Chapitre 2

Ce jour-là, comme très souvent, Esthel et Alizé parlent mecs. À croire que leur vie tourne autour de ce seul sujet. Je sais pourtant que c'est faux. Alizé, tout comme moi, est en première année de master de droit pénal et sciences criminelles. Autant dire qu'elle doit bosser et que le temps de papillonner nous manque à toutes les deux.

Si de mon côté, j'ai très vite pris la décision de me concentrer sur mes études, en laissant le sujet garçons de côté, Alizé n'a pas eu cette force de caractère. À l'entendre, ses résultats ne s'en ressentent pas, voilà pourquoi elle ne risque pas d'évoluer de ce côté-là. Chacun ses choix, comme je lui répète régulièrement. Je ne la juge pas.

Esthel, qui étudie comme nous à la Sorbonne, mais en relations internationales, ne me comprend pas. Lorsqu'on se retrouve, toutes les trois emmitouflées dans nos grosses doudounes, elle revient à la charge.

— C'est pas si prenant, un mec, me serine-t-elle. Tu le vois une fois de temps en temps. Tu prends ton pied et ça te requinque pour la semaine.

Alizé rigole de bon cœur et je peine à ne pas la suivre.

— C'est vrai ! insiste Esthel.

— En attendant, balance Alizé hilare, t'es toujours toute seule, pour le moment.

— C'est un choix ! déclare solennellement Esthel.

Elle prend alors une moue sérieuse en posant la main sur son cœur.

— Pareil pour moi ! j'interviens. Je choisis de ne pas me prendre la tête avec les mecs.

— Tu n'aurais même pas à te prendre la tête, réplique aussitôt Esthel. Tu as un candidat idéal qui est juste à point.

Je décide de ne pas relever. Elle parle de Kaïs, le petit frère d'Alizé. Elle a raison, il est à point. Honnêtement, ce garçon a tout pour plaire : il est poli, attentionné, beau, sportif et il en pince pour moi depuis qu'on se connait, ça fait donc à peu près trois ans. Mais...

— T'as pas compris, Esthel, coupe Alizé en interrompant du même coup le fil de mes pensées. Elle n'est pas contre le fait d'avoir un mec. C'est juste qu'elle ne veut pas d'une relation longue durée. Kaïs ne correspond pas du tout. Et puisque le weekend, elle révise, que le soir elle travaille, chercher un mec, même pour un soir, c'est la mer à boire.

Esthel pouffe.

— C'est ma mère qui dit ça, ajoute-t-elle.

— On s'en fout ! grogne Alizé. Laisse-là tranquille avec les mecs. C'est pas comme si elle était frigide, après tout.

Je ris. Ces deux-là se connaissent depuis la seconde et passent encore leur temps à se chamailler. Heureusement qu'elles n'ont aucun cours en commun, ce serait invivable.

— Et pourquoi tu viendrais pas avec nous en Croatie alors ? repart Esthel que décidément rien n'arrête.

J'interroge Alizé du regard, surprise de cette proposition.

— Parce que je lui en ai pas encore parlé, se renfrogne mon amie. Mais je comptais le faire.

Je ne prends pas ombrage de cette révélation imprévue et Alizé m'explique qu'avec Esthel, elles comptent se prendre une petite semaine de vacances. Les partiels viennent de se terminer, c'est donc le moment idéal.

— J'imagine qu'avec ton boulot, c'est pas super évident, mais tu crois que tu pourrais négocier une semaine ? me demande mon amie en faisant la lippe.

— Quand ?

— La semaine prochaine, en fait.

Elle accentue sa grimace et elle fait bien. Nous sommes mercredi et la semaine prochaine, j'imagine – et elle me le confirme – ça veut dire qu'on part samedi (dans trois jours donc). Je bosse à la caisse d'une boulangerie. Ce n'est pas le boulot avec les plus grosses responsabilités qu'on puisse imaginer, mais prévenir mon patron deux jours avant, que je veux partir en congés pour une semaine, c'est un peu compliqué.

