Chapitre 12 : Conscient et inconscient
Ludo rêvait. Ou, plutôt, il cauchemardait.
Son corps parcourut de spasmes que le sommeil absorbait, il se débattait sans parvenir à s'échapper de la volonté insidieuse de Morphée.
La perversité naturelle de ses songes prenait une ampleur nouvelle. L'insensée, ce que l'homme ne serait décrypter et qui appartenait au domaine de l'inconscient, se transfigura pour prendre une toute autre envergure. L'ambiance changea du tout au tout et le garçon se retrouva dans une enveloppe charnelle qui n'était pas la sienne, à mille lieues de là. Il était les yeux, la voix, les sens d'un autre sans pour autant détenir un quelconque contrôle sur la situation. Il se faisait la victime, le bouc-émissaire d'une vie qui ne lui appartenait pas.
La Sixième zone se révéla à ses yeux comme un second lieu de vie. Il y lut, avec un discernement répugnant, l'agitation et l'angoisse de tous. Il se mêla à la foule comme pour y faire corps. Il ressentit tout jusque dans les moindres détails, la proximité de ces inconnus, leur angoisse communicative et bien plus encore. Et puis, soudain, la douleur. La douleur limpide et brûlante qu'il ressentit aussi sûrement qui si elle avait été sienne. Il ploya sous l'impériosité de cette agonie.
Une souffrance qui atteignit immédiatement son paroxysme et qui tira Ludo de son sommeil. Il étouffa un cri dans la paume de sa main, ravalant les sanglots qui l'étouffaient. Il banda les muscles pour retenir les fluides qui manquèrent de s'évader de son corps sous l'effet de la peur comme de la douleur. Il hoqueta, repoussant les draps trempés de sueur. D'un mouvement hésitant, il s'en débarrassa pour se relever. Son lit n'était séparé que de quelques mètres de celui voisin, mais il s'effondra sur le bord, impuissant.
Il se glissa sous les draps, à l'étroit dans la couche aux côtés du corps du géant. Il se fraya une place, enfouissant son visage humide de larmes contre le torse fort de son protecteur. Immédiatement, la tension épouvantable s'envola et ne laissa qu'un vide. Un néant que la présence rassurante à ses côtés ne tarda pas à combler. Andrew, encore engourdi de sommeil, n'eut guère besoin de ses neurones pour comprendre la situation et pour presser son cadet contre lui.
— Je suis... désolé... murmura Ludo, d'une voix fluette et misérable.
— Chut, souffla son aîné, caressant les cheveux fins et de ce blond presque blanc de sa main énorme, mais douce. Tu n'y es pour rien.
— Je... ne voulais pas.
— Je sais. Tu n'as aucune raison de t'en vouloir.
Comme pour ponctuer ses dires, Andrew embrassa le sommet du crâne de son protégé. Les tremblements de celui-ci s'atténuaient lentement et l'autre usait de tout son pouvoir pour effacer les conséquences affreuses que le don de Ludo lui infligeait. Au contact du jeune homme, tous les pouvoirs, tous les sorts et malédictions s'annulaient. Et le blondinet ne faisait pas exception, savourant le répit qu'Andrew lui offrait. Il avait longtemps pensé que l'amour que lui portait le plus jeune se résumait à cet aspect de leur relation, une illusion construite sur le soulagement, mais le frère de Jyn s'était employé à lui prouver le contraire. Le géant lui vouait la même tendresse, douceur qui se muait parfois en passion, mais qui demeurait aussi pure et saine.
— Rendors-toi.
— Mais...
— Il ne t'arrivera plus rien, lui promit Andrew. Tu peux te rendormir.
Le visage livide de Ludo se fendit d'un sourire infime, triste, mais sincère. Un rictus qui demeura à ses lèvres et qui y flotta jusque dans les limbes d'un sommeil sans rêves. Andrew veillerait sur lui jusqu'aux confins de la nuit s'il le fallait. Veilleur de ses nuits, protecteur de ses cauchemars, adorateur de cette âme paisiblement endormie.
