Chapitre 40 - Confrontation

Lucy se tenait immobile, silhouette frêle sur le toit rugueux de l'entrepôt. L'air brûlant de la nuit caniculaire caressait son visage, chargé de l'odeur de bitume et de poussières. Elle respirait profondément, en essayant de réguler son rythme cardiaque. Elle devait rester calme, et ne pas céder à cette envie de faire trop vite. Gregor et Red-Head comptaient sur elle.

Debout sous un ciel tourmenté, la jeune fille de seize ans essayait de se concentrer, tandis que sa colère prenait de plus en plus de place. Les bras tendus vers les cieux, elle percevait la présence de ses amis de l'autre côté de la faille à la con. Il y avait aussi ce type, cette boule d'énergie froide. C'est lui qui la pourchassait depuis tout ce temps. Le vioque. Il fallait qu'elle focalise toute sa volonté sur son objectif en se vidant de toutes pensées parasites. Elle n'aurait pas de seconde chance. Elle traça des sillons lumineux dans l'obscurité, comme si elle éventrait le firmament lui-même. Une faille, pulsant d'énergie brute, s'ouvrit peu à peu. Elle projetait une lumière irréelle sur les toits environnants. Chaque fibre de son être semblait animée par une unique obsession : détruire le vieil homme.

Une multitude de sensations assaillirent en même temps la jeune fille.

Margot avait peur. Lucy ressentait la terreur et le découragement de celle qui avait pris des risques pour lui apprendre à maitriser son pouvoir. Elle pouvait ressentir sa détresse. Gregor était avec elle, mais elle ne parvenait pas à le discerner avec précision. Et il y avait ce type, cette araignée menaçante qui les dominait avec son aura illisible. Tout cela, c'était sa faute. Sans lui, tout serait plus simple. Son piège minable, elle l'avait découvert. Tout ce qu'il avait préparé, ça allait lui péter à la gueule.

Les lèvres de Lucy se retroussèrent sans qu'elle ne s'en rende compte, jusqu'à se tordre en une grimace haineuse. Cette fois-ci, elle pouvait se battre. Elle avait les armes ! Le vioque ne s'y attendait pas... Elle poussa un hurlement sauvage en même temps que la faille se déchira de toute la largeur du ciel, comme une feuille de papier. Focalisée sur son objectif, la jeune sorcière traversa la faille. Elle se rua vers le Vieux mais il disparut aussitôt qu'elle apparut.

Lucy se rendit une fraction de seconde dans une sorte de cave surchauffée avec plein d'outils rouillés. A regret, elle disparut car il y avait Gregor qui se battait l'intérieur. Le vieux n'était pas là.

Viens, jeune fille.

Elle entendit sa voix douce, qui aurait pu laisser croire une certaine gentillesse, même s'il n'en était rien. Lucy cria de nouveau. Un son inarticulé et sauvage. Elle en eut vaguement conscience, mais elle sentit l'instance-piège en train de se tordre. Elle en avait rien à foutre. Elle allait lui péter tous ses jouets.

Tu es une vilaine enfant. Le respect des anciens, les règles. Il y a tant de choses que tu ne maitrises pas.

La fureur de Lucy atteignit son paroxysme. L'instance du Vieux bascula et commença à s'effondrer à l'intérieur de la faille monstrueuse. La totale penchait et commençait à se vider comme un sachet de bouffe, avec la bonne vieille loi de la gravité. Lucy eut un regard mauvais. Elle imaginait la tronche de papi devant ce saccage. Elle allait lui en donner, du respect des anciens !

Les effluves de magie pure lui picotaient la peau. Elle observa ses mains pour se rendre compte qu'elle ne voyait plus son corps. Juste des terminaisons de tissage fins comme des fils d'arachnides. L'univers entier lui semblait être devenu un assemblage plus ou moins grossier de ces fils bleutés et électriques. Il y en avait une infinité. Et chaque fil recelait en lui-même tout un univers à une échelle réduite.

Tu es douée. Cela n'a pas d'importance.

Lucy aperçut enfin celui qui voulait sa perte. Debout et raide comme une tige métallique, engoncé dans son costume noir et cintré, le vieil homme ne ressemblait pas un humain véritable. Elle voyait plutôt une marionnette squelettique dont le concepteur aurait oublié de rajouter un peu de rembourrage. Sans qu'elle ne comprenne pourquoi ni comment, Lucy perdit sa vision des fils profonds de la magie. Elle se sentit aimantée par le vieil homme. Son corps en suspension flottait vers lui, sans qu'elle puisse l'empêcher. A cet instant, au milieu de sa colère, elle ressentit une appréhension nouvelle. La puissance de ce type semblait infinie. C'était qui, ce mec ?