— Je vais voir, je réplique après un instant d'hésitation.

La vérité, c'est que m'aérer l'esprit et quitter la vie parisienne me ferait le plus grand bien. J'ai beau passer pour un bourreau de travail, je suis sujette au stress et à la fatigue, comme tout le monde. Pour ce qui est du stress, peut-être un peu plus que tout le monde, en réalité.

— Oh ! C'est génial, sursaute Alizé en m'enserrant dans ses bras. Tu vas voir, on va s'éclater !

— Attends d'abord de savoir ce que José va dire.

Elle me relâche aussitôt et me propose de venir le voir avec moi pour défendre mon cas. Je décline sa proposition, arguant qu'il serait bien capable de m'imposer le double d'horaire si elle lui fait son cinéma.

Ma chance est que je ne bosse pas le weekend. Lydia, sa nièce s'occupe déjà de cette plage horaire, ce qui me laisse tout le temps nécessaire pour bosser mes cours. Comme ce sont les vacances scolaires, peut-être qu'elle pourra me remplacer sur mes horaires habituels. On a le droit de rêver.

Voilà comment, presque une semaine plus tard, je me retrouve en boîte pour le troisième jour consécutif, avec mes deux copines. Trois jours de suite, même en vacances, c'est sans doute un record, en ce qui me concerne. Je dois bien avouer que l'ambiance ici est plus qu'agréable. Le lieu, pour commencer, est splendide. On se croirait dans un décor de cinéma. La piste principale, est située au centre de l'immense demeure réaménagée. Les murs sont en pierre apparente et l'ensemble prend des allures de cave voutée gigantesque avec plusieurs pièces. Dans chacune résonne la même musique électro moderne. Le DJ assure, selon les dires d'Alizé. Personnellement, je n'y connais pas grand-chose dans ce style, mais depuis trois jours, je ne m'arrête de danser que pour me désaltérer ou discuter avec des inconnus ou mes copines.

Parlant d'inconnus, Alizé semble déjà avoir sympathisé, ce soir. Elle ondule depuis plus d'une demi-heure avec le même homme en costume crème. Je n'ai pas l'impression qu'ils discutent beaucoup, mais le sourire ne quitte plus mon amie.

Je n'ai plus de nouvelle d'Esthel depuis dix minutes et je me demande si elle est, elle aussi en bonne compagnie, lorsqu'un charmant jeune homme m'aborde. Il me pose une question dans ce que je crois reconnaître comme du croate. Je lui réponds en anglais et il bascule presque sans effort vers la langue de Shakespeare.

— Est-ce que cette place est libre ? me demande-t-il en anglais.

Son sourire espiègle me plaît d'emblée. Tout comme mes deux amies, j'apprécie aussi cet endroit parce qu'on n'y trouve que peu de français. La dernière chose que nous souhaitons, toutes les trois, c'est nous faire draguer par un mec que nous risquerions de recroiser une fois de retour à Paris.

Le Croate, ou quelle que soit sa nationalité, s'installe près de moi pour me demander ce que je souhaite boire. Je lui indique mon verre de punch encore à moitié en précisant que j'ai ce qu'il me faut.

— Sure ? demande-t-il.

— Yeah !

Mon accent étant atroce, surtout avec un demi-punch dans le gosier, je me contente du minimum. Cela semble pourtant suffire à mon vis-à-vis. Nous discutons quelques minutes et je jette régulièrement des coups d'œil sur la piste principale pour voir si je peux repérer Esthel. Je n'écoute mon Croate que d'une oreille. Je scanne le peu que je vois des deux autres salles dans mon champ de vision, sans y retrouver mon amie, tandis que Zoran, puisque c'est son prénom, me parle de la société de textile qu'il dirige. Pour faire bonne mesure, je remarque qu'il est bien jeune pour une telle responsabilité.

— Je suis doué dans les affaires, me dit-il avec un sourire, toujours en anglais.

