Chapitre 30 : Les Instincts

[Le crayonné d'un dessin de Ludo parce que le dernier que j'avais fait de lui était loin d'être terrible et que j'aime tellement sa petite bouille.]


Delkateï sourcilla et son regard dévia sur chacune des personnes présentes, accrochant chaque silhouette comme chaque visage. La vérité ? Il l'avait tant attendue ! Mais était-il vraiment prêt à l'entendre, à lui faire face sans lui tourner le dos ?

La peur se solidifia en lui, s'imposant à sa conscience comme une évidence. Elle ne lui permit pas de répondre dans l'immédiat et il laissa ses homologues au supplice de longues secondes durant. Il réfléchissait, honteux d'hésiter maintenant que l'on lui offrait ce qu'il attendait tant. Il s'attarda notamment sur le regard d'Andrew qui semblait d'humeur grave et sombre. Jyn, au contraire, arborait une expression plus détendue, savourant l'instant sans que personne ne comprenne pourquoi.

— On vous a demandé de venir me parler, hein ?

De nombreuses œillades furent échangées entre tous les membres de cette joyeuse assemblée. Les élèves laissaient libre cours à leur incertitude, comme le doute s'éprenait d'eux au pire des moments. Delkateï ne perdit pas une miette de ce spectacle, étudiant les réactions de ses interlocuteurs. Eole ne respirait plus, bien trop tendu pour songer à évacuer toute cette pression. Les poings serrés jusqu'à rendre ses jointures blanches, il conservait son mutisme.

— J'vous écoute, qu'est-ce que vous voulez me dire ?

Ludo sursauta face à la voix forte et grave de Delkateï tandis que les autres parvinrent à garder leur neutralité.

—C'est Laurian qui vous a demandé de venir ? s'enquit-il, une nouvelle fois. Je me trompe ?

—Il nous l'a proposé, avança Andrew, avec prudence.

—Nous avons croisé Eran en revenant, renchérit Aaron.

—Et il vous a gentiment proposé de venir discuter d'un sujet sensible, ironisa le nouvel élève.

Un hochement de tête presque unanime lui répondit et ce dernier eut une sorte de ricanement. Son père n'aurait pu être plus prévisible ! Il repoussa loin de lui une folle envie de hurler sur ses camarades, de déverser sa rage sur eux. Eux, les innocents.

—Oui, il nous a demandé de te parler des Instincts. Il a dit que tu ne savais rien d'eux.

Déméter, fidèle à lui-même malgré les circonstances peu à son avantage, parlait calmement. Il s'émanait de lui une telle aura que cela en devenait déloyal. Delkateï ne parvenait pas à ressentir la moindre haine vis-à-vis de ce garçon.

—On ne m'a pas expliqué les choses très clairement depuis mon arrivée alors je compte sur vous pour être clairs.

Nouveau regard, bref et qui relia absolument tous les membres de la pièce sans exception. Aaron reprit pour tous les autres :

—Tu n'as jamais entendu parler des Instincts ? Tu en es sûr ?

—Non, jamais entendu parler. Pourquoi ? Je devrais ?

Encore une fois, il refoula un besoin de déchaîner ses ressentiments sur eux, de se débarrasser de ce qui le faisait tant souffrir. Les autres semblaient rassembler leurs idées, réfléchir à la meilleure manière d'aborder un sujet visiblement trop sensible. Jyn se lança en premier, d'apparence beaucoup moins regardant que ses amis et désireux d'en finir :

—Les Instincts se comptent au nombre de six, un pour chaque dieu du Panthéon ancestral. Ils sont l'enveloppe des Dieux lorsqu'ils sont sur Terre, certains les considèrent même comme leurs réincarnations humaines. Cette expression est inexacte puisque l'âme des divinités n'habite le corps seulement dès qu'ils en ressentent le besoin ou la nécessité.

Delkateï cligna les yeux à plusieurs reprises, tentant d'assimiler ce flot d'informations. Son ainé ne prenait pas en considération le trouble de son interlocuteur et seul un regard d'avertissement de la part d'Eole l'empêcha de poursuivre sans attendre.

