Chapitre 2 : Il était une fois la Terre

Une victoire à la saveur amère.

Voilà comment Kourrage avait qualifié les événements lorsqu'il avait réuni les élèves dans le stade de Diolyde.

Le comble de l'ironie pour Delkateï qui, à peine remis de ses émotions et de l'emprise de Kyraël, refusait de se prêter à ce jeu. Prisonnier de ces esprits en ébullition, de ces corps en proie à l'angoisse, il ne rêvait que d'une chose : s'y soustraire.

Ses amis, car après l'horreur qu'ils avaient partagée, il pouvait les nommer ainsi sans avoir à rougir, ne pouvaient que comprendre son état. Jyn et Andrew avaient, eux aussi, plongés dans l'enfer de l'espion. Leurs âmes avaient subi la même manipulation sordide, et derrière leur impassibilité se cachait, inavouable, le traumatisme inguérissable de cet expérience.

Ouais, cette putain d'expérience, pestait Delkateï, qui manquait cruellement de dérision dans son sarcasme.

Le discours de Kourrage, lui aussi brusqué par la dureté des dernières heures, le visage tiré et le regard ombré de cernes violacées, avait perdu de son aplomb originel. Derrière lui, ses fidèles alliés, de manière presque caricaturale. Des chiens de gardes, peut-être trop humains pour remplir parfaitement leur rôle, Laurian et Eran. Ces deux ombres rongés par la peur, par le devoir. Le père du jeune Delkateï semblait tenir le mieux la distance, mu de la même détermination farouche et inflexible que son fils.

L'adolescent en question se rappelait des éléments du discours. Une prise de parole improvisée qu'il s'imposait par nécessité. Son sens de l'honneur l'empêchait d'abandonner ses élèves à l'incertitude et à l'ignorance. Il s'était trop souvent prêté à ce jeu. Lui qui, bien que nourrissant une foi profonde en le Panthéon, ne pouvait s'empêcher de concevoir cette école comme une sorte d'arche. Un arche qui accueillerait des marginaux, des jeunes gens issus de toutes les nationalités et de tous les milieux sociaux. Un rêve qui avait poussé le directeur à repousser l'identité de Diolyde et son rôle premier. Une erreur, peut-être, puisqu'il avouait à demi mots :

—Nous nous sommes désormais débarrassés de l'espion, mais au prix de la perte d'une des nôtres. La Sixième zone détient Calysta et les dispositions qui seront prises pour la sauver seront discutées dans les plus brefs délais. Vous êtes libres d'alerter vos parents au sujet des événements, je leur communiquerai une lettre afin de les rassurer sur la menace qui n'est plus.

Kourrage avait marqué une pause, les mémoires les plus précises s'en souvenaient, avant de reprendre, d'un ton las. Il avait expliqué, en quelques brèves paroles, que le danger n'avait pas disparu pour autant. Qu'il existerait toujours tant que la Sixième zone existerait et ferait peser son effroyable menace sur Diolyde et sur le monde. Un discours digne du personnage et que les élèves avaient écouté dans un silence religieux. Certains prenaient à peine conscience de la gravité de la situation, puisqu'ils étaient à peine plus que des enfants. Des adolescents qui ne sauraient comprendre les travers de cet immense combat. Un combat qui n'aurait jamais dû être leur.

— Je tenais à féliciter au nom de toute l'école les braves qui ont défendu Diolyde avec courage contre l'espion. Le mérite leur revient entièrement, pour avoir su démasquer Jo et pour l'avoir mis en déroute avant qu'il ne passe à la l'acte une fois de plus. Leur bravoure mérite d'être applaudie par tous.

Et, inopinément, les étudiants s'étaient mis à applaudir. Timidement, d'abord, puis avec frénésie. Delkateï avait assisté à cette vague de reconnaissance avec un recul étrange, comme s'il ne figurait pas parmi les héros que l'on saluait en chœur.

— À nos héros ! avait clamé Eran, avant que cette exclamation ne soit scandée par tout le stade.

Delkateï conservait un souvenir intact de cet instant quelques heures après la fin de ce remarquable discours. Remarquable discours qui, pourtant, sonnait creux aux yeux des principaux intéressés. La journée avait été donnée à tous les élèves de Diolyde et ceux qui s'étaient distingués la veille par leur courage avaient été réunis pour d'énièmes remerciements de la part de Kourrage et de ses sbires. Peu après, Aaron, Déméter, Delkateï, Eole et Jyn avaient regagné leur chambre dans un silence pesant. Même le joyeux luron de la bande, l'Australien, n'avait pipé mot, comme si sa bonne humeur avait été entachée par les récents événements et peinait à signer son grand retour.