Il marque une pause théâtrale en me dévisageant, puis son regard descend sur mon décolleté. Je n'ai rien mis de trop provoquant. Juste assez pour être sexy tout en restant à l'aise et pouvoir danser sans contraintes. Mon top sans manche est fluide avec un col large et lâche qui laisse entrevoir le début de mon soutif noir, à condition que je me penche un peu. Avec ça, j'ai opté pour un slim confortable. Je suis assez fière de mes jambes, mais je ne voulais pas porter de jupes, je ne suis jamais vraiment à l'aise en boîte avec. Cette tenue semble cependant tout à fait du goût de Zoran, qui lève son verre.

— On devrait boire à ça, propose-t-il. Au succès dans les affaires !

Il reste une seconde, le bras en l'air, attendant que je trinque avec lui, grand sourire sur les lèvres. Il est mignon. Du coin de l'œil, je retrouve enfin Esthel et, rassurée, je souris à mon tour avant d'attraper mon verre. Je le cogne à celui de Zoran lorsqu'une main délicate, mais ferme, se pose sur mon épaule. Je sens soudain une présence juste à côté de mon visage et je vois Zoran faire la grimace.

— Tu ne devrais pas boire ça, me conseille la voix profonde de l'inconnu.

Se disant, sa lèvre frôle mon oreille et un frisson me parcourt malgré moi. Je me tourne vers le nouveau venu et le découvre foudroyant Zoran du regard. Il s'adresse à lui en anglais tout en ôtant le verre de ma main.

— Tu devrais aller boire plus loin, conseille le nouveau venu.

Je m'étire le cou pour prendre un peu de recul et observer celui qui tient désormais mon verre. Il est à peine plus grand que Kaïs, je dirais donc environ un mètre quatre-vingt. En revanche, engoncé dans son costume sombre, je ne peux que me rendre à l'évidence : il est mastoc. Zoran en face ne sourit plus.

— Elle est avec moi, se plaint-il sans pour autant avoir l'assurance nécessaire à une telle affirmation.

— Plus maintenant, réplique l'armoire à glace.

Sans doute un videur, vu sa tenue.

La boîte est climatisée, sans aucun doute, pourtant, il y fait chaud. Ce type porte pourtant une chemise, une cravate et une veste sans montrer le moindre signe de transpiration. J'en conclus qu'il n'a pas dansé, contrairement à Zoran qui, même s'il est bien sapé aussi, possède de belles auréoles sous les bras et sur le torse. Ses tempes sont humides également.

— Tu le connais ? me demande soudain Zoran, d'un air un peu inquiet.

— Non, je réplique.

Mon rythme cardiaque connait une petite accélération lorsque je réalise qu'il est bien probable que ces deux-là en viennent aux mains. Je ne voudrais pas me transformer en dégât collatéral.

— Je t'autorise à rester avec elle, si tu bois ce verre, propose de nouveau le videur.

Joignant le geste à la parole, il tend mon verre dans sa direction et, d'un coup, je comprends ce qui se joue. Ce sale type a dû profiter d'un moment où je cherchais Esthel du regard pour mettre une drogue quelconque dans mon verre.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? s'exclame Zoran. Tu vas pas bien, mec ?

— Bois ! j'insiste, le regard noir.

Zoran hésite. Une seconde. Enfin, il se lève, lâche ce qui doit correspondre à un juron en croate et se fond dans la foule des danseurs. Le videur, mon sauveur, m'adresse un regard sans expression et passe le bras par-dessus le zinc pour vider mon verre dans l'évier non loin.

— Tu devrais faire plus attention à ton verre, me dit-il dans un français teinté d'un léger accent slave.

Je me trouve bête, un instant. Je sais très bien que je dois faire attention à mon verre et j'ai bien envie de l'envoyer balader en lui expliquant que j'ai commandé moi-même ce verre. Mais le fait est qu'il a raison et que, quel que soit ce que Zoran a glissé dedans, il n'a pas voulu l'ingurgiter. Je me suis donc faite avoir. Ce videur m'a sauvée.