—Une minute ! s'exclama l'Italien, sentant poindre un début de migraine. Pourquoi les Dieux feraient ça ? À quoi ça les avance de prendre un corps humain ?

—Les Dieux ne possèdent pas d'enveloppe charnelle, ils ne peuvent donc pas se matérialiser sur Terre. Ils sont obligés de communiquer par visions ou par le biais de songes, répondit le Finlandais, d'une voix outre-tombe.

L'autre prit sa tête dans ses mains un instant, massant ses tempes dans le fol espoir d'augmenter momentanément ses capacités intellectuelles. Il sentait le regard de ses camarades sur lui, une brûlure sur sa peau découverte.

—Et qui sont ces Instincts ?

—Justement, on ne sait pas. Ça peut-être n'importe qui, dit Déméter. N'importe quel élève de Diolyde pourrait être l'un d'eux.

Le regard de Delkateï se posa sur les étudiants présents dans la chambre. Peut-être que l'un d'eux se révélerait être l'un de ces hôtes. Mais comment le savoir ? Comment en être parfaitement sûr ? Un mystère supplémentaire s'inscrivant dans sa chair comme dans les murs solides de Diolyde. Il s'assit sur le rebord de son lit, comme pour supporter la charge qui lui était abandonnée.

—Ils servent à quoi exactement ? s'enquit-il, sans pouvoir se défaire du sentiment étrange de donner lieu à un interrogatoire des plus sordides.

—La Sixième zone possède ses propres Instincts, ça permet donc aux Dieux et à Aïrès de combattre dans notre monde, énonça Jyn, sans trahir son expression glaçante.

L'Italien secoua la tête, incrédule. C'était donc comme cela que la lutte entre le Bien et le Mal se matérialisait ? Il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe d'agacement face aux divinités qui usaient de ses semblables sans le moindre égard.

—Ca peut être n'importe qui ici ?

—On ne connait pas leur identité alors oui, prononça Eole, esquivant le contact visuel.

—A une exception près, avançant Andrew, d'une voix grave.

Delkateï darda ses orbes sur l'homme avant de rencontrer son unique œil valide. Ce dernier respirait le calme et il paraissait capable de calmer n'importe qui. Pourtant, il restait sombre ce jour-là, étonnamment sombre en ces lourdes circonstances. Tous les regards étaient posés sur lui et cela ne semblait nullement l'affecter.

—Laquelle ? demanda le plus jeune, encourageant explicitement son ainé à poursuivre.

—Tu ne peux pas en être un.

Eole se tendit au même instant que Déméter, anticipant tous deux la tournure que prenait cette conversation. La tension de l'atmosphère n'avait cessé d'augmenter jusqu'à tutoyer l'insupportable. Andrew entretenait le suspens sans même le vouloir, d'apparence intouchable.

—Tu es l'enfant né de la Malédiction. Tu es capable d'éveiller la véritable nature des Instincts et de les contrôler si besoin. Tu ne peux pas être l'un de leurs.

Une exclamation muette s'échappa des lèvres de Delkateï et ses yeux se révulsèrent. Son esprit faisait douloureusement le lien entre les informations qui l'assaillaient et celles de son paternel. Il mourait d'envie de mettre fin à cet enfer, oublier l'espace d'un instant ou s'octroyer le privilège de réfléchir calmement loin des regards oppressants. La voix d'Andrew résonnait à ses oreilles, un écho désagréable et bien trop intrusif.

—J-Je crois que ça fait beaucoup pour lui, avisa maladroitement Ludo.

Le plus jeune accorda un bref regard à l'Italien avant de se tourner tout naturellement vers son ainé. Un léger pli barra le front du blondinet et une grimace presque imperceptible naquit au creux de ses lèvres. La grande main de son homologue recouvrit la sienne, faisant mourir toute trace d'inconfort. Leur camarade reporta son attention sur l'assemblée en elle-même plutôt que sur les deux garçons.

—Ouais, c'est ça, soupira-t-il.

Il allait lui falloir du temps pour digérer cette surdose d'informations, mais en avait-il seulement le droit ? Les yeux braqués sur les siens lui rappelaient allégrement une attente qu'il n'envisageait même pas.

