Chapitre 10 : L'homme et la bête
[Un dessin de Déméter enfant, une gentille petite bouille innocente.]
Tu ne ressens plus rien.
Un rien cotonneux, accueillant et pervers s'est épris de toi et tu ne demandes qu'à respecter la volonté de cette force titanesque qui te cloue au sol.
Aucune cellule de ton corps ne se manifeste. Tu n'es plus qu'une conscience, un amas de pensées qui meurent avant même d'exister.
Parfois, des mots te parviennent. Des phrases qui n'ont aucun sens, mais tu sais vraies. Elles paraissent lointaines, comme venues d'un autre monde. Tu aimerais y répondre, leur hurler que tu es bien là.
Mais ta bouche reste close. Tu as l'étrange sentiment que tes pensées et ton corps demeureront dissociés à jamais. Tes réflexions te submergent d'une férocité insoupçonnée, mais tu es incapable d'en formuler l'écho. Ton être, cette enveloppe charnelle inerte, te trahit.
Tu crèves d'envie de gueuler, de te briser les cordes vocales. Ce monde qui poursuit son cours sans toi, cette terre qui continue de tourner, tout cela est insupportable.
Tu es vivant, aussi conscient qu'on peut l'être en pareilles circonstances, pourquoi ne le voient-ils pas ?
Ici, le temps s'égrène, s'éternise et achève de te rendre fou. Ici, rien ne subsiste sinon tes cris muets. Tu es transi de douleur, dans ce corps qui n'est que le fruit de ton imagination. Ton vrai corps, lui, ne souffre aucun mouvement. Rien.
Ces voix t'appellent, te supplient. Tu les entends. Et tu as peur. Que va-t-il advenir de toi ? Quand comprendront-ils que tu es là, juste au-delà du voile qui vous éloigne, et que tu ne demandes qu'à réapparaître ? Quelle suite perçois-tu à l'ignoble situation dans laquelle tu es enfermée ? Combien de temps avant qu'on t'en délivre ? T'en délivrera-t-on seulement un jour ? Et si cet état traître se prolongeait jusqu'atteindre l'éternité ? Et si tu finissais par en mourir ?
Tu frissonnes et te perds dans le néant. Tu as pourtant essayé de t'en extraire à maintes reprises, sans jamais y parvenir. Une voix te susurre que lutter est vain et tu finiras par la croire. Tôt ou tard.
Delkateï Lytaël s'efface comme l'onde sur l'eau qui, quoi qu'il arrive, finit par retrouver sa surface lisse initiale. Dans ce rien, tu te débats et essaies de modeler ta perception à la réalité de tous. Mais rien n'y fait, tes efforts sont inefficaces et épuisent tes dernières forces.
Alors, tu te terres dans l'ombre et tu guettes. Tu attends un signe, une invitation implicite à te manifester. Tu ne rêves que de cela dans ce vide colossal. Ce vide qui, peu à peu, gagne du terrain. Son immense appétit convoite ce repas inespéré et t'enveloppe. S'il te venait l'envie de t'abandonner ou de manquer de vigilance, le néant te dévorerait sans plus attendre. C'est à cet instant que tu réalises à quel point ta situation est critique.
Et le monde ? Sait-il seulement le malheur que tu endures ? A-t-il conscience que tu pourrais bien ne jamais réapparaître. Si la souffrance qui te dominait a miraculeusement disparu, si le Mal a enfin quitté le refuge de ton corps, il a éveillé bien pire encore. La Malédiction réclame son dû, mais tu l'ignores encore. Tu ne sens que les témoignages de ta conscience endolorie. Les signaux t'apparaissent comme trop vagues, illisibles, trop lointains pour être perçus comme tel.
Toi-même, tu ne détiens pas les clés de la réussite. Tu ignores comment te sauver est encore envisageable et c'est probablement ce qui t'effraie le plus. Tu es aussi vulnérable qu'un embryon, mais le liquide qui t'entoure ne possède pas les propriétés attendues. Tout ici réclame ta perte et tu ne seras bientôt plus capable d'enrailler ces funestes desseins. Tu t'épuises, minute après minute. Si ces lieux ont juré de te détruire, tu ne donnes pas cher de ta peau !
Mais soudain, tout se bouleverse. C'est bien trop brutal pour que tu ne notes l'ampleur du changement. Celui-ci s'empare de toi comme une main crevant l'uniformité de cet enfer. Avant que tu ne puisses réagir, lutter ou protester, on te tire de ce mauvais pas et tu quittes cette mort planifiée sans l'ébauche d'un regret.
