Chapitre 12
Je n'ai évidemment pas attendu le lendemain pour reprendre contact avec le monde réel, à savoir, mes amis et, en particulier Kaïs et sa sœur (dans cet ordre).
Quelques minutes après la fin de ses cours, j'ai envoyé un message d'excuse à Kaïs. J'ai fait très simple, puisque je me doutais bien qu'il allait me rappeler dans la foulée. Ce qui n'a pas manqué. À peine cinq secondes après l'envoi de mon message.
— Alors, bébé ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? m'a-t-il demandé sans même un bonjour.
J'ai tressailli. Ce « bébé » marquait un tournant dans notre relation. C'était la première fois qu'il l'employait et j'avoue sans honte avoir été soulagée que cela se fasse par téléphone. J'ai pu ouvrir de grands yeux étonnés sans avoir à m'expliquer par la suite. J'ai quand même bloqué une seconde et le blanc qui a suivi n'avait rien de discret.
— Allo ? a-t-il insisté. Tu m'entends ?
— Oui, pardon, ai-je alors répondu en secouant la tête. Je ne sais pas trop ce qu'il s'est passé, pour être honnête.
— Tu allais bien pourtant, hier soir ?
— Oui, j'ai confirmé. Mais j'ai mangé un vieux sandwich qui traînait dans mon frigo que j'avais rapporté de la boulangerie et je crois que ça n'est pas bien passé.
Je lui ai parlé de nuit dans les toilettes, de matin dans le cirage et de journée passée à dormir. Mensonge. Mensonge. Et re-mensonge. Dire que j'étudie dans le droit ! Le loi et l'ordre ! C'est la devise de notre promo. Je suis en plein dedans, aucun doute.
Kaïs a, bien entendu, proposé de passer me voir avec du bouillon – il est trop mignon ! – mais j'ai refusé, arguant que j'avais toujours un dossier à finir. Ça pour le coup, c'était vrai.
Lorsque j'ai eu Alizé au téléphone, deux heures plus tard, je n'ai pas pu lui mentir. Pour autant, je ne lui ai rien dit et l'ai assuré de tout lui raconter le lendemain. À savoir ce matin.
Kaïs est déjà parti en cours. Contrairement à ce que je pensais avant de le revoir, je n'ai pas eu de difficulté à faire comme si de rien n'était. Je me suis blotti dans ses bras comme une petite amie modèle. Je l'ai embrassé avec entrain à chaque fois. Rien ne m'a trahi. Ni palpitations, ni bégaiement, ni sueur froide, rougeurs ou tremblements. Je suis sans doute une bien meilleure menteuse que je le pensais. Ou alors, et ce serait pire, mais pas improbable : je n'ai simplement aucun remord.
— Bon alors, me lance Esthel, alors que Kaïs est encore en vue, mais trop loin pour nous entendre. Qu'est-ce qu'il s'est vraiment passé ?
— Et pourquoi tu ne veux pas en parler à mon frère, surtout ?
Alizé a raison : c'est ça la clé. Quel que soit ma mésaventure, j'aurai pu en parler à Kaïs. Nous n'avions pas de secret l'un pour l'autre jusqu'à présent. Je n'allais pas le trouver pour lui confier mes secrets, mais je n'attendais pas qu'il s'éloigne pour dire ce que j'avais à dire à mes copines. Que cela concerne la fac, les garçons ou le sexe.
— Parce que je ne veux pas qu'il le sache, je réponds comme une évidence. J'ai vu Mal.
— Encore ? s'étonne Esthel.
— Mais t'as fait quoi, avec lui ? la coupe Alizé qui, décidément, pose toutes les bonnes questions ce matin.
J'entreprends de tout leur raconter dans le détail. Je commence donc dimanche après-midi lorsque Kaïs est parti de chez moi et que Mal a sonné, peu après son départ. Je leur explique que j'ai tenté de le chasser, sans le moindre succès. Je leur parle du restaurant gastronomique dans lequel les serveurs l'appellent par son nom. De nos discussions, de sa mère décédée, de son père survivaliste. Je me rends compte que je ne respecte absolument pas sa vie privée. Là encore, on se demande pourquoi j'ai choisi le droit ? Viens le moment où nous avons couché ensemble pour la première fois.
