Chapitre 32 : Pièce maîtresse

[Un dessin en hommage aux victimes de la fusillade à Strasbourg. Éléonore, tous mes personnages et moi-même sommes très touchés. J'habite aux alentours de la capitale européenne et ça m'a énormément bouleversée. Je laisse ce dessin pour pensée aux blessés et aux morts]

Les mots frappèrent d'évidence Delkateï qui fut incapable de se défaire du contact visuel. La femme qui lui faisait face n'avait plus rien en commun avec son professeur, elle n'avait même plus rien d'humain. Quelque chose derrière son regard le prouvait, au-delà du voile et de l'imaginaire.

Les élèves se retournèrent les uns après les autres, à la fois bouleversés et surpris. La brûlure des orbes posées sur lui atteignit l'adolescent qui, paralysé, ne put rien faire pour y échapper.

—C'est toi qu'il faut éliminer.

—P-Pourquoi ?

Il avait perdu toute sa hargne, son franc-parler et même sa répartie. Cet être ne semblait souffrir d'aucune limite et s'affirmait prêt à le détruire comme il le prétendait si bien.

Toujours sur la petite estrade, Jo ne réagissait toujours pas, accrochant seulement le regard désespéré de son homologue. Il ne fut capable d'aucune aide, douloureusement rendu immobile par une terreur sourde, même lorsque Milada reprit, emplissant la pièce de sa voix rauque :

— Pourquoi toi ? Parce que si tu tombes, ils tombent avec toi. Lorsque la pièce maîtresse d'un édifice s'écroule, elle emporte avec elle toute la construction. C'est le cas pour toi et pour Diolyde, pour toi et chaque élève de cette misérable école. Tu seras leur perte parce qu'ils ne sauront jamais te protéger contre nos forces.

Elle esquissa un mouvement en avant, effectuant un pas après l'autre avec une lenteur dramatique, presque théâtrale. Elle descendit de l'estrade sans porter attention aux élèves terrifiés qu'elle dépassa sans même un regard. Certains, assis aux derniers rangs, se levèrent pour se réfugier contre le mur du fond. Les respirations se répercutaient en écho dans la pièce tandis que résonnaient les bruits de pas mesuré de la femme.

—Tu as peur, dis-moi.

Le cœur de Delkateï tambourinait dans sa poitrine au point que l'organe semblait prêt à s'extraire de sa prison d'os et de chairs. Jyn recula jusqu'à se trouver à sa hauteur, une expression angoissée sur son visage.

—Vous avez tous peur !

L'assemblée frissonna comme un seul homme et des œillades inquiètes s'échangèrent dans le plus grand des secrets. L'idée de quitter la pièce effleura Aaron, situé juste à côté de l'issue. Une pensée commune à une grande partie de ses semblables dont l'instinct de survie avait remplacé toute notion de cohérence et de courage. Nul ne savait de quoi était capable leur professeur dans cet état de transe.

Le Finlandais regardait toujours fixement devant lui, mais profita de son expression parfaitement neutre pour murmurer, à peine plus haut que le silence :

—Recule, Delkateï !

Le susnommé obtempéra presque à regret, observant un minuscule mouvement de recul devant les yeux de son ainée qui avançait inexorablement.

—On doit gagner du temps, ne t'arrête pas de reculer.

Le nouvel élève cligna des yeux à plusieurs reprises comme pour manifester son accord. Se rebeller, hurler son désaccord sur cette femme ne lui traversa pas l'esprit. C'était bien dans la peur que l'humain trouvait la docilité, non ? La situation le lui prouva de la plus étouffante des manières.

Jyn trouva le regard de Déméter qui semblait tout simplement en train de se liquéfier. La terreur brillait dans son regard améthyste et ses efforts acharnés lui permettaient à peine de rester immobile. Il articula exagérément quelques mots sans que le moindre son ne s'échappe de sa gorge :

—Il va revenir.

Chacun l'espérait de tout cœur puisque le retour d'Eole et des renforts résidait en la seule solution à leur calvaire. Comment pouvaient-ils espérer s'en sortir autrement ? Si l'être qui habitait leur professeur n'avait fait preuve d'aucune violence, il en semblait tout à fait capable. Elle poursuivait sa progression comme un prédateur en direction sa proie et Delkateï sut alors quelle place il occupait. Que pouvait-il y faire ? Son instinct lui criait que s'enfuir attiserait la rage de cet étrange agresseur et qu'il allait en payer le prix fort. Il recula lentement, accueillant chaque mot comme une nouvelle blessure :

—Est-ce que tu vois le Mal autour de toi, Delkateï ? Est-ce que tu sais seulement où il se trouve ?

—Le Mal, c'est toi, répliqua le concerné sans pouvoir stopper le cours pervers de ses pensées.

Milada ne nota même pas le soudain tutoiement de celui qui était censé représenter son élève. Un adolescent qu'elle devait épauler, guider de son mieux. L'individu qui avait pris possession d'elle n'hésiterait pas à abattre sans la moindre pitié.

—Non, contra-t-elle, dans un sourire tordu. C'est ce qu'ils veulent à tout prix te faire croire, mais ce n'est pas la vérité. Le Mal, c'est chaque personne ici qui le représente. Le Mal c'est toi, tout comme eux. Tu as choisi le mauvais camp et tu vas devoir payer pour ça, payer pour que la Sixième zone soit l'unique vainqueur.