Delkateï ferma les yeux, installé sur son lit avec l'impression tenace que procurait l'inaction, celle d'être un poids mort et ce, malgré la mort de l'espion la nuit dernière. Comme si l'adrénaline ne l'avait pas quitté depuis, il ressentait un besoin viscéral d'agir. La seule pensée que Calysta puisse se trouver abandonnée entre les griffes de la Sixième zone le révulsait. Combien de temps Diolyde s'octroierait-il avant de réaliser l'urgence de la situation ? Peut-être l'ennemi avait-il déjà décidé de sacrifier l'otage en l'honneur de leur dieu, Aïrès. Qui sait ce qui se tramait à mille lieux de là ?

Incapable de fermer l'œil, Delkateï se leva pour traverser la chambre silencieuse. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, et ses camarades dormaient à poings fermés. L'Italien ne pressentit pas le regard pesant de Jyn qui ne quitta pas jusqu'à ce qu'il sorte la pièce. Un minuscule et énigmatique rictus ombra les lèvres du plus âgé.

Delkateï déambula dans les couloirs sans ralentir, l'une de ses mains s'égarant sur les murs de l'école, comme s'il espérait y pressentir une quelconque menace. Un signe venant appuyer ce pressentiment qui lui soufflait que, malgré l'extinction de l'espion, le danger persistait toujours. Les sens aux aguets, il parvint jusqu'à l'endroit, au sommet de l'établissement, qu'il préférait. Un lieu calme, situé dans un couloir que les élèves empruntaient que rarement. Une sorte de jardin secret au cœur même de Diolyde.

Il s'installa au bord de la fenêtre et laissa son regard se confondre dans la nuit. À travers la vitre, il distinguait tout un pan de l'école et son architecture digne des châteaux forts. À mi-chemin entre le château sorti tout droit d'une époque reculée, et d'un manoir aux allures rustiques et solides. Au loin, il apercevait le ballet hypnotique des flocons de neige et le tapis blanc qui disparaissait à l'horizon. Une lumière vacillante sous la brise légère, bien loin des températures polaires des alentours, éclairait la cour. Diolyde, grâce à la magie divine, était protégée des conditions climatiques extrêmes d'Arctique.

Bercé par cette vision apaisante, Delkateï se laissa sombrer peu à peu, attiré dans les bras tourmenteurs de Morphée. Morphée qui lui offrit, pour tout présent, un nouveau songe.

Tu sembles flotter dans le néant.

Si rien ne vient te confirmer la raison de ta présence ici, tu sais dès le premier instant que tout ceci n'a rien de réel.

Etonnement, tu ne t'en sens pas effrayé. Comme si la confiance avait toujours fait partie intégrante de toi, comme si tu étais né pour accorder ta confiance à cette force indéfinissable qui grandissait dans ce décor immatériel.

Tu baignes dans ce rien absolu et sans tâche, dans ce noir unanime, un instant qui paraît s'étirer jusque l'infini.

Soudain, une voix t'interpelle :

— Delkateï.

Tu ne frémis pas. Aucun effroi ne s'éprend de ton corps qui, ici, ne semble plus exister. Là où l'âme connaît le repos, entre le monde des vivants et le monde des morts, tu connais un tranquille apaisement. Car tu as reconnu la voix qui s'adresse à toi de cet air tranquille, autoritaire, mais juste.

Kyraël, le roi des Dieux, te fait l'honneur d'une de ses rarissimes visites.

— Laisse-moi d'abord te féliciter personnellement pour ton engagement dans la lutte contre le Mal. L'espion est mort, et tu figures parmi les sauveurs de Diolyde.

— À quel prix ? Nous avons peut-être sauvé Diolyde, mais...

— Je ne ferai jamais l'impasse sur les sacrifices que vous autres humains avez faits. Les Dieux et moi-même vous sommes reconnaissants pour cette victoire. Il est l'heure pourtant de relever Diolyde et de la préparer à faire face à une guerre entamée par la Sixième zone.

Delkateï demeura muet. Même l'aura calme du roi des Dieux ne parvenait pas à taire les protestations de sa conscience. Tant qu'il lui manquerait les informations fondamentales sur lesquelles placer son dévouement, le jeune homme refuserait de se prêter au jeu. Dans ce vide où s'invitait deux personnalités opposées, celle qui dominait largement l'autre pouvait aisément pressentir ce doute. Il reprit, de cette voix profonde, aux éclats chaleureux qui balaieraient presque le souvenir de son apparence monstrueuse :

— Je t'avais promis de revenir, et je n'ai pas trahi ta confiance. L'hésitation qui te ronge est issue d'une incompréhension que nous avons eu le malheur de laisser régner trop longtemps. Nous sommes désormais prêts à t'en libérer.