— Parce qu'il y en a eu plusieurs ? explose Alizé, éberluée.
— Deux, je réplique, trois tons plus bas, le regard rivé sur mes pointes de pieds.
Elle ne relève pas, mais son silence est suffisamment éloquent. Kaïs est son frère et elle l'aime, après tout.
— Eh bah ! Mon cochon, soupire Esthel, lorsque j'ai terminé. Je comprends que tu ne sois pas venue, en fait. Tu étais pas mal occupée.
Elle sourit. Contrairement à Alizé, elle considère mon histoire avec Kaïs comme n'importe quelle autre histoire. Par défaut, et quoi qu'il se passe, elle est toujours de mon côté, même si, comme c'est le cas à présent, c'est moi qui suis en faute.
— C'est clair, renchérit Alizé, un peu moins enjouée. Tu comptes faire quoi avec Kaïs ?
— Je... Je ne sais pas du tout. Je suis désolée.
Cette fois, elle me sourit avec sincérité.
— Ne t'excuse pas auprès de moi, Léo ! Kaïs est mon frère, mais tu restes ma copine. Je suis super heureuse que tu vives un truc pareil avec un agent secret.
Je pouffe.
— C'est juste que je ne sais pas si je vais réussir à lui cacher ça, si tu dois continuer de voir ce Maléo.
— Appelle-le Mal, ça sera mieux, dis-je en souriant.
— Mal Alpha ! intervient Esthel.
— On s'en fout, les filles ! Est-ce que tu vas le revoir ?
Je hausse les épaules. Mal a bien prétendu qu'on allait se revoir. Mais il n'a pas donné de délai. Ce sera peut-être dans un an, du coup.
— Je ne suis pas sûre qu'il attende aussi longtemps, déclare Esthel.
— Et puis, poursuit Alizé, la question est plutôt de savoir ce que toi tu veux.
— C'est bien ça le problème, je soupire. À la base, je voulais juste finir mon dossier.
Esthel éclate de rire et Alizé me propose d'aller trouver le prof pour lui donner mon travail.
— Tu n'as qu'une dizaine d'heures de retard, après tout. C'est pas si terrible.
Je lui emboite le pas en direction de l'amphi de monsieur Clerc. Il nous reste un petit quart d'heure avant le début de notre cours suivant, c'est amplement suffisant pour aller voir notre prof. Par chance, lorsque nous arrivons dans le petit amphi, il est seul et disponible. Je toque à la porte et il relève la tête vers moi. En me voyant, il laisse échapper une grimace. En général, je m'entends bien avec tous mes professeurs. Dans le pire des cas, nous n'avons pas de relations, mais aucun ne m'accueille jamais avec ce genre de tête. Il ne doit pas être de très bonne humeur ? Ça commence mal.
J'avance jusqu'à lui en lançant un bonjour chantant pour essayer de l'amadouer.
— Mademoiselle Devaux, répond-il avec effort. Je ne pensais pas vous revoir de si tôt.
Cette fois, c'est moi qui grimace. Il ne s'attendait tout de même pas à ce que j'ai abandonné le cursus ?
Je jette un regard inquiet à Alizé qui ne semble pas comprendre plus que moi la situation. J'ouvre mon sac pour en sortir mes deux copies doubles. Arrivée à son bureau, je les lui tends avec un regard de circonstance.
— Je suis vraiment désolée de vous les remettre en retard, monsieur, je commence, alors qu'il m'arrache les feuilles des mains sans ménagement.
— C'est bon, crache-t-il. Inutile de faire de la comédie, mademoiselle.