—Je n'ai pas choisi.

Parler, il devait parler ! Retarder l'échéance alors que la menace ne cessait de s'approcher, ondulant devant ses pupilles comme le serpent et son terrible venin. L'esprit de Delkateï fonctionnait à toute allure et le fil de ses pensées se perdait dans l'urgence. La femme arborait le plus effrayant des rictus, de ceux pouvant glacer le sang de n'importe quel humain. Le sourire d'un être qui n'avait plus rien à perdre.

—Tu n'as pas choisi, mais ils ont choisi pour toi. Tu es né comme la Malédiction des Dieux, et ils te sacrifient comme du bétail !

Elle se situait à un mètre de son opposant et la plupart des autres élèves s'étaient réfugiés au fond de la salle, tétanisés. Jyn, les pieds plantés au sol, ne manifestait aucune volonté de s'enfuir. Aaron s'interposa entre Milada et l'Italien dans un accès de rare courage. Ses prunelles sombres brillaient d'une conviction que personne ne lui connaissait tandis qu'il crachait, véhément :

—Vous avez oublié ? Avant d'abattre la pièce maîtresse, il faut d'abord se débarrasser des autres. Vous devez d'abord vous débarrasser de nous si vous voulez l'atteindre !

Un rire inhumain s'éleva dans toute la pièce, l'emplissant de sa lourde teneur. Delkateï sentit un mince filet de sueur couler le long de sa colonne vertébrale. Une sueur froide. La détermination de son ami le touchait plus que de raison, mais il risquait gros en s'interposant de la sorte.

—Je n'ai pas oublié, mais les Instincts sont inutiles sans le fruit de la Malédiction. Vous n'êtes que de vulgaires pions et si ton courage te fait honneur, tu ne peux rien y changer !

D'un mouvement souple du poignet, elle envoya dans le décor le gêneur. Le corps d'Aaron percuta durement le mur à gauche avant de retomber au sol dans un bruit mat. Un murmure horrifié parcourut la classe sans que personne n'ose venir en aide à l'Australien dont le corps gisait inerte.

—Brave soldat, railla Milada.

La mâchoire de Delkateï se contracta et une insulte se forma au creux de sa bouche. Un de ces mots populaires de sa banlieue lui revenant en mémoire devant cette violence gratuite. Il ravala pourtant sa remarque acerbe, mais transmit tout le mépris que cet être pouvait lui inspirer d'un simple regard.

—Je suis désolé pour toi.

La porte s'ouvrit en fracas sur la silhouette visiblement épuisée d'Eole, suivie de celle plus massive d'Andrew et celle, fortement essoufflée, de Kourrage. Cette entrée bruyante n'arracha même pas un sursaut à Milada dont l'attention exclusive était consacrée à l'adolescent qui se dressait toujours face à elle. Le directeur ordonna silencieusement aux autres de ne pas intervenir, épaulé par le géant visiblement de son avis.

—La Sixième zone est désolée pour le gâchis que tu représentes, articula-t-elle. Le gâchis que représente ton existence. Ton existence et ta perte.

La réponse resta coincée dans la gorge de Delkateï alors que la respiration saccadée de son professeur le heurtait de plein fouet. Elle lui faisait désormais face, tout comme le danger qu'elle représentait si bien. La peur et la rage constituaient un cocktail des plus mauvais, le clouant littéralement au sol là où sa conscience lui hurlait de réagir. Courir ou gagner du temps, n'importe quoi qui pourrait encore le sauver.

Andrew se faufila dans la pièce, profitant de l'inattention de son ainée. Il croisa le regard intransigeant de Jyn qui hocha lentement la tête. Personne ne devait commettre le moindre geste, c'était entendu. Le plus âgé porta son doigt à ses lèvres, intimant le silence à tous ses camarades. Profitant de sa liberté de mouvement, il se pencha sur le corps inanimé d'Aaron. Appuyant deux doigts sur la jugulaire, il capta un battement faible, mais suffisamment régulier. Rassurant muettement la petite assemblée, il opina lentement.

Au même moment, Milada approcha son doigt du torse de Delkateï. Ce dernier ne chercha même pas y échapper, soutenu par le regard étrangement rassurant d'Eole. À l'instant où elle toucha l'adolescent à travers la fine barrière de vêtement, la douleur s'inscrivit de ses yeux écarquillés. Dans son regard, des dizaines d'émotions se lurent comme débridées, libérées de toute entrave. Quelques secondes s'écoulèrent avant que la femme parvienne à dire, entre deux râles et dans un ultime souffle :

—Pardonnez-moi.

Son corps s'affaissa complètement dans un dernier soubresaut de souffrance. Elle tomba aux pieds de son élève, les yeux grands ouverts sur une paisible éternité sans rien y distinguer. 


Voilà pour ce chapitre, j'espère qu'il vous aura plu. Il est effectivement plutôt sombre et j'ai pas mal bossé sur l'ambiance :3

Le prochain chapitre se nomme "Aux mains de la porte" et se concentrera, en partie, aux conséquences de cette attaque. 

Instincts a gagné la première place du concours "Plume Exceptionnelle" et je tenais à vous transmettre ma joie et mes remerciements

Enjoy ~

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