***
À la manière de Ludo, Delkateï eut le sentiment de s'extirper d'un mauvais rêve. D'un cauchemar à la saveur âcre de la réalité. Lorsqu'il émergea enfin des limbes de l'inconscience, il eut l'impression que son âme et son corps rattachaient l'un à l'autre dans un bien pénible processus. Il gémit sans prendre conscience qu'un son venait de franchir le seuil de ses lèvres. Il ne se souvint pas immédiatement, seule la douleur, immédiate et vile, lui était certaine. La conscience entraînait la souffrance, inévitablement et les méandres de l'inconscience s'évaporaient.
La même pièce. Cette sorte de cellule à l'ambiance étrange, presque... lunaire. Il ne la reconnut pas au premier regard, il lui fallut d'abord se redresser. La position assise lui arracha une seconde plainte, davantage proche du râle. Sa gorge sèche semblait avoir été le berceau de tant de cris... Delkateï en vint à se demander s'il ne s'était pas briser les cordes vocales.
La pièce tanguait dangereusement et sa vue n'était pas bien meilleure. Ses paupières papillonnaient sans succès, comme un appareil photo à la mise au point tardive. Au-dessus de sa tête, dans cette déchirure dans le plafond, dans cette entaille qui ne pouvait être le fruit du hasard, il pouvait apercevoir le jour. Un ciel pur baigné de soleil en comble de l'ironie. Il respirait fort et laborieusement lorsqu'il reconnut enfin le lieu où il se trouvait. Une cage qui semblait lui être entièrement dédiée. Il leva la tête par réflexe, les souvenirs de la nuit défilant sous ses yeux à la manière d'un film enraillé, la précision glaçante des événements pour seule tourmente.
Il découvrit alors les marques imprimées dans les murs. Des traces de griffes profondes qui crevaient la matière sur plusieurs dizaines de centimètres. Les dégâts le laissèrent sans voix.
Une bête... Seule une bête déchaînée, plus puissante que les félins les plus dangereux de la planète, saurait commettre de tels dommages. Delkateï fit face à son œuvre et au premier aperçu de la folie meurtrière qui était la sienne. Etait-ce là l'offrande des Dieux ? Il s'agit pourtant de ce qu'ils avaient créé. En cet instant plus que jamais, Delkateï se sentit abandonné, défait, désarmé. Où pouvaient-ils bien se cacher, ces Dieux ? Il n'était pas un miracle, mais une erreur, une grossière erreur.
Une malédiction.
L'Italien se releva avec mille précautions. Cette fois encore, la pièce tangua sous ses pieds, mais il tint bon. Alors, son regard se posa sur ses bras. Des griffures, semblables à celles qui courraient sur les murs, s'y dessinaient. Moins profondes et moins inquiétantes, le sang avait coagulé bien trop vite pour que cela ne soit parfaitement naturel. Son corps se résorbait de lui-même, réparant les meurtrissures qu'il s'était lui-même infligé. Ou ce que la bête lui avait infligé. Ses poings étaient, eux aussi, recouverts de sang séché, un sang presque noir qu'il lui donna un haut-le-cœur. Ses phalanges semblaient avoir été détruites et ne fonctionnaient qu'avec peine. Un mécanisme rouillé qui grinçait à chaque geste et qui imprégnait Delkateï d'une douleur affolante.
En animal apeuré, égaré, il tituba jusqu'à la porte. Les vertiges ne lui laissaient aucun répit et les flashs de souvenirs intacts l'assaillaient en retour. Ses mains cherchèrent presque à l'aveugle la poignée et, sans espoir, il l'actionna. Il se rappelait d'avoir forcé la clenche avec désespoir avant d'abandonner la lutte, on avait cillement fermé la porte. Pourtant, celle-ci céda à son impulsion, se déroba et lui laissa la voie libre. Il manqua de s'effondrer, privé du soutien physique apporté. Devant lui, un couloir s'étendait sur plusieurs mètres, tel un labyrinthe interminable qu'aucune lumière du jour ne venait égayer.