Il ouvre son stylo et griffonne rapidement un dix-huit sur vingt dans la marge, avant de me rendre ma copie. Je reste un instant hébétée. Il n'a même pas regardé mes feuilles ! De nouveau, je me tourne vers Alizé qui est tout aussi surprise que moi. Elle a rendu son dossier hier, elle, en temps et en heure, et n'a pas encore eu sa note. Monsieur Clerc a, en général, besoin d'une bonne semaine pour relire notre travail. D'autant que nous ne sommes évidemment pas ses seuls élèves.
— Je... j'hésite, en reprenant mon dossier. Je ne comprends pas, monsieur. Vous n'avez rien lu.
L'espace d'une seconde, à peine, je suis prise d'un fol espoir. Mon prof aurait une tellement bonne opinion de moi, qu'il n'aurait pas besoin de lire mes devoirs pour savoir ce qu'ils valent. Mais je sais que c'est impossible. Il ne me connait d'ailleurs pas si bien que ça.
— À quoi bon lire, répond-il d'un ton acerbe et en fuyant toujours mon regard. Votre ami s'est montré très clair : vous devez avoir une bonne note. Vous comprendrez, j'en suis sûr que je ne peux pas vous mettre vingt. Encore moins en rendant votre devoir avec plus de douze heures de retard.
— Mon ami ? je répète malgré moi. Vous avez été menacé ?
Pour la première fois, il se tourne vers moi, un regard étonné, mais toujours colérique sur le visage.
— Je dois dire que je ne vous pensais pas si bonne actrice, mademoiselle Devaux, dit-il.
Sur ce sujet, je suis de son avis. Moi non plus je ne me pensais pas capable de mentir à mon petit ami en le regardant droit dans les yeux. Mais là n'est pas la question.
— Je tiens tout de même à vous rappeler que, dans votre domaine d'exercice, la corruption et le chantage ne sont pas bien vus du tout. Vous commencez assez mal, je dois dire. Mais soyez sans crainte, je vous l'ai dit : votre ami a été très clair. Maintenant, prenez votre copie et sortez de ma vue.
— Non ! je m'oppose, me surprenant moi-même d'une telle rébellion.
— Non ?
— Je... Je suis désolée, monsieur, mais j'ignore complètement de quoi vous parlez. Je ne suis pour rien dans les menaces ou quoi que ce soit dont vous auriez été victime...
— « Auriez été victime » ? répète-t-il avec sarcasme. Je vois que vous avez déjà la répartie d'un as du barreau ! Vous allez avoir une carrière hors pair, je vous le prédis. Mais peu importe, je ne veux plus vous voir. J'ai un cours qui commence dans cinq minutes, de toute façon.
Comme pour illustrer son propos, quelques élèves s'installent et déballent leurs affaires en silence.
Je reste indécise une seconde, le cœur battant à tout rompre, les mains tremblantes, au bord de la syncope, pour tout dire. Je repose mes feuilles sur le bureau de monsieur Clerc et le fusille du regard, réellement en colère, même si cette dernière n'est pas du tout dirigée contre lui, en réalité.
— Je veux une véritable note, monsieur ! j'assène, avant de tourner les talons, suivie de près par Alizé.
Une fois passé la porte de l'amphi et certaine qu'il ne peut plus me voir, je m'arrête et me tourne vers mon amie. Je fonds en larmes dans ses bras.
— Ma pauvre Léo, souffle-t-elle. C'est quoi son problème à ce prof ? Je le croyais sympa, moi...
La main dans mon dos, Alizé tente de me réconforter.
— Ça doit être un malentendu, c'est obligé.
Sauf que je ne crois pas. Pour le moment, j'ai encore du mal à respirer, secouée comme je le suis par mes sanglots incontrôlables. J'ai tout de même une idée sur ce qui a pu se passer.
Mal m'a clairement dit, et à plusieurs reprises, qu'il comptait aller voir mon prof. Si j'ai trouvé ça mignon sur le moment, je ne pensais pas qu'il le ferait. Et même si je l'en avais pensé capable, j'aurais plus facilement imaginé qu'il aille pleurnicher pour moi en faisant jouer la corde sensible de mon professeur. Jamais, ô grand jamais, je n'aurais pu imaginer qu'il allait le menacer !