— Oui, merci, balbutié-je alors. J'ai été distraite. Heureusement que tu étais là.

Il reste là à me regarder d'un œil bienveillant. La musique résonne toujours. J'en prends conscience comme si quelqu'un venait de remettre le volume à fond et je réalise que j'en avais totalement fait abstraction depuis le début de notre échange. Je souris. Je crois que je suis sous le charme de ce videur.

— Tu travailles ici ? demandé-je soudain prise d'un grain de folie. Je ne t'avais jamais vu avant.

— Tu viens si souvent que ça ? me demande-t-il après un bref rire.

Lorsqu'il sourit, tout son visage, fermé jusqu'à présent, s'illumine en entier. C'est comme si j'avais face à moi un tout autre personnage. Ça ne dure cependant qu'une fraction de seconde et, de nouveau, me voilà face à ce videur froid.

— En fait, c'est mon troisième jour consécutif, réponds-je en essayant de rester désinvolte, alors qu'il semble parcourir la piste du regard, à la recherche de quelqu'un. Je pensais avoir vu tous les videurs, du coup.

Il me lance un regard étonné. Je réalise qu'il n'est pas français, malgré sa bonne maîtrise de la langue. J'ai peut-être parlé trop vite ? Je m'apprête à répéter, plus lentement, lorsqu'un nouveau sourire vient éclairer son visage. Une fois encore, c'est assez bref. La seconde d'après, son expression se referme et il scrute de nouveau en direction de la piste.

— Je ne suis pas un videur, me dit-il sans me regarder. Je suis un client, comme toi.

Il se tourne exactement au moment où la barmaid passe derrière moi, l'alpague en croate et lui glisse un billet dans la main en toute discrétion. Je comprends « punch » dans ce qu'il lui dit avant que la jeune femme disparaisse à l'autre bout du zinc pour prendre une autre commande.

Comme il ne dit plus rien et se replonge dans la contemplation de la piste, j'en profite pour repérer mes deux amies. Alizé est toujours avec son inconnu, rayonnante, ondulant au rythme de la musique. Le jeune homme avec qui elle danse semble heureux, lui aussi. Un grand blond à la chemise moulée sur son buste musclé. Pas mal. Tout à fait le genre de casse-croûte dont raffole ma voluptueuse et insatiable amie.

Esthel, de son côté, s'est intégrée à un groupe. Deux filles et quatre garçons. Elle s'éclate en hurlant en chœur avec ses compagnons du moment. Cette fille a un don pour nouer de nouvelles relations. Il m'a suffi d'une seule rencontre avec cette métisse asiatique pour l'apprécier et j'ai le sentiment qu'il en va de même partout où elle va. Il n'y a qu'à voir le nombre de messages qu'elle reçoit chaque jour de correspondants différents. Elle est parfaitement dans son élément dans ses études en relations internationales.

Je suis interrompue par la barmaid qui me pose un punch sous le nez avec un grand sourire. Je demeure étonnée une seconde, puis réalise que c'est mon sauveur pas videur qui l'a commandé pour moi. Il se tourne vers moi, sans changer d'expression, et me lance un clin d'œil. Je prends mon verre et trinque dans le vide à son intention.

— Merci, lui dis-je en français. Je ne sais même pas ton nom.

Je ne suis pas spécialement douée, contrairement à Esthel. Je n'ai pas l'habitude de faire le premier pas.

— Mal, lâche-t-il en faisant coulisser son regard comme s'il suivait quelqu'un des yeux. Je m'appelle Mal.

Drôle de prénom.

— Eh bien, merci, Mal, je déclare en essayant d'accrocher son regard. Merci aussi pour tout à l'heure. Si tu n'es pas videur, je me demande si tu n'es pas le genre de type qui matte les filles en cachette, pour avoir repéré le manège de ce sale type.

