhumains l'un que l'autre et, avec le recul, Calysta se demandait s'ils ne l'étaient pas véritablement.
— Mais qu'est-ce que vous foutez ?
Shana venait d'apparaître, à l'angle de cet interminable couloir. Fidèle à elle-même, sa queue-de-cheval du jour ondulant le long de sa colonne vertébrale et ses yeux rouges scrutaient la scène qui s'offrait à elle. Son sourcil levé comme à chaque fois qu'elle témoignait d'une émotion aussi provocatrice, elle tenait tête sans même ciller.
— On obéit aux ordres, maugréa Alix, sans se départir de son expression, au moins aussi bravache que celle de Calysta en cet instant.
— Avec beaucoup d'efficacité, à ce que je vois.
— Je te conseille de retirer ce que tu viens de dire immédiatement.
Alix n'était pas de ceux qui prenaient à cœur la plaisanterie. De toute façon et, de toute évidence, le ton de Shana ne laissait supposer aucun second degré. Une certaine animosité séparait les deux jeunes femmes et, cette fois, Calysta en était la spectatrice. Don s'effaçait, comme lorsque son rôle n'était pas requis dans la mission assignée, il paraissait même ne plus exister.
La prisonnière cacha judicieusement son étonnement. Là où elle s'était attendue à une harmonie parfaite, à une entente qu'elle aurait pu jalouser, les élèves de la Sixième zone ne reflétaient en aucun cas ce préjugé. Une certaine compétition paraissait les éloigner, les désigner comme des rivaux naturels, les dresser les uns comme des autres. Sur ce point encore, l'établissement ressemblait à tout, sauf à une école et Calysta commençait à en douter très sérieusement. Cette organisation abritait peut-être des adolescents, mais contrairement à Diolyde, ils ne paraissaient pas y être accueillis pour apprendre, mais pour une toute autre fonction. Restait à comprendre laquelle.
— Inutile d'en venir aux mains pour sitôt, ou je te laisserai le soin d'expliquer ce qu'il s'est passé au Lieutenant, il sera ravi d'apprendre que tu fais passer tes intérêt personnels avant ceux de la Sixième zone.
— Je ne te permets pas de...
— Alix, la coupa Don, sa main s'étant enroulée autour du poignet de sa sœur, retenant le coup qu'elle s'apprêtait à porter. Elle a raison.
La jeune femme souffla sur une mèche de cheveux qui s'était invitée devant son visage. Elle repoussa ses bouches noires derrière ses oreilles, tachant en silence de retrouver son calme. Son tempérament volcanique était souvent réprimandé et constituait l'un de ses seuls défauts. Un défaut de l'ordre du caractère, du mental, puisque sur le plan physique, elle ne disposait d'aucun désavantage. Elle représentait même un atout, un véritable miracle. Son cerveau désespérément humain restait à déplorer. Son corps sec, pourvu d'aucune forme féminine, d'aucune courbe, tout en muscles et en tendons, répondait aux commandes de son esprit. Un esprit qui, trop souvent, se laissait emporter et mettait à mal les missions qui lui étaient confiées.
— Je vais la mener à destination, trancha Shana, sans même prendre en compte l'avis que pouvait avoir sa rivale.
— Il n'en est pas question !
— Baisse d'un ton, Alix, je ne vais pas te piquer ta place pour autant.
Shana ricanait, se moquait ouvertement de celle qui, visiblement, avait bien des difficultés à canaliser ses émotions. Calysta s'était tue, son rôle se limitant à comprendre la hiérarchie de la Sixième zone et toute information complémentaire qui lui serait d'une grande utilité une fois sortie de cette mauvaise passe. Car la rouquine en était désormais convaincue : elle ne mourrait pas dans ce trou !
— Laisse-la, souffla Don, dans un murmure glissé à l'oreille de sa jumelle. Elle ne vaut rien, ni ton intérêt, ni ta colère.
Ces paroles semblèrent apaiser Alix et Shana n'essaya même pas de savoir ce que le frère lui avait chuchoté, son attention centrée sur la captive qu'elle emmenait déjà, se fichant éperdument de l'autorisation des deux jumeaux. Une fois avoir établi une distance convenable entre eux, celle qui avait, volontairement ou non, tiré Calysta d'une mauvaise passe, celle-ci râla avec humeur :
— Tu ne pourrais pas te tenir tranquille cinq minutes ? À croire que tu cherches à finir en pièces !