Et qu'a-t-il pu lui dire pour qu'il accepte de subir ce chantage sans me dénoncer ?
Alizé me conduit dans un des halls de la grande université. Me voilà à sécher un nouveau cours. Cette fois, en plus, j'ai perverti Alizé.
Je tremble encore et mes yeux ont du mal à faire la mise au point à travers mes larmes, mais je commence à reprendre un peu mes esprits. Malgré ça, Alizé me guide pour nous installer sur un banc. Elle se tourne vers moi, ses mains dans les miennes, et me fixe pendant quelques instants. Je vois bien qu'elle est complètement perdue et ne parvient pas à comprendre ce qu'il se passe. Même moi, j'ai du mal.
— Est-ce que tu as une idée sur son problème ? me demande-t-elle après que j'ai essuyé mes yeux une dernière fois d'un revers de manche.
— Il n'y a qu'une seule solution, à mon avis. C'est Mal.
— Hein ?
Je souris en découvrant son faciès ahuri. Alizé est parfois capable de tordre sa bouche dans des positions inimaginable.
— Comment ça, Mal ? L'agent secret ? Il aurait menacé notre prof ? s'étonne-t-elle, beaucoup trop fort.
Je la fusille du regard en essayant de lui faire comprendre qu'elle est en train de hurler dans un hall de la Sorbonne.
— Il aurait menacé notre prof ? répète-t-elle plus bas. Mais pourquoi ? Et comment ? Et... Mais c'est quoi ce type ? T'es sûre ?
— Non, je ne suis pas sûre, je réponds en décidant d'aller à l'essentiel. Mais c'est le seul à qui je pense.
Je lui parle de notre échange sur le sujet. Du moins, de sa proposition d'aller voir mon prof pour demander un délai.
— Quelque chose me dit qu'il a plutôt menacé sa famille que demander un délai, me contredit Alizé.
— Il aurait pas fait ça ? je demande, horrifiée.
— Tu le connais mieux que moi, répond-elle avec un regard plein de reproches. Je ne sais pas si c'est ce genre de mec. Par contre, je peux te dire que Clerc n'est pas du genre à avoir la moindre pitié pour qui que ce soit.
— Non. Ça, je sais.
— Donc s'il a accepté de te mettre une bonne note, sans lire ta copie, et qu'en plus, il ne t'a pas dénoncée, c'est que la menace était sérieuse, flippante et crédible.
Elle a raison. Maloé a menacé notre prof de pénal spécial !
— Merde... je souffle entre mes dents. Je vais faire quoi ?
— Déjà, tu devrais peut-être lui expliquer qu'en France, ça marche pas comme ça, lâche Alizé d'un ton condescendant. Ensuite, tu devrais aussi mettre de la distance entre vous.
— Ça, ça va être facile, je te signale, je soupire. J'ignore où il est, ce qu'il fait et même où il habite. J'ai même pas son numéro de téléphone. Si je voulais le contacter, j'en serais incapable. Et puis, quand il m'a quitté, il avait l'air de penser qu'on n'allait pas se revoir tout de suite.
— Si tu veux mon avis, c'est très bien comme ça.
Nous gardons le silence un moment toutes les deux. Je suis encore sous le choc des révélations de monsieur Clerc. J'espère qu'il acceptera de croire que je ne suis pour rien dans les menaces qu'il a reçues. J'espère aussi et surtout que ça ne pourrira pas mon parcours. S'il décidait de faire remonter l'info ou de porter plainte, ma carrière prendrait fin avant même de commencer.
Je soupire bruyamment.
— T'en fais pas, ma cocotte, ça va aller.
Elle a beau tenter de me sourire pour me remonter le moral, je ne vois pas bien comment ça pourrait aller, dans l'immédiat. Je ne réponds cependant pas. Il faut que je me sorte tout ça de l'esprit d'ici le prochain cours.
Nous nous levons donc et allons prendre un café.
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