Chapitre 16 : Terre oubliée

Calysta se sentait, en cet instant plus que jamais, spectatrice de sa propre existence. Elle se recroquevilla de peur sur sa couche alors que l'intrus avançait d'un pas presque tranquille, la terrifiant encore davantage. Dans un coin de la pièce gisait le corps inerte d'Alix, le chien de garde qui n'avait pas tenu une seconde face à cette adversaire. La rouquine savait que si cette créature décidait de lui faire subir le même sort, elle ne serait pas en mesure de l'en empêcher.

L'être qui se dressait face à elle n'avait rien d'humain. Si elle doutait encore de l'existence de monstres, de créatures démoniaques, celle qui lui faisait face suffisait à faire taire toute rationalité. Une peur implacable la cantonnait au silence et paralysait ses membres déjà ankylosés.

L'être possédait une peau grise et couverte d'étranges arabesques, des dessins qui semblaient avoir été sculptés sur son épiderme dur. Des lignes verticales recouvraient ses lèvres et attiraient l'attention sur son regard, deux fentes qui paraissaient pourtant moins effrayantes que son apparence monstrueuse. Des cheveux verts se dressaient, défiant les lois de la gravité dans une coiffure plus improbable encore que celle d'Aaron. Il était de haute taille, dépassant aisément les deux mètres et dominant la jeune femme de toute sa stature.

Pardonne mon manque de civisme, il se trouve que je n'ai plus eu affaire à des humains depuis bien longtemps.

Une voix gutturale, profonde, aux accents forts et prononcés qui parurent vibrer jusque dans les entrailles de cette pièce stérile. Il parut s'en accommoder et ne releva même pas le vomi qui souillait le sol dans le coin opposé de la cellule. Sa présence écrasait toute autre menace. Malgré le timbre qui s'élevait, sa bouche n'en articulait aucune parole. Ses lèvres paraissaient scellées par les traits verticaux qui y étaient inscrits. Calysta ignorait si la voix qu'elle entendait était issue de son imagination, si elle résonnait dans son esprit ou si elle sortait d'un orifice quelconque.

— Q-Qui êtes-vous ?

Un prisonnier, tout comme toi. Il y a bien longtemps que je croupis ici. Ces années de détention peuvent paraître anodines en comparaison avec mes millénaires d'existence, mais la Sixième zone payera cet affront.

Sa voix était basse, toujours sans que ses lèvres ne souffrent le moindre mouvement. Sa voix résonnait dans la pièce et dans l'esprit de Calysta. Elle se détendit à peine, concevant que leur ennemi commun ne faisait pas d'eux des alliés pour autant.

— Ils vous recherchent, énonça-t-elle, bravant sa curiosité et ses vertiges par ces quelques paroles. Ils ne tarderont pas à venir jusqu'ici.

Tu es une élève de Diolyde, n'est-ce pas ?

Oui.

Ainsi ils ont perdu l'un des leurs...

Calysta hésita. Elle n'avait pas le temps nécessaire pour conter les événements et ne savait pas exactement si elle pouvait accorder sa confiance à cet être.

Je sais qu'ils me trouveront. Ils ont contenu mon essence pendant tellement longtemps, je leur suis trop précieux pour qu'aucun ne court le danger de me rattraper.

Il s'approcha et la jeune Irlandaise recula encore, encore apeurée par l'apparence de cet être dont elle ne savait rien. Ses gestes étaient pourtant calmes, dépourvus de la brutalité qui l'avait animé au moment où il avait pénétré dans la cellule. Il se trouvait désormais à moins d'un mètre de l'étudiante et celle-ci ne savait que voir en lui. Une forme de salut, ou une énième condamnation. Il ressemblait à ces démons tentateurs, des manipulateurs nés, des perfides qui usaient de la parole mieux que quiconque.

Tu es différente de mes geôliers, je l'ai senti même avant de te voir.

Nous ne servons pas la même cause, rétorqua Calysta, avec une sagesse nouvelle.