Tu penses pouvoir m'atteindre avec tes pouvoirs de pacotille ?

Ils flottaient tous les deux dans un cube légèrement luminescent, dans un ciel en pleine nuit. En contrebas, Lucy apercevait l'instance qu'elle avait bousillé en train de se vider sur les lumières de la ville. C'était un gros, gros bordel, mais elle ne profitait pas du spectacle. Les yeux délavés du vieil homme la clouait sur place. Ils semblaient voir tout ce qu'elle contenait, et perçait tous les secrets qu'elle avait accumulé lors de sa courte vie.

Tu es fière de ce que tu as fait ? A cause de toi, plein de gens sont en train de souffrir et de mourir.

Lucy observa sous leurs pieds. L'instance du vieil homme continuait de se vider sur la ville. Tout semblait irréel, comme dans un film de cinéma. Elle ne voulait tuer personne, elle. Le vieux racontait n'importe quoi. Sa respiration se fit plus laborieuse, la poitrine étreinte par l'angoisse.

– Non, gémit-elle, faiblement. Je n'ai rien fait.

– Si, répondit le Premier Secrétaire, en s'exprimant de sa voix douce. Tu ne comprends pas les forces que tu maitrises. Créer, ce n'est pas vos minables tissages et vos tours de passe-passe. Il y a une raison et une méthode.

– Taisez-vous, murmura Lucy.

Elle se sentait insignifiante face à ce type. Elle lui avait répondu avec la petite voix de gamine qu'elle détestait entendre. Cela lui rappelait toutes les fois où elle avait dû se justifier face à des adultes.

– Je n'ai tué personne...

– C'est pire que cela, tu les as anéantis par inadvertance. Par bêtise, même.

Lucy sentit ses genoux fléchir sous le poids de sa culpabilité soudaine. Elle maudit sa faiblesse. Elle se retint d'exprimer une nouvelle fois sa colère. En dessous, il y avait une ville immense. Elle ne voulait pas empirer la catastrophe. Des incendies s'étaient déclarés et un tas monstrueux avait recouvert tout un quartier, peut-être plus.

Il fallait qu'elle se maitrise ! Lucy se composa un visage indifférent, très différent de la réalité de la tempête qui bouillait dans sa tête. Ses yeux, d'un calme trompeur, semblaient presque impassibles. Elle tremblait légèrement. Peut-être que le vieux ne lisait pas tout en elle. Sinon, il aurait vu au fond de son esprit la mer sombre de sa rage grandir, et les vagues furieuses grossir à chacune de ses interventions méprisantes. Lucy préférait taire cette émotion, la nourrir et en faire une arme invisible. Comme un chat qui se ramasse avant de passer à l'attaque.

– C'est la fin du voyage, jeune fille. A quoi bon t'expliquer quoi que ce soit, car tu n'existeras plus dans quelques instants.

– Vous allez me tuer ?

Le Premier Secrétaire sourit. Un rictus affreux, qui laissait entrevoir voir ses dents et qui étirait horriblement sa peau diaphane. Il avait le regard d'un fou.

– Que puis-je faire d'autre ? Tu me déranges.

– Comment ? demanda-t-elle en tremblant.

– Je vais te défaire.

Lucy ouvrit de grands yeux. Elle croyait comprendre, mais elle ne voulait pas le montrer. Il la voyait comme elle avait vu Wagner, autrefois. Un assemblage parmi les autres, un tissage de plus. Elle avait défait le tentacule du sorcier dément. Le vieux pouvait bien faire pareil.

– Non, vous allez essayer de me défaire. Moi aussi, je connais cette technique.

Le sourire du Premier Secrétaire s'agrandit. Sa bouche se fendit plus largement qu'une bouche humaine eut pu se fendre, littéralement jusqu'aux oreilles. Lucy recouvrit sa vision magique. Elle devait se concentrer, ne pas péter les plombs ! Partout autour du Vieux, elle voyait les fils qui composaient par milliards de milliards l'Instance-Terre. Elle le savait, si elle avait voulu porter un peu plus loin sa vision, elle aurait pu quitter son orbite et regarder jusque dans l'espace, et voir jusqu'où la création portait. Si l'on en croyait les télescopes, vachement loin.

