Chapitre 11 : Toutes les cartes
Lorsqu'elle reprit connaissance, Calysta crut, un bref instant, se tirer des limbes d'un cauchemar. L'enfer que constituait la Sixième zone s'était évanouie et... et elle pouvait distinguer les traits familiers d'un visage chéri. Un sourire ourla la commissure de ses lèvres et tandis que l'illusion gagnait chacun de ses sens. Devant elle se dessinait la silhouette de Delkateï. Ses cheveux d'un plat laiteux, ses iris aussi tranchantes que des rasoirs, sa physionomie robuste, tout ce qui pouvait en faire un être à part, un être d'exception. Elle ne voyait plus que lui dans l'immensité aveuglante et elle murmura :
— Delkateï...
Et l'Italien sourit. Un sourire sincère qu'elle ne lui avait jamais connu. Elle se dit, au terme de réflexions bien moins élaborées que celle-ci, que ce rictus lui allait à ravir et qu'il faudrait qu'elle le prenne dans un tel instant à d'autres reprises. L'adolescent, le mystérieux élève sur lequel elle avait secrètement fantasmé avant même de le rencontrer, semblait lui tendre les bras, l'inviter à l'étreindre. Jamais Delkateï ne s'était risqué à de telles marques d'affection et le cœur de Calysta s'emballa à l'idée qu'elles lui étaient entièrement destinées.
— Navrée de te décevoir encore, mais je ne suis pas ce... Delkateï, intervint une fois féminine aux inflexions bien moins prometteuses.
Et le charme se brisa. Tel un miroir qui volerait en éclats dans la violence d'un instant. Le visage avenant de Delkateï s'effaça et laissa place à celui d'une jeune femme. Shana l'observait, penchée sur elle, une lueur mi-amusée mi-exaspérée inscrite sur ses traits atypiques. Déconcertée, Calysta se redressa d'un bond en position assise, une rougeur gênée investit ses joues et elle renonça à balbutier des excuses de peur de s'enfoncer davantage.
— Je ne sais pas si je dois me sentir flattée ou non, ricana Shana, assise sur le bord de la couche, comme l'esprit tourmenteur et pervers.
— Flattée, évidemment, marmonna la rouquine, d'une voix faible.
Un vertige la cloua soudainement au lit. Voyant que son équilibre se mourait, sa geôlière posa une main douce, mais ferme sur le haut de sa poitrine pour lui imposer la position allongée. Sous les yeux grands ouverts de Calysta défilait un firmament d'étoiles colorées tandis que sa respiration souffrait de ce léger malaise.
— Ménage-toi, je n'ai aucune envie d'appeler les renforts. Tu as beau être un poids plume, je ne suis pas certaine que je réussirais à te ramasser seule.
— Tu n'aurais qu'à me laisser par terre, dit encore l'Irlandaise, lorsque ses forces lui revinrent et que la sensation désagréable eut disparu.
— Tu es trop précieuse, je me ferais taper sur les doigts.
La lèvre inférieure de Calysta trembla. Précieuse ? En quoi pouvait-elle être précieuse, sinon comme trophée humain d'une victoire mensongère face à leur ennemi de toujours ? Elle s'interrogeait avec une perplexité cernée d'incompréhension lorsque la raison de son trouble la saisit avec une rude et insolite violence. Shana la vit tout nettement s'immobiliser jusqu'aux yeux dans leur orbite et elle patienta tranquillement que cela cesse.
La jeune femme serra les dents et encaissa le déferlement de souvenirs sur son corps frêle. Ce qui s'était produit la veille, après l'entrée en scène du Lieutenant, ce qui lui avait enduré. Tout lui apparut avec une précision chirurgicale et dérangeante. Elle était comme spectatrice de ses propres tourments, de la douleur que ce fou lui avait infligée. Une souffrance psychologique qui n'aurait pas la moindre incidence sur son corps, mais qui, à terme, pourrait bien endommager son cerveau encore intact. Calysta ressentit, comme à travers un lointain écho, le Mal investir ses cellules et faire enfler une douleur impitoyable au point où elle avait cru que son esprit finirait par abandonner la lutte, cédant à la pression pour s'écouler à travers tous les orifices possibles.