Il l'observait avec attention, comme si c'était elle la bizarrerie, la curiosité, et non lui. Il y avait une lueur attentive, mais que la jeune femme ne parvint pas à expliquer, dans ses yeux. La porte était close, mais ils entendaient encore les échos des hostilités non loin. Il faudrait bientôt fuir à nouveau.

Mais nous servons la même.

Je ne sais pas, avoua-t-elle, avec une sincérité qui la surprit.

Je suis l'atout de la Sixième zone. Une pièce qui devait leur permettre de faire basculer le jeu en leur faveur. Je n'ai pas accepté les avances d'Aïrès, je n'allais pas m'abaisser à accepter les leurs. Je rêve désormais de me libérer de leur chaîne, aujourd'hui, j'en ai enfin l'occasion.

Vous êtes de notre côté ?

L'être sembla réfléchir, comme si la question méritait une plus mûre réflexion. Il s'exprimait comme si son homologue féminin savait ce qu'il représentait, il parlait avec la plus grande aisance. Il avait le charisme d'une divinité et, à peine cette pensée l'avait-elle effleurée, qu'elle s'enquit :

— Etes-vous un dieu ?

— Je ne suis pas le rejeton d'un de vos Dieux, non, s'en amusa-t-il. Je ne suis pas non plus un démon. Je suis un modeste habitant de l'ancienne terre, celle que la folie d'Aïrès a détruite. Cette terre oubliée dont vous ne savez rien.

La peur de Calysta s'était amoindrit et elle observait désormais son interlocuteur avec une certaine admiration. Elle ignorait qu'un tel personnage était encore de ce monde, il était un témoignage précieux de l'existence de la première Terre et sa curiosité la poussait à l'interroger, outrepassant la politesse.

— Je me suis toujours demandée à quoi pouvait ressembler cette planète... murmura-t-elle, comme si la présence de la créature endormait l'urgence qui aurait dû la tenir alerte.

C'était un monde magique, tel que tu ne sauras pas te l'imaginer seule. Aïrès a créé une merveille, un véritable joyau, mais il n'a pas su s'en montrer digne.

Les yeux de l'être se perdirent dans les vagues, à mille lieues de ces murs de béton dont ils étaient prisonniers. Il pensait à cette déchéance, à la destruction de sa planète natale à laquelle il avait survécu par miracle. Son corps était à peine vêtu, cachant de peu son intimité afin de demeurer décent aux yeux de l'adolescente. Celle-ci remarqua que les arabesques et runes étranges qui couvraient son visage n'épargnaient pas l'ensemble de son corps. Cela ressemblait à des mutilations, comme un message inscrit dans l'épiderme destiné à des divinités disparues. Une sorte de tradition ancestrale dont seuls les peuples indigènes avaient encore connaissance. Un morceau de sacré gravé à jamais.

Calysta frissonna et se reprit.

— Vous ne pouvez pas rester là. Ils vont revenir, ils ne tarderont pas à venir jusqu'ici et à vous trouver. Vous devez fuir avant qu'ils ne vous mettent la main dessus !

J'aurais aimé te faire partager ma Terre, que tes yeux voient ce qui a depuis longtemps cessé d'exister.

La créature secoua la tête et se tira de sa rêverie. Il éprouvait comme de la reconnaissance à l'égard de cette humaine, la première qu'il rencontrait depuis bien des années. La première qui ne voulait pas l'anéantir ou user de ses pouvoirs, du moins. Il aurait aimé la protéger, préserver sa vie si précieuse puisqu'elle semblait ignorer l'ampleur du rôle qui était le sien.

Je n'ai la force de te faire voir ce que tu désires, ni celle de te libérer. Cette vermine m'a affaibli, sans doute plus que ce que je ne l'imaginais. Ma puissance d'antan n'est qu'un pâle souvenir.

— Vous avez pourtant attaqué celle qui me retenait prisonnière.

Le regard de l'être se troubla tandis qu'il jetait un œil au corps inerte de la jeune femme. Il plissa ensuite les yeux, comme s'il distinguait quelque chose à travers sa silhouette désarticulée. Il s'exprima alors, tendant ses mains devant lui pour en constater les dégâts invisibles :

Cela m'a vidé de mes forces, bien plus que ce que j'aurais pu l'imaginer.