***
Péniblement, Delkateï se tira d'un long sommeil et ne reconnut pas l'espace qui lui sert de décor. Des murs sombres et nus l'entouraient comme pour l'envelopper. Non, bien plus que cela, pour l'entraver ! Une prison qui se dressait autour de lui comme un rempart inéluctable à sa liberté. Un long cri s'échappa des lèvres de l'adolescent.
Le hurlement qui l'ébranla résonna en échos de longues minutes dans le silence pesant de la pièce. Où était-il ? Quel était ce lieu sinistre ? Que faisait-il dans un pareil endroit ?
Delkateï se redressa non sans mal. Ses muscles protestaient avec virulence face au traitement infligé. Peu à peu, les souvenirs refaisaient surface à la manière d'un reflet dans l'eau que l'onde aurait brouillé. Mais quelque chose, quelqu'un empêchait l'Italien de détenir le plein contrôle de ses moyens. Il en percevait presque les mouvements sous sa peau, des ondulations qui courraient sous la peau fine de ses bras. Il frémit et la douleur se reconnecta pour le frapper de plein fouet.
Il se rappelait du Mal, de cette salle maudite, aux confins du deuxième étage, où il avait élu domicile. Il se souvint brusquement de la sensation infâme de cette présence intruse à l'intérieur de ses cellules, cherchant à s'immiscer jusqu'à son cœur. Il se souvint de la souffrance intolérable de cet instant avant de réaliser qu'il s'était débarrassé, d'une manière ou d'une autre, de l'objet de sa terreur. Son corps lui appartenait à nouveau pleinement, ou presque.
Il évalua, encore hagard, les détails de la pièce qui l'entourait. De simples murs, comme il lui avait semblé au premier regard et rien d'autre. Seule une porte se distinguait de l'ensemble, nu et disgracieux. Il leva les yeux et, dans un sillon creusé dans la chair du plafond, il pouvait apercevoir un morceau de la nuit. Dans la brèche, qui n'était en aucun cas une erreur de construction, un bête oubli, il distinguait la voute céleste et les milliards d'étoiles qui s'y pressaient. Mais surtout, la lune s'y dévoilait. Delkateï, prit d'une sueur froide, d'un malaise grandissant, déglutit.
Il se jeta sur la porte, la main pressée contre la clenche. Il s'acharnait contre elle comme la précédente nuit où il avait été enfermé de la sorte. Cette fois, il pouvait le percevoir, le sentir. Cet amas qui s'agitait au creux de son ventre, comme un nouveau né à la force colossale, capable de le faire ployer sous la violence de ses coups.
— Non. Non, non, non. Non...
La porte était fermée, mais cela ne l'étonna guère. Il avait déjà renoncé à s'échapper, à en réchapper. La marée approchait et... que pouvait-on faire face à la marée ? Rien. Rien que subir le courroux de sa houle contre la cote, dévorant le sable et les pauvres malheureux qui s'y trouvaient. Delkateï ravala un nouveau cri, une nouvelle plainte. La douleur signait son retour triomphal et lui baissait les armes, vaincu.
La bête.
La Malédiction opérait. Aïrès l'avait prononcé jadis pour se venger de ses pairs et lui, misérable mortel, en payait les conséquences. Il n'y songeait pas, ces pensées ne l'effleuraient même pas. Il se contentait de faire face, de serrer la mâchoire à s'en briser les dents, à s'en rompre les os. C'était plus fort, plus impitoyable que jamais. Il tomba à genoux dans un gémissement pitoyable. C'en était fini de lui !
Alors, par vagues successives, il laissa le monstre prendre le dessus sur l'humain, ravir le contrôle et le rejeter au rôle de simple spectateur. Les rayons blafards de la lune dessinaient des arabesques étranges sur sa peau. Son épiderme qui se mouvaient, qui se recouvraient de poils au fur et à mesure que les os s'allongeaient pour laisser place au corps lupin du garçon.
Il n'en eut pas conscience. Il s'effondra dans un hurlement animal et s'éteignit au creux d'une souffrance indicible. Dans un silence mortel, ce fut au tour de la bête de se réveiller. Enfin.
La transformation. Eh oui, Del n'en a pas encore fini avec cette histoire de Malédiction. La preuve : la bête réclame son dû une nouvelle fois.
Je vous embrasse !
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