Lucy discernait l'univers dans sa trame originelle et celle-ci n'était pas destinée à être vue. Encore moins modifiée. Elle voyait les fils partout à l'exception du vieil homme. A son endroit, il y avait cette matière noire et brillante, et un noyau à l'intérieur. Il n'y avait rien à défaire, rien à désassembler.

La jeune fille grogna de désespoir.

– Adieu.

Le sourire du Premier Secrétaire découpait son visage en deux. La récréation avait assez duré. Il lui tardait de retourner à Washington et retrouver le confort de sa maison. Il lui faudrait remettre de l'ordre dans la Fondation. Les événements de Bordeaux prendraient un peu de temps à effacer. Il lui faudrait réfléchir différemment. Il avait sous-estimé le pouvoir de destruction de certaines aberrations.

Chaque chose en son temps. D'abord, il fallait désassembler la fille.

Perdu dans ses réflexions, il ne réalisa pas de suite ce qui se passait. Le cube en suspension avait disparu. Ils chutaient dans le vide. Quand il comprit ce qu'avait provoqué la jeune fille, son corps s'écrasa avec violence dans les gravats. Il entendit le craquement sinistre des os de son corps qui se brisèrent sous l'impact. Il reçut la douleur physique, intense, comme une information que la gamine avait réussi son coup.

Désarticulé au sommet de cette montagne créé à partir des décombres de l'instance qu'il avait pris plaisir à fabriquer, il considéra la fille, debout et indemne, qui se concentrait plus que jamais. Autour de lui, les morceaux de pierre scintillaient légèrement, puis disparaissaient. La matière autour de lui s'affaissaient, puis retournaient à l'état de magie originelle.

– Que fais-tu ? La Terre est un sanctuaire. Tu n'as pas le droit de la souiller avec tes tours lamentables.

Lucy grognait sous l'effort. Elle voyait aussi clair qu'aucune créature née de cette planète n'avait vu. Autour du vieux, elle parvenait à défaire la matière. Les fils se dissipaient et elle créait du vide. Mais elle ne parvenait pas à atteindre le vieux type. Il n'était pas conçu, et donc impossible de le détruire.

Le Premier Secrétaire tenta de s'appuyer sur son coude, pour faire face, même allongé, à la jeune fille. Mais celui-ci était brisé. Les os de son bras avaient transpercé sa chair et le tissu souillé de sang de son costume. Le vieil homme réassembla son bras et put s'appuyer dessus.

– Tu essayes de me détruire ? Tu n'as toujours pas compris.

Lucy transpirait sous l'effort de focalisation. La rage qu'elle avait emmagasinée prenait de plus en plus de place. Elle pensait avoir trouvé la solution en provoquant leur chute. Elle avait réussi à créer une instance entre les deux pour elle, et éviter de s'écraser. Mais cela n'avait servi à rien.

– Il n'existe aucun crime qui surpasse le tien. Une créature ne peut pas détruire son créateur. C'est un outrage, petite sotte. Pire que cela, un blasphème.

– Arrêtez...

Lucy ne supportait plus de l'écouter. Le Premier Secrétaire commença à se guérir. Des fils bleutés et scintillants le traversaient et recomposaient la matière. Il souffrait, et il n'aimait pas cet inconfort en présence de l'Aberration. Lucy comprit que le vieil homme ne la craignait pas. Pas même un tout petit peu. Il vivait cet épisode avec un détachement inhumain comme s'il n'était pas concerné. Et surtout, il se réparait à vitesse grand « V ».

Elle hurla à s'en faire exploser les cordes vocales. De rage, elle attrapa un morceau de pierre taillée qui devait avoir appartenu au tribunal. Elle se précipita sur le dignitaire de la Fondation et commença à le frapper.

Elle s'attendait à ce que ses coups ne servent à rien, mais la pierre fit dégâts dès le premier contact. Ses mains tremblantes mais fermes agrippaient fermement la pierre, et frappaient sans relâche. Son souffle était court, presque rauque. Le sang chaud éclaboussait ses mains, se mêlant à ses larmes tandis qu'elle se tenait à califourchon sur lui. Les yeux du premier secrétaire, englués de matières diverses et toutes répugnantes, scrutaient avec stupéfaction la jeune fille.