Partez ! Partez seul, prévenez Diolyde, dites-leur que je suis en vie et que je survivrai le temps qu'il faudra ! s'exclama Calysta, une once de désespoir perçant sa voix, un éclat de courage dans un corps qui ne tiendrait pas bon très longtemps.

Tu me demandes de t'abandonner ici ?

Un sanglot manqua de déchirer l'air, mais la rouquine le ravala à temps. Elle ne devait pas se montrer faible et ne surtout pas manquer de conviction. Cet être, plus puissant que tous les mortels, était sa chance de salut, un signe du destin qui pourrait bien changer le cours de cette guerre millénaire. Les mains crispées sur son jean abîmé, seule tâche dans cette pièce stérilisée et d'une blancheur artificielle, elle soutenait bravement le regard tourmenteur de la créature.

Avant qu'il n'ait eu le temps d'énoncer son verdict, comme annonciateur de ce qui les attendait, la porte s'ouvrit à nouveau et une silhouette féminine se glissa dans l'embrasure. Calysta la reconnut au premier coup d'œil.

Shana !

Les lèvres parcheminées de la créature se pincèrent sous l'effet d'un certain mécontentement. Sa sagesse naturelle, celle qui se cachait derrière son apparence pour le moins singulière, ne pouvait endiguer la violence dont il était capable. Les contours de son corps se recouvrirent d'un vert vif, signalant qu'il était sur le point de faire usage de sa puissance magique, colossale bien qu'affaiblie.

— Inutile d'en faire usage, le coupa Shana, sans tressaillir.

Intrigué, l'être sourcilla, la dévisageant avec un brin d'incompréhension. Il se dégageait d'elle une assurance étonnante et presque déplacée compte tenue des circonstances. Ses cheveux gris foncés luisaient à la lumière vive des néons et elle ne semblait pas craindre la force inhumaine de son adversaire.

— Ils sont sur mes pas, vous devriez partir immédiatement où vous devrez combattre.

Dans mon état, je ne suis pas capable de les affronter tous, commenta-t-il, d'une voix quasi rêveuse.

— Non, et ils ne vous laisseront vous échapper pour rien au monde. Vous êtes trop précieux, Cobra.

J'imagine que je n'ai pas le choix.

Calysta assista à cette joute verbale sans parvenir à masquer son étonnement. Shana n'agissait pas en ennemie, mais bel et bien en alliée, que cela signifiait-il ? Cobra avait abandonné toute animosité et semblait lui obéir, porter foi en son jugement. La rouquine frémit.

— Et si c'était un piège ! Elle est des leurs, elle pourrait vous mentir, vous duper !

Non, lâcha la créature, du bout des lèvres, son regard oscillant entre les deux jeunes femmes. Je sais qu'elle ne ment pas.

Shana semblait la narguer de son regard froid et rougeoyant. D'un mouvement ample du bras et au prix d'un effort conséquent qui se matérialisa par une discrète grimace, Cobra ouvrit une brèche. Une brèche qui dansait au beau milieu de la pièce, une échappatoire que Calysta considéra avec une émotion douloureuse. De l'autre côté, elle imaginait Diolyde, ses amis et sa liberté. Pourtant, la magie de l'être ne pouvait les y transporter tous deux.

Je suis navré, j'aurais aimé te délivrer, mais l'état actuel de mes pouvoirs ne me le permet guère. Je reviendrai te chercher, je t'en fais la promesse.

Il échangea un regard entendu et incompréhensible avec Shana qui ne bougea pas d'un pouce et se fondit dans le vortex, dans cette brèche béante, pour y disparaître. La puissance créature venait de se libérer de ses chaînes après bien des années de souffrance.



Une petite altercation des plus... enrichissantes. Shana a un comportement discutable et Cobra cache plus d'un secret. Tant de personnages que j'ai créés il y a bien des années avant qu'ils n'aient un rôle très précis dans l'intrigue. 

Je vous souhaite un week-end reposant et à la semaine prochaine !

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