Un haut-le-cœur la surprit et, incapable de contenir l'acide qui lui brûlait la gorge, elle rendit le contenu de son estomac sur le sol, manquant de près Shana qui eut la décence de retenir ses cheveux derrière sa nuque. Calysta, courbée en deux sous des crampes épouvantables, sentait tout nettement son estomac vide se tordre alors qu'elle crachait une bile acre à ses pieds. Si elle ne se sentait pas si faible, elle se serait probablement réjouie de souiller de la sorte un lieu aussi impeccablement propre.
Elle ne se redressa qu'au terme de longues minutes, la respiration courte et les cheveux collés à son front ruisselant de sueur. Elle tremblait de tous ses membres, fiévreuse et vulnérable comme elle ne l'avait jamais été.
— J'imagine qu'il fallait que ça sorte, énonça Shana, plus par besoin de meubler le silence que par souci du détail.
— Désolée, souffla l'otage, par pur réflexe.
— Ce n'est pas moi qui vais nettoyer, rétorqua l'autre, plissant le nez à la vue de l'aimable cadeau que lui avait réservée la détenue. Je t'avais dit de te ménager.
Incapable de renchérir, Calysta enfouit son visage dans ses mains, serrant ses doigts sur les mèches humides de sa frange rousse. L'élève de la Sixième zone, qu'elle ne parvenait pas à haïr malgré ses efforts, se gardait bien de lui préciser les quelques détails pratiques. Par sollicitude, peut-être, par loyale obéissance, très certainement. Les nausées n'étaient que l'un des effets secondaires de la torture appliquée par le Lieutenant la veille. Le corps rejetait ce que l'esprit ne saurait combattre.
—P-Pourquoi... tu ne t'en vas pas ? s'enquit l'Irlandaise, après un bref silence.
— Parce que je préfère éviter que l'on te retrouve étouffée dans ton propre vomi, répondit Shana, du tac-au-tac, vrillant son regard écarlate sur celui de son interlocutrice.
— Et s'il me vient l'envie de te fracasser ta tête dedans ?
Un nouveau silence interloqué. Calysta réalisait à peine le courage aveugle de sa répartie avant que l'autre ne se gausse de ses paroles. Un rire moqueur qui arracha un rougissement rageur à la captive.
— La torture de ton détraqué de boss pourrait bien m'avoir fait perdre la tête !
— Que tu aies perdu la tête ou non, ma jolie, je te conseille d'éviter ce genre de geste. Un simple conseil qui te rendra la vie ici moins insupportable.
— Je ne suis pas certaine que ça pourrait être pire, persifla la rouquine, qui retrouvait une part de sa hargne à défaut de s'apitoyer sur sa propre misère.
Shana renonça à lui asséner un nouveau coup. Briser ses dernières illusions, celles que la jeune fille conservait intactes sans même s'en rendre compte, aurait été un jeu d'enfants. Mais elle ne trouva pas la cruauté nécessaire pour s'y prêter, se contentant d'observer attentivement la faiblesse de cette fille en les confrontant aux dires du Lieutenant. Elle avait assisté à la torture de la veille aux côtés d'une poignée d'étudiants triés sur le volet et se rappelait de chaque détail, jusqu'aux hurlements de cette malheureuse jeune femme. L'homme qui avait orchestré tout ceci parlait d'elle comme d'une carte. Une carte que la Sixième zone détenait enfin et qui leur permettrait de gagner cette guerre.
La porte s'ouvrit en fracas et laissa apparaître la silhouette athlétique d'Alix. Une jeune femme, si un tel être pouvait encore porter une telle dénomination, qui servait le Lieutenant avec un dévouement sans faille. Un soldat, une arme impitoyable, qui figurait comme l'un des meilleurs éléments de la Sixième zone. Une trace discrète de panique ombrait ses joues rondes constellées de tâches de rousseur et, avant que Shana n'ait eu le loisir de l'interroger sur la raison de cette irruption inopinée, Alix articula avec aplomb :
— Une urgence, tous les élèves sont appelés au rassemblement !