—Comment je suis censé réagir ? Je veux dire, est-ce que je suis censé changer quoi que ce soit ? interrogea-t-il, presque à l'aveugle.

—Pas pour le moment, avança Déméter, un léger sourire se reflétant dans ses grands yeux. Les Dieux annonceront l'identité des Instincts lorsqu'ils le jugeront nécessaire. Jusqu'à leur intervention, ce combat est le nôtre et nous pouvons seulement demander leur aide.

Delkateï opina très lentement, et son camarade soutint son regard. Tous étaient tendus, mais bêtement soulagés d'avoir pu informer le nouvel élève de l'état de la situation. Ils ne restaient que de subtiles parts d'ombre autour d'eux, une rare obscurité qu'un intérêt propre continuait de masquer. Par cupidité ou par honte, par peur ou par lâcheté, ils refusaient de faire de cette conversation un cas personnel.

Ludo semblait au supplice et mourait d'envie de quitter la pièce sans tarder. Son frère lui en dissuada, lui octroya une œillade chargée de mépris. Seule la présence rassurante d'Andrew persuada le benjamin de ne pas craquer. Jyn darda son regard turquoise sur celui de l'Italien, déterminé à aller au bout de cet entretien.

—Il nous faut l'arrêter avant qu'il ne sévisse.

Delkateï ne put retenir une parole concernant les étranges phénomènes qui se déroulaient à l'endroit du meurtre. Son ainé sourcilla, mais ne s'y attarda pas davantage, assurant qu'il faudrait garder un œil vigilant sur cet endroit en particulier.

—Personne ne doit s'en approcher seul, ajouta-t-il, très étrangement moins désintéressé qu'à l'ordinaire.

Ses orbes se déplacèrent sensiblement jusqu'à atteindre la silhouette massive de l'Italien. Celui-ci resta de marbre, s'accordant le privilège d'agir à la manière d'un spectateur. Jyn reprit alors, comme une menace :

—Pour mettre un terme à ses agissements, il nous faudra dévoiler ce que nous savons. Ceux qui ne le font pas apportent leur aide à la Sixième zone et à l'espion.

Le Finlandais conserva sa sombre expression, celle capable de glacer n'importe quelle personne normalement constituée. Personne n'eut le culot de renchérir, de contredire la violence de ses propos. Aaron qui, malgré l'ambiance désagréable, avait toujours à cœur son rôle dans le groupe, s'exclama :

—On a pigé, Jyn ! Vigilance pendant les cours, on surveille les comportements suspects et on en parle ensemble après entre nous. Ca devrait être faisable, non ?

L'accent joyeux dans sa voix fut balayé d'un revers de la main, décidément de trop dans une atmosphère pesante. Bien loin des plaisanteries d'enfant et des émois de l'adolescence, la conversation exigeait une maturité écrasante. Eole avança, incertain :

—Faisable, peut être, mais ça ne sera certainement pas facile.

—Il serait mauvais de sous-estimer un homme envoyé de la Sixième zone elle-même, accorda Andrew, avec bienveillance.

Jyn croisa les bras et attira à nouveau l'attention sur lui. Son visage se ferma encore davantage même si cela devenait évident que les mots se bousculaient déjà à ses lèvres. Il prit le temps nécessaire, comme se nourrissant de l'attente de ses camarades et de l'expression livide de son frère. Comme si l'impatience et la peur des hommes lui procuraient un macabre plaisir. Finalement, et après d'interminables secondes, il annonça avec lenteur :

—Le plus difficile restera de l'arrêter sans qu'il ne nous détruise. 


Chapitre très conséquent, je vous l'accorde !

Mais il est censé clarifier pas mal de points et j'espère avoir réussi ce pari là. Il reste évidemment des parts d'ombre mais ça devrait être plus compréhensible à ce stade. Ce chapitre signe malgré tout la moitié du tome. 

Dans le prochain chapitre, "Oeil pour oeil", l'action est de retour. Le retour aussi du cadre scolaire (ça ne fait pas de mal de rappeler que Diolyde est, avant tout, une école). 

A la semaine pro !

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