Il revient à moi une seconde. Nouveau sourire. J'aime beaucoup trop ce sourire. Mal possède un visage allongé à la mâchoire carrée. Il est rasé de si près que j'ai envie de passer ma main sur sa joue pour tester la douceur de sa peau. Lorsqu'il plonge ses yeux noirs dans les miens, je suis prise d'un genre de vertige. Heureusement que je suis assise au bar.

— J'ai eu de la chance, surtout, répond-il d'un air nonchalant. Toi aussi, d'ailleurs.

Il est évident que sans son intervention, je serais sans doute dans une position bien moins agréable, dans les toilettes de la boîte ou à l'arrière d'une voiture sur le parking. Je frissonne à cette pensée et Mal se rapproche de moi, puis se penche vers mon oreille.

— Tout va bien, il est parti et je ne me suis pas approché de ton verre.

Lorsqu'il s'éloigne de nouveau, je capte son parfum boisé. J'ai soudain envie parler avec cet inconnu. Pour être tout à fait honnête, parler n'est pas la seule chose qui me vient à l'esprit. Pourtant, même s'il reste près de moi, il semble captivé par tout à fait autre chose, dans la boîte de nuit.

— Tu n'es pas obligé de rester avec moi, si je t'ennuie, dis-je en essayant de garder un ton détaché.

Après tout, il m'a sauvée d'un probable viol et m'a offert un verre sans rien demander en retour. La moindre des choses est bien de ne pas être trop agressive avec lui.

— Pardon ?

Il m'adresse un regard interrogateur empreint d'incompréhension.

— Tu passes ton temps à regarder partout sauf là, dis-je en désignant mon visage d'un geste vague. Tu dois avoir mieux à faire ailleurs, non ?

Sourire ravageur.

— Non, dit-il. C'est juste que je te trouve vraiment ravissante, alors j'essaie de ne pas te fixer trop. C'est impoli.

Je pouffe, mais sens une drôle de chaleur au creux de mon ventre. Je ne suis pas si naïve : je sais bien qu'il ne pense pas ce qu'il dit. Pour autant, le compliment ne me laisse pas indifférente. Encore moins avec le sourire qui suit. Je découvre, par la même occasion, une belle dentition, bien blanche.

— Tu dois certainement pouvoir me regarder sans être impoli, je réplique après une demi-seconde de blanc. C'est compliqué de parler avec quelqu'un qui ne me regarde pas, tu sais.

Il s'excuse, puis se rapproche et pose une main brûlante sur mon avant-bras. Ce contact inattendu me donne la chair de poule et je me contracte pour ne pas frissonner. Pour donner le change, je porte mon verre à ma bouche et le questionne sur son prénom.

— En vérité, avoue-t-il, je me nomme Maloé. C'est un prénom celte.

— Tu sais ce qu'il signifie ? je demande.

Dans le genre question débile, ça se pose là !

— Prince sage, répondit-il sans hésitation.

Je retiens difficilement un sourire. Il n'est pour rien dans le choix de ce prénom, bien entendu, mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est un poil prétentieux.

Dans les minutes qui suivent, notre discussion se fait plus fluide. Il continue de jeter des regards dans presque toutes les directions, comme s'il attendait quelqu'un. Sa petite amie peut-être ?

De mon côté, je garde mes amies à l'œil. Esthel me fait de grands signes lorsque nos regards se croisent. J'explique alors à Maloé que je suis en compagnie d'amies et que nous sommes en vacances. J'en profite pour lui demander d'où il vient et ce qu'il fait ici. Il me semble tout à fait évident qu'il n'est pas Croate.

J'apprends qu'il vient de Hongrie et qu'il voyage beaucoup pour son travail. Malgré mes questions, je ne parviens pas à avoir de réponse à ce sujet. Je n'insiste pas trop. Après tout, ce n'est pas vraiment important. Dans deux jours, je retournerai à la Fac et ce mec, aussi beau soit-il, sera un souvenir auquel je repenserais avec un sourire de nostalgie.