— Je...
— Ferme-la !
Calysta se tut et réalisa à quel point son attitude avait changé depuis l'évasion de Cobra. Elle avait retrouvé l'assurance du jeune mannequin populaire auprès de tous avec une once d'agressivité en plus. Une animosité qu'elle ne se connaissait pas, elle qui avait su se débarrasser de ses rivales dans un milieu où la concurrence faisait rage sans se départir de son sourire et de se grâce. Une toute autre Calysta semblait sur le point de naître, mais pour l'heure, celle-ci suivait presque docilement sa geôlière.
— Où est-ce que tu m'emmènes ?
Un silence.
— Tu sais que je pourrais te dénoncer, pour la dernière fois ?
— Si ça t'amuse...
— Je suis prête à faire n'importe quoi pour sortir.
— Justement ! Si tu tiens vraiment à t'en sortir vivante, tais-toi !
Calysta pinça les lèvres. Shana n'avait même pas à la forcer à avancer, elle marchait d'elle-même, initiant presque le mouvement. Elle ignorait quelle torture on allait lui faire subir cette fois et son imagination lui proposait déjà des visions effroyables. La douleur qui galvaniserait sa tête, tétaniserait ses muscles, couperait sa respiration et anéantirait ses pensées. La Sixième zone avait effectué près d'une dizaine de tests depuis son arrivée sans qu'elle n'en connaisse la raison. Elle avait le sentiment d'être un rat de laboratoire, un mystère qui mériterait d'être résolu. Qu'est-ce qui pouvait bien la rendre différente au point de susciter un tel intérêt ?
L'établissement dont elle était la captive avait déjà un fragment de la réponse. Celui qui dirigeait la vaste organisation avait conscience des secrets que recelaient le corps de cette adolescente à son insu. Ils l'avaient interrogée, bien entendu, et elle avait résisté plus longtemps qu'ils ne l'auraient imaginé. Quelques heures auparavant, avant que Cobra ne déjoue la surveillance des gardes postés devant sa prison, son tombeau, elle avait subi cet interrogatoire et les électrodes avaient effacé tout souvenir de ces questions. Elle ne se rappelait que de la douleur, celle qui s'était inscrite dans sa chair.
— Entre.
Calysta sursauta presque. Trop obnubilée par ses propres pensées, elle n'avait même pas remarqué qu'elles étaient parvenues à destination. Elle se morigéna. Quelle idiote, elle aurait dû retenir le chemin, mémoriser les secrets de ce labyrinthe de béton ! Elle hésita, tentée par l'envie de désobéir, la peur lui insufflant cette idée comme la meilleure. La crainte ne l'avait jamais quittée, elle parvenait juste à la métamorphoser en une rage brute et un désir de survie presque aussi efficace que l'adrénaline.
Finalement, la rouquine s'engouffra dans l'antre et, avant qu'elle n'ait pu se retourner pour guetter l'expression de Shana, celle-ci avait brusquement refermé la porte derrière elle, l'abandonnant à son sort. Pendant de longues secondes, elle se crut seule, détaillant les murs nus auxquels elle se serait presque habituée. Cela semblait être une signature de la Sixième zone, aucune décoration, aucune fioritures. Rien.
Puis, elle regarda droit devant elle et fit face à la silhouette recroquevillée d'un garçon. Le choc lui mangea la figure au même titre que ses tâches de rousseur mouchetaient son nez et ses joues. Calysta faillit s'exclamer tant la vue d'un si jeune être dénotait avec l'esprit inhumain des lieux. Était-ce un piège ?
— Qui... Qui êtes-vous ? balbutia l'enfant.
La rouquine sentit fondre toutes ses résolutions. Cela ne pouvait pas être un piège, il ne pouvait s'agir que d'un prisonnier, tout comme elle. Mais alors pourquoi les rassembler ainsi, dans la même pièce, à peine séparés de cette fine vitre. Elle avait le sentiment étrange de faire face à un miroir, comme si la Sixième zone avait voulu dresser une sorte de mise en scène lugubre.