Il s'interrogea : quel était cet endroit ? Il crut un instant avoir été fait prisonnier de la Sixième zone. La chose monstrueuse qui sommeillait au deuxième étage l'avait-elle mené tout droit dans la gueule du loup ? Cela ressemblait à l'idée qu'il se faisait des catacombes, ces lieux oubliés à l'essence tenue secrète. Il aurait imaginé quelque chose de beaucoup moins rustique, de moins... humain. Ces lieux, aussi inconnus soient-ils, semblaient avoir une âme.
Il ne se plongea pas outre mesure dans l'admiration de ce cadre peu coutumier. L'ambiance qui y régnait ne suffisait pas à faire taire les murmures incessants de son esprit. L'inconscient, d'ordinaire tapis sous des couches et des couches, frappaient à la porte de la conscience. La folie. La bête qui, repue, s'était rendormie, la lui laissait comme offrande. Un dernier hommage pour un mois de malheurs et de perdition.
La main de Delkateï raclait le mur tant il craignait que ses jambes flageolantes l'abandonnent à chaque pas. Une fièvre dévorante le rongeait et chaque angle auquel il tournait renforçait ses vertiges. Cela dura ce qu'il lui sembla être une éternité. Un fragment d'éternité qui s'interrompit à l'instant où des voix s'élevèrent, lointaines, mais perceptibles :
— Cela fait des heures qu'il est inconscient...
— Son corps a été mis à rude épreuve cette nuit, il doit récupérer. Il se réveillera lorsque son corps sera prêt, cela peut prendre du temps.
— Il est probablement blessé, nous ne pouvons pas le laisser seul dans cette pièce.
— Il est préférable, pour sa sécurité comme pour la nôtre, que nous n'intervenions pas.
— Cette pièce a été conçue par les Dieux eux-mêmes, elle a été conçue spécialement pour l'accueillir, il ne lui arrivera rien, Joy.
Le cœur au bord des lèvres, le front baigné de sueur, Delkateï se servit de ces voix comme d'un guide. Comme d'une bouée de sauvetage destinée à lui maintenir le visage hors de l'eau. Il se hissa hors de la surface trouble de sa conscience, chaque pas éveillant la souffrance et les prémices de son propre abandon.
Puis, au beau milieu du couloir, se dressèrent les silhouettes familières des dirigeants. Figures emblématiques, mais qui dénotaient avec ce labyrinthe interminable de portes closes. Et, puis soudain, comme une apparition, le visage de sa mère au milieu de ceux de ces hommes.
— Maman ?!
Le visage de Joy se fendit d'une expression triste, surprise et soulagée. Un mélange éphémère qui teinta son visage maternel et qui la rendait plus belle que n'importe quelle femme aux yeux de son fils. Celui-ci chancela sous le regard impuissant de sa mère.
— Oh, mon petit...
Elle avança doucement, sans recueillir l'avis des autres, comme si elle craignait de briser une illusion. La peur de ces dernières heures, de ces longs mois séparée de son enfant, palpitait tel un amas de chairs douloureux. Elle réduisit à néant l'espace qui les séparait encore avant d'étreindre son fils avec force.
— Maman, mais qu'est-ce que tu f-...
— Peu importe. Tu vas bien, le reste n'a pas la moindre importance.
Delkateï huma l'odeur de Joy et y reconnut tout ce qui avait pu lui manquer. Il se perdit entre ses bras, se laissa couler dans la vigueur de son étreinte. Il aurait aimé s'y perdre. Car cette parenthèse bienheureuse qui lui ferait presque oublier sa condition ne saurait durer et la gravité du visage de Kourrage, quelques mètres plus loin, le lui confirmait.
Un chapitre plus court avec ce cher Ludo, qu'on n'avait pas revu depuis un petit temps si ma mémoire est bonne, et les fameuses retrouvailles de Delkateï avec sa maman. J'espère que ce joyeux programme vous a plu !
Je vous dis à la semaine prochain !
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