Maloé me questionne également sur ce que je fais, puis sur mes plans d'avenir. Lorsque je lui explique que j'ambitionne de devenir avocate de la famille ou juge aux affaires familiales, il me félicite comme si je lui avais annoncé que je venais de trouver le remède contre le cancer.

— Il n'y a pas plus important que la famille, assène-t-il pour se justifier. Les enfants méritent d'être défendus. Bien plus que les criminels.

Je ne peux qu'être d'accord avec lui et le feu qui brûle dans son regard lorsqu'il prononce cette déclaration me donne une drôle de sensation. Je ne pose pas de questions, mais j'imagine que son enfance n'a pas dû être simple.

Je porte une dernière fois mon verre à mes lèvres et Maloé me propose de quitter le bar pour rejoindre un coin un peu plus calme. Mon rythme cardiaque prend de la vitesse lorsqu'il se saisit de ma main et m'entraîne à sa suite. Je n'ai pas peur. Pas vraiment. Disons que je suis inquiète de savoir où nous allons.

Il fend la foule comme un rien et je me contente de suivre, les yeux braqués sur ses larges épaules dans son costume impeccable. Il me conduit dans la seule salle sans piste pour danser. Cela n'empêche pas certaines clientes de se déhancher plus ou moins en rythme. Des tables, rondes et basses, sont éparpillées dans la large pièce. Les clients s'installent là pour discuter autour d'une bouteille. Ou plusieurs d'après ce que je vois. Certains, profitent des banquettes pour des activités plus sensuelles. Mon regard accroche ce couple, sur ma droite, par exemple. Un homme et une femme qui s'embrassent avec passion. La main de l'homme entre les cuisses de sa compagne, sous sa jupe. Je détourne le regard, gênée, et espère que Maloé n'a pas ce genre de plan en tête.

Je n'ai rien contre les coups d'un soir, loin de là. En revanche, me faire tripoter en public, trop peu pour moi, merci.

— Là, ça ira, déclare Maloé en bifurquant sur la gauche.

Pas de banquette. Voilà qui me rassure un peu. Je m'installe sur un petit pouffe tandis qu'il attrape la main d'une serveuse, lui glisse de nouveau un billet et lui parle au creux de l'oreille. La proximité qu'il a avec cette fille ne me plaît pas du tout. Jalousie totalement déplacée.

Ici, la musique est bien moins forte, en revanche, le bruit des conversations fait que nous devons parler aussi fort pour nous entendre. Au temps pour le coin tranquille. Je remarque tout de même que Maloé continue de scruter. Cette fois, pourtant, je constate qu'il fixe toujours dans la même direction. Il semble avoir porté son attention sur une table autour de laquelle cinq hommes discutent. Ils se parlent tous dans le creux de l'oreille, comme s'ils échangeaient des secrets. Aucun de ces types n'a le profil que je m'attendais à trouver ici. Ils ont tous la cinquantaine environ. Contrairement à la majorité des autres tables, ils consomment un alcool ambré de type whisky, alors que la plupart des autres sont au Champagne ou à la Vodka. S'ils ont tous les cinq une tenue relativement décontractée, ils ne portent ni jeans ni t-shirt. On dirait plutôt une bande d'hommes d'affaires en mode Friday wear. Ou bien des mafieux !

Mon cœur a un raté.

Non, je ne suis pas dans un film. Ce ne sont pas des mafieux !

— Ça va ? me demande Maloé en posant une main toujours aussi brûlante sur ma cuisse.

Je sursaute, mais le rassure en feignant m'être perdue dans mes pensées. Il ne relève pas et me pose d'autres questions sur mes études et comment j'imagine ma vie dans le futur. Sa main ne quitte pas ma cuisse. Quelques fois, sans crier gare, il me caresse doucement du bout des doigts. Il reste correct et ne remonte jamais bien haut. Deux verres de punch sont posés devant nous. Je n'ai pas l'habitude de boire beaucoup et ma leçon de tout à l'heure est encore à mon esprit : je ne touche pas mon verre.