Le garçon ne devait pas avoir plus de dix ans. Estimer son âge paraissait délicat, il agissait comme un bambin d'un huit ans et son minois rond n'aidait pas à le faire paraître plus grand. Ses cheveux blonds retombaient en mèches gracieuses sur ses oreilles et contre sa nuque et ses grands yeux, d'un bleu limpide, paraissaient chercher du secours. Il suçotait sa lèvre inférieure et paraissait sur le point de fondre en larmes. Le cœur de Calysta se serra dans sa poitrine et elle en oublia momentanément son propre malheur, trop attentive à celui du garçon.
— Je m'appelle Calysta, déclara-t-elle, d'une voix douce, bien éloignée de celle qu'elle avait empruntée quelques minutes plus tôt. Et toi, quel est ton nom ?
Elle s'exprimait en exagérant les mots, comme elle le ferait pour un tout petit enfant. Elle s'assit, comme pour se mettre à sa hauteur. Toute peur envolée, sans même relever l'inconscience de son attitude, elle venait de s'installer à quelques centimètres à peine de la vitre qui les séparait. Elle aurait aimé abattre son poing sur sa surface lisse et la briser pour rejoindre le garçon et le serrer dans ses bras.
— Serïa.
Un prénom qui sonnait étrange, sans doute plus féminin que masculin, mais Calysta ne songea pas un seul instant à en faire la remarque. Les sonorités résonnaient en elle comme un écho familier, un brin désagréable, et elle ne sut mettre une explication sur cette sensation.
— Approche, tu n'as pas à avoir peur. Je... Je ne suis pas des méchants.
La crainte qui forgeait les traits juvéniles de l'enfant ne se renforça pas. Il céda à la tentation, trop seul et craintif pour décliner, la vitre faisant office d'assurance et annihilait la peur. Il se leva, avança de quelques pas, et s'assit à distance égale de Calysta. De plus près, celle-ci distinguait l'halo dorée que formaient ses cheveux autour de son visage pur. Il ressemblait à un ange, couvert d'innocence et de pureté. La blanche colombe, ou l'agneau qu'on s'apprêtait à sacrifier sur l'autel de l'ignorance et de la bêtise humaine. Calysta, la lionne de tantôt, la jeune femme sensible de cet instant, maudissait la Sixième zone pour se servir d'un garçon aussi jeune. Il ne méritait pas un tel sort.
Elle s'étonna avec quelques instants de retard du corps vierge de toute trace de violence de Serïa. Les fourbes qui dirigeaient ces lieux répugneraient-ils à lever la main sur un enfant ? Celui-ci ne grimaçait pas devant l'allure pitoyable de celle qui lui tenait compagnie. La peau sale, les cheveux emmêlés, les yeux cernés, l'ancien mannequin n'était plus que l'ombre d'elle-même. Le garçon lui demanda simplement :
— Tu as mal ?
— Non, répondit-il, avant même de songer à réfléchir. Non, je vais bien.
Elle n'avait pas croisé de miroir depuis son enlèvement et priait les six Dieux pour que son visage ne soit pas trop abîmé, pour que les sévices infligés par la Sixième zone n'effraient pas Serïa plus que nécessaire.
— Et toi ? Est-ce qu'ils t'ont fait mal ?
Il sourcilla, ses grands yeux azur s'ouvrant comme pour manifester sa confusion. Ses mains trituraient l'ourlet de son tee-shirt bleu clair et il haussa sensiblement les épaules, comme pour fuir une question à laquelle il n'avait aucune réponse.
— Tu n'as pas avoir peur de moi, reprit Calysta, d'une voix suave.
— Je n'ai pas peur, jura le garçon, avec davantage d'aplomb.
— Alors tu peux me le dire. Je ne le répéterai à personne, c'est promis. Croix de bois, crois de fer, si je mens, je vais en enfer.
Serïa gonfla les joues, fuyant momentanément le regard de celle qui agissait avec tendresse. Une tendresse presque maternelle qui le rassurait. La captive lut, pendant cet instant de trouble, une once de tristesse dans ses prunelles. Une mélancolie rare à son âge, une gravité qui n'aurait jamais dû être sienne. Une peine d'ampleur dérangeante. Il articula alors, comme une accusation inconsciente, avec la conviction d'un aveu :
— Je ne sais pas, je ne me souviens plus. J'ai tout oublié.
Un nouveau personnage qui apparaît, un petit garçon pour changer et dans le camp de la Sixième zone, même s'il semble proche de la situation de Calysta. Peut-être cache-t-il bien son jeu ? Qui sait quels secrets cet établissement peut cacher.
Je vous embrasse !
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