Delkateï se tut dans un frémissement imperceptible. Il touchait au but après des mois, des années, d'errance. Les Dieux eux-mêmes acceptaient de lui faire don d'un savoir pur et fantasmé. Kyraël s'accorda un instant de silence, un court moment de réflexion afin de porter son dévolu sur chaque mot brillamment employé.

— Ce que je vais te raconter est l'Histoire de votre monde. Tu en connais déjà une grande part, celle de sa création et l'implication que nous autres Dieux nourrissons. Cette Terre que nous avons jadis créée est régie par des lois qui dépassent l'entendement humain. Le Bien et le Mal sont ces forces contraires qui, depuis des millénaires, forment un équilibre presque parfait. C'est sur cet équilibre que repose la vie sur cette planète et, si le Mal venait à prendre le dessus sur le Bien, ce serait le monde entier qui en verrait les dégâts.

Le Bien et le Mal... Ou Diolyde et la Sixième zone derrière lesquels se cachaient, respectivement, les six nouveaux Dieux, Derya, Davaran, Eïfaky, Diérika, Zaraka et Kyraël, et leur aîné à tous, Aïrès. Un tas de symboles que l'humain n'avait su interpréter, mais sur lesquels reposait la survie de toute chose. Les rouages du monde qui se cachaient derrière des millénaires d'existence, le secret de cette vie qui perdurait. Ces pensées assaillirent Delkateï qui, soudain, parvenait à relier ce déluge d'informations et la vérité sensible qui s'en échappait.

— Chaque événement que l'Humanité a traversé en résultait. Les conflits, les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, tout ceci est l'œuvre d'Aïrès. Le moindre déséquilibre, la moindre victoire arrachée à mon géniteur, se ressent à la surface. L'exemple le plus marquant concerne ce que vous nommez la « Seconde guerre mondiale ».

Abasourdi par une telle déclamation, par une comparaison aussi affolante, Delkateï fut traversé par les images que chacun conservait du conflit le plus terrible de tous les temps. Des cadavres à n'en plus finir, des corps décharnés, des villages réduits en cendre, les hommes enhardis par la haine, la misère et la violence. Les dégâts phénoménaux des deux bombes atomiques, l'horreur sans nom du système concentrationnaire nazi, la propagande des états gouvernés par des fous furieux, l'apogée de la cruauté humaine. Delkateï en eut le souffle coupé.

— Tu comprends désormais l'importance de Diolyde et de ses élèves. Vous êtes nos protégés, une armée à laquelle nous refusions de faire appel. Désormais, ce temps est révolu, et nous en appelons à toutes les forces dont vous disposez !

Incapable de prononcer la moindre parole, Delkateï s'était rarement senti aussi démuni. Comme au seuil d'une épreuve qui dépassait de loin ses faibles capacités humaines. Si les circonstances avaient été différentes, il aurait sûrement trouvé matière à protester, mais rien ne lui vint. L'honneur d'avoir été choisi par les Dieux eux-mêmes occultait une part majeure du sacrifice de sa personne et du tord que cela lui avait déjà coûté. Une part de ta conscience pointait du doigt cette mascarade, cette traître manipulation. Ainsi, vous autres humains n'étaient plus qu'un intermédiaire à cette guerre sans fin. À cette guerre totale.

Il réalisait soudain que ce qui semblait, aux yeux de tous, être un débat philosophique qui divisait les grands penseurs n'était autre qu'une réalité effacée aux yeux des humains. Un secret réservé à une poignée de privilégiés, de fidèles soldats de l'ombre, chargés de combattre pour le salut de tous les autres. Le Mal possédait désormais un visage, un nom et une terrible et insidieuse puissance. Une divinité maudite qui soufflait des idées à l'oreille des plus faibles, insufflant dans leurs traîtres sentiments, au creux des vices des mortels, pour y voir naître une haine sans merci. C'était contre cette menace invisible, contre ce fléau qui avait déjà gagné une large partie des Hommes, que Diolyde se battait. L'école qui n'existe pas et la Sixième zone n'étaient guère plus que le théâtre où humains et divinités se côtoyaient, le reflet d'une planète entière, le vitrail qui éclairait toutes ces ignorantes vies.

— Il est temps pour Diolyde de se relever et d'enfin prendre part au combat ! Car le chaos gronde dans les entrailles de la Terre et ce qui se prépare promet d'être plus terrible que tout ce que l'humanité a pu connaître jusque maintenant ! C'est la fin du monde qu'Aïrès annonce !


Voilà pour ce second chapitre et pour ce retour à Diolyde. La première partie est plus théorique, assez transitive, mais j'espère de tout coeur qu'elle vous aura plus malgré tout. J'espère ce second tome moins long à la détente et moins loin à voir les éléments d'intrigue se mettre en place que le premier. 

Je suis curieuse d'avoir vos retours, alors n'hésitez surtout pas !

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