Elle osait le frapper... Lui ?

Lucy abattait la pierre avec la force de la peur et de l'impuissance. Si elle devait disparaître, que cette ordure en paye le prix ! Elle continua de frapper, les yeux fermés et en sanglotant. Chaque impact résonnait comme un coup de tonnerre dans sa tête. Que tout s'arrête. Elle avait merdé sur toute la ligne, depuis le début. Elle s'était crue tellement forte, alors qu'elle n'avait réussi qu'à bousiller la ville ! Et lui, il s'en foutait bien ! Il avait raison. Lorsqu'elle entrouvrit les paupières, Lucy eut la surprise de voir qu'elle était encore vivante, et que le vieil homme s'était volatilisé. Elle martelait la terre au sommet de la montagne nouvelle, seule.

Paralysée entre horreur et délivrance, elle lâcha sa pierre dégoulinante. Chaque respiration lui paraissait impossible. Qu'est-ce qu'elle avait foutu, encore ?! Lucy se releva péniblement. Elle n'avait pas rêvé. Elle avait du sang qui l'avait éclaboussée, et ce n'était pas le sien. Le patron de la Fondation avait fichu le camp. Elle doutait qu'il soit mort. De toute façon, elle s'en foutait. Pour l'instant, ce répit lui suffisait. En état de choc, elle ne parvenait plus à avoir la moindre idée claire.

La jeune fille errait dans ce décor de désolation. En contrebas, les pompiers tentaient d'éteindre les incendies. Les flammes dévoraient les bâtiments. Elles projetaient des ombres qui rivalisaient avec celles, bleutées, des forces de l'ordre. Lucy espérait que les gens avaient pu fuir avant que tout ne s'effondre, mais elle imaginait que non. Elle sentit la boule qui lui oppressait le ventre grandir. Cette catastrophe, c'était la sienne. Des gens étaient morts, le vieux avait raison. Le hurlement des sirènes déchirait l'air chaud, mêlé aux éclats lointains des voix des pompiers et des policiers qui tentaient désespérément de reprendre le contrôle.

De là où elle se tenait, la jeune fille pouvait distinguer la confusion. Les gyrophares peignaient des éclats bleus et rouges. Leurs reflets ne parvenaient pas à masquer les cendres qui dansaient dans le ciel nocturne.

Lucy s'arrêta un instant afin de ressentir la pulsation même de cette nuit tragique. Il fallait qu'elle se calme. Chez elle, le trop plein d'émotion se terminait toujours avec des drames. Elle était encore bien trop loin pour entendre les voix de qui que ce soit. Tout se passait dans sa tête. Elle imaginait les flics de crier, ce qui n'était pas la même chose. Il n'y avait personne sur cette foutue montagne créée par son inconséquence, juste elle et sa culpabilité.

– Lucy ?

La jeune fille sursauta. Encore une hallucination ! Elle continua sa descente en prenant soin de ne pas se prendre les pieds dans les décombres et le sol meuble. La randonnée de nuit ne comptait pas parmi ses activités favorites.

– Lucy !

Une voix masculine l'interpella de nouveau. Elle se rapprochait. Elle débitait un charabia incompréhensible à l'exception de son prénom. La jeune sorcière cherchait une arme improvisée parmi les décombres quand l'homme lui apparut enfin.

– Yimito, c'est toi ?

Lucy se précipita vers lui, avec l'intention de lui sauter au cou. Elle se ravisa au dernier moment, d'abord car elle ne savait pas si sa blessure au ventre était bien guérie, et surtout car elle ne le connaissait pas si bien que ça. Le guerrier extra-terrien sourit et la prit dans ses bras. Lucy cessa de se poser des questions et enfonça son nez dans la soie délicate de la tunique. Un flot de larmes jaillit. Prise de longs sanglots, elle pleura sans retenue dans les bras du guerrier extra-terrien.

Elle avait déjà beaucoup chialé, ces derniers jours. Elle espérait que cela ne deviendrait pas une habitude.


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Notes de l'auteur :

Bon, je vais pas vous le cacher, on s'approche vraiment de la fin, là ! J'espère que ce chapitre vous a plu. Il n'a pas été très facile à écrire^^

Merci à tous de continuer à lire malgré les semaines, parfois, ou j'ai rien publié. Merci beaucoup.

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