— Tu sais que je n'ai pas drogué ton verre ? me dit-il lorsqu'il constate que je n'y ai pas touché.

— Non, je ne sais pas, réponds-je avec un sourire provocateur. Je te signale que je ne te connais pas si bien que ça, Maloé.

— Je préfère Mal, contre-t-il en me souriant.

— Je ne sais quand même pas si tu es digne de confiance, j'insiste.

— Tu veux boire dans mon verre ?

Je secoue la tête. Il se saisit alors du mien et le porte à ses lèvres, ingurgitant la moitié du breuvage sans me quitter du regard. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose de profondément érotique dans le regard qu'il me lance à mesure qu'il descend le punch.

Pour ma part, si je buvais tout ça d'un coup, je ferais sans doute un malaise. Lui n'a même pas l'air éméché. Son regard intense se rive au mien comme pour me défier. Nous gardons la pose un instant. J'hésite sur la conduite à tenir, mais je ne veux pas être la première à détourner les yeux. Je peux me montrer têtue, parfois.

Soudain, au ralenti, Mal approche son visage du mien. À chaque centimètre gagné, mon cœur accélère un peu plus. À tel point que, lorsque ses lèvres alcoolisées touchent les miennes, je suis en pleine crise cardiaque. Pourtant, j'accueille ce baiser avec plaisir. Je capte une légère saveur de fruits sur ses lèvres fermes. L'amertume du rhum enflamme mes papilles lorsque sa langue rejoint la mienne pour une danse lente et sensuelle.

N'y tenant plus, je pose enfin mes doigts sur la peau de son visage. Elle est douce, lisse et élastique, exactement comme je l'imaginais. Une véritable peau de bébé.

Ce contact agit comme une sorte de déclencheur et notre baiser s'approfondit. Il me faut plus de Mal. Mes doigts glissent vers son poitrail, sur sa veste ouverte. J'écarte un peu le tissu pour caresser ses muscles pectoraux à travers sa chemise tandis que sa main parcourt mon dos avec douceur.

Lorsque nous nous séparons, j'ai la tête qui tourne.

— Jamais je ne m'abaisserais à droguer une femme pour profiter d'elle, dit-il à mon oreille.

Je n'ai rien à répondre à cela, bien évidemment. Je tremble encore de ce baiser. Je me contente de lui sourire sans répliquer. Je cherche sa main et nos doigts s'entrelacent avec naturel. Il se tourne de nouveau vers la table des hommes d'affaires. Ils ne sont plus là. À la place, un nouveau groupe de jeunes gens s'installe.

— Je dois partir, Léonora, m'annonce-t-il en serrant doucement mes doigts dans les siens.

— Je préfère Léo, je réplique avec un sourire triste.

— J'aimerais beaucoup te revoir, Léo.

Et moi donc ! Je lui rappelle cependant que je reprends l'avion dans trois jours à peine pour retrouver ma vie d'étudiante parisienne.

Il se contente d'un sourire et m'embrasse une nouvelle fois. Le goût d'alcool de sa langue a disparu – à moins que je m'y sois habituée –, mais le plaisir reste identique.

— J'imagine que tu reviendras ici demain, annonce-t-il en se levant sans lâcher mes doigts.

J'acquiesce et il me tourne le dos pour quitter la pièce. Je reste là, seule avec deux verres à moitié vides, pendant quelques minutes.

Je n'ai pas son numéro, il n'a pas le mien. Qu'est-ce que c'est que cette rencontre complètement surréaliste ?

Je n'ai pas grand espoir de le revoir. Sans y penser, je porte les doigts à ma lèvre inférieure et revit en pensée ce premier baiser. Même si je ne le revois pas, j'ai la certitude que je ne suis pas près d'oublier ce moment étrange. 

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