Sans poser de question, consciente qu'un tel comportement était blâmé par la dure loi de l'établissement, l'intéressée sauta sur ses pieds, jetant un regard en biais à celle qu'elle surveillait tantôt.
— J'étais chargée de la surveiller, se justifia-t-elle, sans plonger son regard dans celui de la soldate, de peur d'y déceler une inhumanité intolérable.
— Je m'en occupe. Il s'est évadé et il est hors de question qu'il n'échappe à notre vigilance.
— Bien.
Sa voix souffrit un tremblement alors qu'elle passait le seuil de la porte. Un élan de peur, puisqu'il ne pouvait en être autrement, se diffusa dans ses veines pendant qu'elle s'éloignait, abandonnant la captive aux soins de cette impitoyable machine à tuer. Il y avait mieux à faire.
Calysta adopta une position plus décente, mais ne put s'empêcher de frémir lorsque les yeux noisette d'Alix la sondèrent dans un silence désagréable. Une odeur âcre de vomi flottait dans l'air, de quoi raviver les nausées de l'otage, à défaut de faire taire ses interrogations. Qui était ce il qui venait d'échapper à la surveillance accrue de la Sixième zone ? Etait-il un ennemi de la Sixième zone et, si tel était le cas, serait-il un allié de Diolyde ? Une sorte d'espoir fou caressa l'épiderme de la jeune femme.
Elle patienta, droite et immobile sur sa couche. Ses jambes en souffraient et elle mourait d'envie de se les dégourdir. Pourtant, Alix formait un rempart à la moindre de ses volontés, plantée au beau milieu de la pièce, comme pour la narguer. Le visage poupin de la soldate formait une parfaite négation à son corps sculptée par l'effort, tout en muscles et en tendons. Ses boucles brunes, ses tâches de rousseur et ses yeux noisette ne parvenaient pas à atténuer la peur qu'elle inspirait à sa captive. Finalement, lorsque cette dernière fut bien sûre de n'avoir plus rien à y perdre, lorsque le temps lui sembla trop long, elle se racla la gorge et demanda :
— Qui s'est échappé ?
— Boucle-la.
Cela avait le mérite d'être clair et Calysta, blessée, pinça les lèvres. À quoi s'était-elle attendue sinon à un refus catégorique ?
— Vous n'êtes pas aussi invincible que vous le prétendez.
— Essaie de prendre exemple et je te taille en pièces, asséna Alix, d'une voix qui ne laissait suggérer aucun trait d'humour, rien qu'un mental aussi endurci que ce que le physique laissait entrevoir.
Refroidie, la rouquine se tut bien que le silence lui fut insupportable. Il ne dura pas bien longtemps car, soudain, un son se répandit jusque dans les entrailles de ce labyrinthe. Cela ne s'éternisa guère et la porte vola en éclats. L'élève de la Sixième zone bondit et, avant que Calysta ne perçut l'identité de la menace, Alix fut balayée d'un seul mouvement. Son corps à la force surhumaine percuta de plein fouet le mur d'en face, tout au fond de la cellule. Avant de perdre connaissance, la dernière vision qui s'imposa à elle fut le visage de son agresseur. Des traits que nul autre ne possédait, venu d'ailleurs, d'une terre lointaine et aujourd'hui disparue. La créature retenue captive l'observa de ses yeux de reptile jusqu'à ce qu'elle ne sombre dans l'inconscience, bercée par une douleur nébuleuse.
Le retour inopiné d'un personnage présentés au début du tome : Alix (et le retour de cette fameuse Shana). Je suis curieuse de savoir ce que vous pensez de ces deux personnages féminins et vos théories sur la fin de ce chapitre : qui est derrière cette intervention ? Gentil ou méchant ? Aide bienvenue ou, au contraire, mauvais présage ?
Bon week-end !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top